Comment le baron Maurice de Hirsch a changé l’immigration juive
Dans sa biographie, Matthias B. Lehmann adopte une nouvelle approche en suivant l'homme qui avait aidé des Juifs à partir dans divers pays, de la Turquie à l'Argentine

Après les États-Unis et la Grande-Bretagne, la destination qui avait attiré la majorité des immigrants juifs entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle avait été un choix a priori contre-intuitif. En effet, cela n’avait pas été la Palestine – mais l’Argentine.
Cimentant sa fortune par le biais des chemins de fer qu’il avait fait construire pour l’Empire ottoman – avec des lignes dorénavant passées à la postérité sous le nom d’Orient Express – le baron Maurice de Hirsch s’était ensuite consacré à un projet philanthropique tout aussi ambitieux : celui de sauver les Juifs qui étaient alors victimes d’un antisémitisme acharné. A cette fin, dans les années 1880, le baron et son association, la JCA (Jewish Colonization Association), qui était alors la plus importante organisation caritative de toute la planète, avait permis à des milliers de Juifs de quitter l’Europe orientale pour l’Argentine.
Dans la pampa, les nouveaux-arrivants s’étaient fondus dans des colonies agricoles, avec pour objectif de transformer ces réfugiés en paysans. Ralenti par de nombreux obstacles – avec notamment des conflits entre les colons et la JCA – le projet n’avait pas su épouser la vision profonde du baron.
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Et pourtant, il avait eu un impact : l’immigration juive en Argentine devait continuer bien au-delà de la mort de Hirsch, en 1896, ouvrant la voie à l’établissement de l’une des communautés juives les plus significatives de toute l’Amérique latine.
Hirsch est aujourd’hui au centre d’une nouvelle biographie, « The Baron: Maurice de Hirsch and the Jewish Nineteenth Century, » qui a été écrite par Matthias B. Lehmann, professeur d’Histoire et président du département d’études juives à l’université de Californie à Irvine.
« Le baron Hirsch a, d’une certaine façon, placé l’Argentine sur la carte des immigrants juifs », explique Lehmann dont les recherches ont compris la visite de l’une des colonies, Moises-Ville – au nom évocateur – une colonie qui est aujourd’hui devenue un site du patrimoine agrémenté d’un musée et de la présence d’un ancien théâtre yiddish.

Il y a des années, alors qu’il commençait ses études supérieures, Lehmann avait fait un voyage en Argentine qui devait avoir un impact sur toute son existence en attisant sa curiosité sur le patrimoine juif de ce pays d’Amérique du sud. Après des études effectuées dans son Allemagne natale et en Espagne, il était devenu un spécialiste de l’histoire séfarade et il avait espéré pouvoir incorporer d’une manière ou d’une autre ses origines allemandes dans ses recherches.
Ce qui l’a mené au baron Hirsch. Lehman déclare, admiratif, que « c’est en lui que j’ai trouvé l’histoire inhabituelle qui m’a permis de tout combiner ».
Il a approché le projet avec une perspective transnationale digne de son sujet. L’auteur met au défi les conventions qui impliquent en général de faire la chronique de l’histoire juive à travers le prisme d’un pays spécifique. Il choisit plutôt de se focaliser sur un individu – Hirsch – alors que le baron avait voyagé d’un pays à un autre durant toute sa vie.
Nous découvrons ainsi une personnalité évoluant dans le monde des affaires et dans le milieu philanthropique des capitales européennes, partant même pour Istanbul pour y rencontrer des représentants ottomans dans le cadre de la fondation de la Compagnie des chemins de fer d’Orient. Après avoir renoncé à ses responsabilités d’entrepreneur par le biais d’un accord négocié, il s’était attardé dans la ville, posant pour une photographie en habit ottoman.
Dans leur temps libre, lui et son épouse Clara de Hirsch – née Clara Bischoffsheim, fille d’une autre famille juive européenne célèbre – organisaient des parties de chasse très courues à St. Johann, l’une de leurs propriétés d’Europe Centrale. A l’hôtel de Paris, sur la riviera française, Hirsch côtoyait par hasard l’empereur des Habsbourg et de nombreuses autres personnalités de premier plan, comme un autre magnat du chemin de fer – Cornelius Vanderbilt des États-Unis – et un autre baron issu d’une célèbre famille de philanthropes juifs, Alfred de Rothschild.
Les activités transnationales de Hirsch en matière de philanthropie – des activités principalement dirigées vers ses coreligionnaires – étaient considérables. Il était un soutien majeur de causes caritatives au sein de l’Alliance Israélite Universelle et il avait pris des initiatives bien à lui dans des endroits aussi éloignés que la Galicie du temps des Habsbourg, l’Argentine, les États-Unis et le Canada.
Et pourtant, pour s’attaquer à « la question juive » qui se posait à cette époque – comment sauver les Juifs en proie à l’antisémitisme – le baron avait recommandé les mariages mixtes et l’assimilation, suscitant la controverse. Il avait exprimé ces convictions dans un entretien fondamental qui avait été accordé à l’un des plus importants journaux des États-Unis à ce moment-là, le New York Herald, une interview qui avait été intitulée : « Les Juifs doivent disparaître : Un millionnaire hébreu [sic] dépense des sommes phénoménales pour assimiler les Juifs aux chrétiens ».
« D’une certaine manière, il représente ce paradoxe qu’il pouvait y avoir dans l’expérience juive des temps modernes », note Lehman. « Il prônait véritablement l’assimilation, comme vous pouvez le voir dans le livre. Il s’était fondu dans l’aristocratie française, il s’était complètement assimilé… en même temps, il dépensait une énergie énorme et une grande partie de son temps libre dans des causes juives, en tentant d’aider d’autres Juifs. »
Alors même que Hirsch proposait la fusion entre les populations juive et chrétienne, certains, dans la société plus largement, le rejetaient ouvertement. Il était au cœur de nombreuses théories du complot, et il avait fait l’objet d’écrits railleurs dans un périodique autrichien au moment de sa mort. Un poème impliquait feu le baron dans le suicide d’un diplomate austro-hongrois quelques années plus tôt, l’accusant également d’avoir escroqué des investisseurs dans le projet de chemin de fer ottoman.
« Il y a eu un grand nombre d’accusations antisémites lancées à l’encontre de Hirsch qui l’ont finalement placé au centre, au cœur d’un immense complot », explique Lehmann. « Les antisémites voyaient Hirsch, d’une certaine manière, comme la personnification de tout ce qui, selon eux, allait mal dans le monde de l’époque. »
L’antisémitisme viscéral qui s’était exprimé à l’encontre de Hirsch était similaire à celui qui avait pris pour cible la famille Rothschild à ce moment-là – et il ressemble à l’obsession de certains de nos contemporains à l’égard de George Soros, selon l’auteur.
« Dans les années 1880 et 1890, il était l’une des cibles favorites des antisémites », précise Lehmann. « Tout le monde savait qui il était ».
Né Moritz von Hirsch en Bavière, le futur baron devait être une incarnation du cosmopolitisme dès un très jeune âge. Il avait été éduqué à Bruxelles avant de devenir homme d’affaires à Paris et de mener des activités de philanthropie dans le monde entier.
L’auteur a pu réexaminer une importante correspondance – avec notamment des échanges de plus en plus exaspérés entre le baron et ses subordonnés au sujet de la colonisation en Argentine.
« Cela devait être quelqu’un avec lequel il était très difficile de travailler », indique Lehmann. « Il voulait tout gérer, absolument tout, qu’il s’agisse de sa compagnie de chemin de fer ou d’initiatives philanthropiques. Le nombre de documents qu’il a pu écrire est stupéfiant ».
Pour avoir un aperçu plus personnel et plus intimiste du baron, Lehmann s’est appuyé sur les lettres écrites par le fils unique du couple, Lucien de Hirsch. Lucien avait eu une vie courte mais mouvementée, et notamment une relation amoureuse piquante avec Lady Jessica Sykes, une catholique britannique malheureuse dans son mariage.

« La lecture de ces lettres est très drôle », explique Lehmann qui ajoute que s’il y a très peu de références à la judéité de Lucien, « il y a en même temps Jessie Sykes, par exemple, et d’autres qui le considèrent très clairement comme étant un Juif. » (Le fils de Jessie, Sir Mark Sykes, avait été le diplomate britannique qui avait correspondu – des échanges restés célèbres – avec son homologue Georges Picot, pendant la Première Guerre mondiale, pour réfléchir sur la division du Moyen-Orient d’après-guerre, et notamment sur la Palestine, dans le cadre des cruciaux Accords Sykes-Picot).
Autre courrier révélateur, celui qu’avait écrit Lucien à sa mère Clara et dans lequel il excluait toute perspective de mariage mixte, au moins pour lui-même : « Épouser une femme non-juive me paraît hors de question ».
Lucien avait eu une fille, Lucienne, avec une actrice croate, Irène Premelić. Le couple n’était pas marié et le baron n’avait entendu parler de sa petite-fille qu’après la mort de Lucien, en 1887, des suites d’une maladie. Lucienne avait été élevée dans le christianisme par la sœur de Clara Hirsch, Hortense, et par son beau-frère, Georges Montefiore-Levi, membre de la famille Montefiore, une autre famille de philanthropes juifs.
Concernant Lucien, « son histoire est particulièrement triste parce qu’il est mort très jeune », s’exclame Lehmann. « Cela aurait été merveilleux de voir ce qu’il serait devenu. Parce que clairement, tout jeune trentenaire, il n’avait pas encore trouvé sa place. »
L’auteur médite sur une autre hypothèse historique. En 1985, quelques mois avant sa mort, l’année suivante, le baron avait accueilli un autre défenseur de la colonisation juive – Theodore Herzl. Le fondateur du sionisme avait fait part au baron de sa proposition portant sur la création d’un État juif en Palestine et il avait obtenu une réponse ambivalente.
“Hirsch avait dit : ‘Je suis sûr que nous nous verrons à nouveau’, » dit Lehmann. « Que se serait-il passé si Hirsch avait encore vécu quelques années ? Je me demande s’ils se seraient revus au-delà de cette rencontre initiale. Personne ne peut le dire. »
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