Concerned Citizen, ou comment les immigrés juifs traitent les autres immigrés
Dans son deuxième film, le scénariste et réalisateur Idan Haguel s'intéresse au quartier délabré de Tel Aviv, Neve Shaanan, qui héberge une population très diverse
JTA – Le film satirique israélien Concerned Citizen s’ouvre sur les rituels sacro-saints de la vie des habitants privilégiés de Tel Aviv : un robot aspirateur glisse gracieusement sur le sol, les plantes luxuriantes de la maison sont arrosées, les légumes sont mixés en jus vert et en arrière-plan, on peut entendre la musique de l’opéra Norma de Bellini.
Quand soudain, l’alarme d’une voiture interrompt brutalement cette scène utopique.
De là, la situation ne fait qu’empirer pour Ben et Raz, un couple d’homosexuels israéliens progressistes (interprétés par les acteurs Shlomi Bertonov et Ariel Wolf, qui forment également un couple dans la vie réelle) vivant dans un appartement impeccable rénové dans un quartier en plein embourgeoisement du sud de Tel-Aviv. L’arbre que Ben, un architecte paysagiste, plante dans son quartier, censé contribuer à l’embellissement du quartier, dérape rapidement et provoque toute une série d’événements qui l’obligeront à faire face à ses propres préjugés refoulés et à son hypocrisie.
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Avec la tension d’un thriller, Concerned Citizen, le deuxième long-métrage du scénariste et réalisateur israélien Idan Haguel, aborde les thèmes universels des privilèges et des tensions multiculturelles dans les villes en proie à l’embourgeoisement, à travers le filtre hyper-spécifique de Neve Shaanan, un quartier du sud de Tel-Aviv où vivent de nombreux travailleurs étrangers et demandeurs d’asile, et qui abrite aussi la gare routière centrale, connue pour être vétuste (mais culturellement dynamique) de la ville.
Présenté en première mondiale l’année dernière au célèbre Festival international du film de Berlin, le long-métrage fait aujourd’hui ses débuts dans quelques salles de cinéma américaines et il sera accessible sur Amazon et Apple TV+.
L’appartement de Ben et Raz, une denrée rare dans l’une des villes les plus chères du monde, est le point central d’une grande partie du drame. Dans une des scènes, une juive française songe à acheter l’appartement sans même le visiter. Parmi les voisins, on trouve des personnes extrêmement vulnérables et des privilégiés : des immigrés érythréens dans un appartement et un écrivain qui prépare son déménagement à Berlin avec sa femme étrangère dans un autre.
Idan Haguel, en route vers New York pour la sortie du film aux Etats-Unis, et qui a perdu sa valise en route, a accepté de parler à la Jewish Telegraphic Agency depuis un café de Berlin et de répondre par téléphone aux quelques questions sur le film et sur son rapport avec lui.
Cette conversation a été éditée et abrégée.
JTA : Parlez-moi un peu de vous et comment vous êtes devenu cinéaste.
Idan Haguel : Je suis né à Rishon Lezion, une ville de banlieue, et je n’ai jamais vraiment su quoi faire de ma vie. Après l’armée, j’ai décidé d’aller à l’école de cinéma. Je voulais être scénariste, faire des comédies. J’ai découvert le cinéma, la réalisation, et petit à petit, c’est devenu une véritable passion. Une fois mes études terminées, je suis devenu journaliste parce que je ne parvenais pas à faire de film – ça a été très difficile pour moi de pénétrer dans ce monde.
Lorsque ma carrière de journaliste s’est brusquement arrêtée avec la fermeture du magazine pour lequel je travaillais, j’ai décidé que c’était maintenant ou jamais.
J’ai réalisé mon premier long métrage, intitulé Inertia. Ce film est basé sur des souvenirs d’enfance de mes grands-parents. Mes grands-parents étaient des immigrés du Liban, de Roumanie et de Thessalonique en Grèce.
Concerned Citizen aborde la question entre autres, de l’immigration. Pourquoi était-il important pour vous de vous pencher sur l’expérience des immigrés ?
J’ai été attirée par l’ironie et, certains diront, l’hypocrisie de vivre dans un pays qui, historiquement, a été façonné par le narratif du juif errant qui, immigrant par excellence, n’est accepté dans aucun autre pays, et qui, d’une certaine manière, garde encore une certaine rancune envers les pays qui n’ont pas accueilli et ont même rejeté les Juifs.
On pense bien entendu au chapitre épouvantable de l’histoire de l’Allemagne et de la Shoah, qui représente le summum de la maltraitance de « l’Autre ». Vivre dans un pays essentiellement composé d’immigrants [et le contraste avec] la façon dont nous nous comportons avec ces immigrants qui ne font pas partie de l’éthique du récit de l’immigration juive – j’ai été attiré par cette ironie, même si cela n’a pas été une démarche intellectuelle.
Je me suis davantage appuyé sur mon propre vécu dans ce quartier du sud de Tel-Aviv, et à ma confrontation aux dilemmes et aux complexités quotidiennes de la vie à Neve Shaanan en tant que citoyen de la classe moyenne. Au bout de quelques années, j’ai voulu évoquer cette expérience. Je voulais être brutalement honnête avec moi-même et à propos de moi-même. Ma vie quotidienne et celle de mes voisins et amis sont donc devenues la base de mon film de fiction.
Et le film a été tourné dans votre ancien appartement !
C’était un véritable casse-tête pour toute la production, car j’ai fait en sorte que l’histoire soit proche de moi, tout en laissant une certaine distance. J’ai utilisé mon expérience, mais j’ai créé des personnages à la fois très proches et très différents. J’ai tourné les scènes de thérapie dans la clinique de mon thérapeute. J’ai tourné les scènes de construction dans mon immeuble, dans ma rue. Tout est devenu très, très proche et c’était vraiment une expérience digne d’Alice au pays des merveilles. Vous vous regardez dans un miroir et tout se transforme, vous êtes différent, et votre regard sur vous-même et sur votre vie change.
Pouvez-vous nous parler de Neve Shaanan, le quartier du sud de Tel Aviv où se déroule le film ?
Il se trouve aux abords du centre de Tel-Aviv. C’est depuis toujours un quartier d’immigrants. Mais il a changé au fil des ans, c’est devenu un quartier de travailleurs immigrés. Dans les années 90, les immigrés roumains y habitaient, ensuite c’était les immigrants chinois venus travailler en Israël. Ces 15 dernières années, il y a eu des immigrés d’Afrique, qui se sont ajoutés aux personnes plus âgées qui vivaient là depuis des années et aux nouveaux arrivants qui ont contribué à l’embourgeoisement du quartier, à savoir les artistes, les homosexuels et les personnes plus stables sur le plan économique.
Aujourd’hui, le quartier est composé de travailleurs du sexe, d’immigrés, de junkies, de dealers et d’homosexuels. C’est un mélange, mais les prix ont baissé et les gens qui n’avaient pas assez d’argent pour acheter une propriété dans le centre-ville se sont mis à acheter dans le quartier.
Une tension est perceptible dans le quartier entre ceux qui veulent vivre une vie plus embourgeoisée et ceux qui n’ont aucun droit, qui sont immigrés et qui peuvent être mis à la porte par le gouvernement du jour au lendemain. Ils viennent du monde entier. Mais le quartier est devenu un paradis pour les investisseurs et il est en train de s’embourgeoiser et de changer.
C’est donc un cadre très intéressant pour vivre et pour faire un film. C’est un quartier très dense. C’est l’un des quartiers les moins homogènes et les plus diversifiés d’Israël. Israël s’enorgueillit de la diversité du peuple juif qui vient des pays arabes et d’Europe. Mais tout le monde est juif, ils partagent une mentalité commune et sont tous citoyens d’Israël.
Neve Shaanan est plus diversifié : on y trouve des personnes originaires d’Inde, de Chine, d’Érythrée, du Soudan et de Côte d’Ivoire. Je pense que la société israélienne est en train de rater une occasion, car au lieu d’accepter ces personnes légalement et de les intégrer dans notre société, elle se retient et se bat contre elles.
Quelle ironie de voir quel type de gouvernement Israël veut avoir. C’est ahurissant. C’est comme si nous n’avions rien appris ni de l’Histoire, ni de notre propre histoire. C’est comme si les gens ne voulaient pas connecter les points. Ils veulent juste se limiter à l’histoire cruelle qu’ils ont vécue en tant que peuple juif et se convaincre que ce qu’il leur est arrivé est quelque chose de personnel, et que, en conséquence ils ne peuvent en aucun cas être les bourreaux de l’histoire.
Vous avez dit que ce film portait essentiellement sur la question de savoir qui est la victime et qui est le bourreau.
Lorsque vous êtes éduqués, vous et vos enfants, sur le narratif de la victime et de la perpétuation des traumatismes historiques, il est très difficile d’être capable de remarquer les traumatismes chez les autres, surtout si c’est vous la cause de traumatismes chez ces autres. Vu que vous êtes la victime éternelle d’un traumatisme et que vous devez sans cesse gérer votre propre traumatisme, vous restez la victime et le centre du monde, mais vous n’êtes pas le centre du monde. À mon avis, il faut que ça change. Mais tout le monde se fiche de ce que je pense ! Parfois, même moi, je me fiche de ce que je pense.
Comment s’est déroulé le casting ?
Le casting s’est fait par des rencontres et des pièces de théâtre. [J’ai fait appel à la compagnie théâtrale Holot pour faire jouer la communauté érythréenne en Israël. Le casting s’est fait principalement en rencontrant des acteurs du groupe, en discutant avec eux. Ils voulaient participer au film et cela a été une grande chance pour moi. Le groupe était installé à Holot, à l’extérieur d’une prison ouverte d’incarcération temporaire pour les immigrants qui n’ont pas de permis de séjour en Israël. Ils ont été placés dans une prison ouverte dans le désert du Néguev.
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Il y a une scène intéressante entre la femme juive française (jouée par Flora Bloch) qui essaie de s’installer en Israël et Ben. J’ai trouvé cette scène très révélatrice sur la façon dont le judaïsme est exprimé lorsque les Juifs sont une minorité dans le pays par rapport à lorsqu’ils sont majoritaires dans le pays. La Française est préoccupée par l’antisémitisme en France et veut partir en Israël, tandis que Ben est torturé par les complexités de la vie en tant que juif israélien privilégié. Pourriez-vous nous parler de cette scène et de sa signification pour vous ?
L’une de mes grandes fiertés dans ce film est le fait qu’il aborde des sujets qui ne sont pas faciles à traiter. Je pense que nous avons réussi à créer un équilibre entre la comédie et le drame chose dont je suis très fier. Cela permet au film d’être explicite. Il peut révéler ses thèmes profonds et vous faire réfléchir, tout en restant divertissant. Je le répète, il s’agit d’ironie. Il s’agit d’hypocrisie. De la nature humaine. Comprendre son point de vue et être incapable d’adopter le point de vue d’une autre personne. C’est la nature humaine, et je trouve cela fascinant.
Cela m’arrive souvent de me mettre à ma place et d’identifier mon propre récit, mais j’ai du mal à percevoir le point de vue d’une personne qui vit la même chose que moi, mais dans une langue différente et dans un contexte différent. Mais la ressemblance est là et c’est une véritable ironie. Et la scène évoque cette idée.
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