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De vieux amants juifs d’un camp de réfugiés se « retrouvent » 69 ans plus tard

Ira Segalewitz a trouvé par hasard un article portant le nom de son amour de jeunesse Ruth Brandspiegel. Retour sur ces fabuleuses retrouvailles

À gauche : Israel "Srulik" Segalovitch, désormais Ira Segalewitz et Regina Puter, aujourd'hui Brandspiegel, lors de leurs retrouvailles virtuelles. Des photos d'eux à l'adolescence en bas. (Crédit : Zoom/ Collection d'Ira Segalewitz). En huat à droite : un mouchir appartenant à Ruth qu'Ira a gardé avec son livre de souvenirs de l'école du camp (Crédit : Scott Segalewitz). En bas à droite : Purim dans le camp d'Hallein en 1950. Ira est le 3e depuis la gauche, Ruth se trouve au centre. (Collection d'Ira Segalewitz)
À gauche : Israel "Srulik" Segalovitch, désormais Ira Segalewitz et Regina Puter, aujourd'hui Brandspiegel, lors de leurs retrouvailles virtuelles. Des photos d'eux à l'adolescence en bas. (Crédit : Zoom/ Collection d'Ira Segalewitz). En huat à droite : un mouchir appartenant à Ruth qu'Ira a gardé avec son livre de souvenirs de l'école du camp (Crédit : Scott Segalewitz). En bas à droite : Purim dans le camp d'Hallein en 1950. Ira est le 3e depuis la gauche, Ruth se trouve au centre. (Collection d'Ira Segalewitz)

DAYTON, Ohio (Dayton Jewish Observer) – « Ruth, je vais t’appeler Regina », a déclaré Ira Segalewitz depuis sa maison de Dayton, Ohio, dans la banlieue de Kettering, lorsqu’il a vu son amour de jeunesse pour la première fois en 69 ans via Zoom le 8 novembre dernier.

« Appelle-moi comme tu veux, appelle-moi tout simplement ! », s’est écriée Ruth Brandspiegel de son appartement à Philadelphie.

Les deux octogénaires, entourés de leurs enfants et petits-enfants lors de ce rendez-vous Zoom, ressemblaient davantage aux adolescents qu’ils étaient lors de leur dernière rencontre en 1951 dans leur camp de réfugiés juifs à Hallein, en Autriche.

« J’ai longtemps pensé à toi », lui dit Ira.

« Vraiment ? », demanda Ruth avec un rire de jeune fille.

« J’avais le béguin pour toi », continua Ira.

« Au moins quelqu’un a eu le béguin pour moi », répondit Ruth.

Des membres des familles Segalewitz et Brandspiegel assistent aux retrouvailles virtuelles d’Ira Segalewitz (en haut à gauche, avec sa partenaire Eva Clair) et Ruth Brandspiegel (en haut, 2e en partant de la droite) 69 ans après, le 8 novembre 2020. (Capture écran / Steve Segalewitz)

Pendant près de 90 minutes, ils se sont souvenus et ont partagé des photos qu’ils ont gardées de leur séjour passé dans le camp de réfugiés, qu’ils ont décrit comme le paradis par rapport aux horreurs qu’eux et leurs familles avaient endurées à cause des nazis et des Russes.

Leurs enfants et petits-enfants entendaient certaines de ces histoires pour la première fois.

« Pour moi, ce qui est si étonnant, ce sont toutes les photos que vous avez apportées avec vous d’Europe à un si mauvais moment de notre histoire », a déclaré Flora Klein, la fille aînée de Ruth. « Et c’est ce que vous avez tous apporté. Ça me paraît tout simplement incroyable ».

« Pour nous, » dit Ira, « c’est un trésor. C’est ce que nous avons emporté avec nous. Les souvenirs. Nous n’avions pas grand-chose d’autre à porter, mais nous avons porté ça. »

Ira ne se rappelait pas qui avait pris les photos dans le camp de Hallein. « Nous n’avions pas d’appareils photo. Ça devait être quelqu’un qui dirigeait l’école ou un enseignant », a-t-il dit.

« Eh bien, il ne pouvait pas jeter ma photo », a dit Ruth à propos d’Ira.

Israel « Sasha » Eisenberg, à gauche, et Ruth Brandspiegel, survivants de la Shoah, le 3 octobre 2020 à East Brunswick, dans le New Jersey, réunis pour la première fois en plus de 70 ans, depuis que leurs familles ont quitté le camp de personnes déplacées de Hallein en Autriche. (Larry Brandspiegel via AP)

Les retrouvailles de Ruth et Ira ont eu lieu après une visioconférence à laquelle Ruth avait assisté plus tôt cet automne avec un autre ami du camp, Israel « Sasha » Eisenberg, aujourd’hui âgé de 79 ans.

Il s’agissait d’un office du Nouvel An juif que Ruth a suivi de chez elle et qui était organisé depuis la synagogue où son fils, le chantre Larry Brandspiegel, est employé – le Centre Juif d’East Brunswick dans le New Jersey – et qu’Israel Eisenberg et sa femme fréquentent.

Ruth a entendu le nom d’Eisenberg crié pendant le service, mais avec son surnom, Sasha. Elle se souvient du nom de Sasha Eisenberg qui lui avait été donné sept décennies auparavant. Cela l’avait interloquée.

Le journal Jewish Exponent de Philadelphie a écrit un article sur ces retrouvailles, suivi par l’Associated Press.

Ira a lu par hasard l’article du Jewish Exponent sur Internet. L’article mentionnait le nom d’enfance de Ruth, Regina Puter.

« Finalement, je suis arrivé à la troisième page et il y avait ta photo », a raconté Ira à Ruth.

« Et tu m’as reconnue ? », demanda Ruth. « Je t’ai reconnue tout de suite », a-t-il rétorqué. Je suis sorti et Eva (la partenaire d’Ira) m’a dit : « Pourquoi es-tu si excité ? ». J’ai répondu : « C’est ma première petite amie ! ».

Comme la communauté de Larry n’est qu’à 20 minutes du domicile du plus jeune fils d’Ira, Steve, Ira a demandé à celui-ci de contacter Larry.

« Ma mère en est magnifiquement comblée », a confié Larry à The Observer. « J’ai des nouvelles de gens dans tout le pays. Et cette tournure des événements est encore plus excitante. »

Les familles Eisenberg et Brandspiegel autour de la pierre tombale d’Abraham Eisenberg au camp de personnes déplacées de Hallein en Autriche, en juin 1948. (Autorisation de Ruth Brandspiegel via AP)

Larry a reçu des appels de personnes qui pensent avoir des liens avec sa mère.

« Je ne rappelle qu’après avoir appelé ma mère pour savoir si elle le reconnaît. Alors quand Steven m’a appelé, j’ai appelé ma mère : ‘Tu connais Segalewitz ?’ Et elle m’a dit : ‘Je ne sais pas. J’avais un petit ami qui s’appelait Segalovitch' ».

Ira, dont le prénom était Israel, était aussi surnommé Srulik quand il était petit.

Steve et Larry ont reconstitué le puzzle avec Ruth et Ira. Larry a appelé Ruth pour lui dire : « Maman, ton petit ami est toujours en vie. »

« Dès que j’ai dit ça », a relaté Larry, « elle a répondu : ‘Mon cœur bat à nouveau très fort, je tremble à nouveau. Oh mon Dieu, je n’arrive pas à y croire, ça ne peut pas arriver. Pas encore’, continuait-elle à dire encore et encore. On pouvait deviner son large sourire au téléphone ».

Le fils aîné d’Ira, Scott Segalewitz, qui vit non loin, a rapporté à The Observer qu’après que son père a discuté avec Ruth au téléphone le 3 novembre, « l’enthousiasme dans sa voix l’a fait ressembler à un adolescent ».

Ira et Ruth partagent des histoires similaires. Tous deux sont nés en Pologne en 1936 : lui à Sarny, elle à Ciechanów.

La région où vivait Ira a été occupée par les Russes au début de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les nazis ont commencé leur offensive sur la Russie en 1941, le père d’Ira l’a mis avec sa femme dans un train en direction de l’Est. Ira n’a jamais revu son père et pense qu’il a été tué à la bataille de Stalingrad. Ira et sa mère se sont retrouvés dans les montagnes de l’Oural, où elle travaillait dans un camp de travail russe.

Sortie scolaire des enfants du camp d’Hallein dans une mine de sel, en 1951. Ira et Ruth figurent sur la photo, séparés par leur professeur. (Collection d’Ira Segalewitz)

Sa mère était payée avec des restes de nourriture. Dans une interview accordée à The Observer, il s’est souvenu que sa mère revenait du travail avec les cils gelés. Un morceau de fromage ou un rat, c’était un festin.

Ma mère n’arrêtait pas de dire dans les montagnes de l’Oural : « C’est une bonne chose que tu sois mon seul enfant, parce que si j’en avais eu deux, nous serions probablement tous morts », a raconté Ira lors des retrouvailles virtuelles.

Après la guerre, ils ont quitté l’Oural et sont retournés à Sarny après quatre mois de marche et de tentatives destinées à attraper des chevaux.

« Nous sommes finalement arrivés à Sarny, qui avait été totalement démolie. La maison que nous avions n’existait plus. Tout n’était plus que ruines ».

De là, Ira et sa mère ont traversé quatre frontières en marchant vers l’Autriche. Ils sont arrivés six mois plus tard, en 1946. Dans le camp de réfugiés, la mère d’Ira s’est remariée avec un homme qui avait combattu aux côtés des partisans russes ; il avait perdu sa femme et ses deux enfants.

Israel « Srulik » Segalovitch, aujourd’hui Ira Segalewitz, lorsqu’il était enfant dans le camp de réfugiés d’Hallein. (Collection d’Ira Segalewitz)

La famille de Ruth a fui lorsque les nazis sont arrivés dans leur ville natale en 1939. Elle avait deux ans et demi à l’époque.

« Mon oncle avait un gros camion », raconte-t-elle. « Il est venu voir ma mère et lui a dit : ‘Prends l’enfant et prends ce dont tu as besoin et ce que tu veux et monte dans le camion parce que les Allemands sont juste derrière nous' ».

Pendant la journée, se remémore Ruth, ils se cachaient dans les forêts. La nuit, l’oncle conduisait en direction de l’Ukraine.

« Là-bas, nous ne sommes pas restés trop longtemps, et ils nous ont envoyés en Sibérie », a témoigné Ruth. « Ils ont envoyé mes parents creuser des fosses et je restais seule à la maison, à peine âgée de 3 ans. »

Après la guerre, la famille de Ruth est aussi retournée en Pologne au début.

« Mon père a trouvé un travail, et chaque nuit nous regardions par la fenêtre pour voir s’il rentrait à la maison parce que beaucoup de gens ont été abattus », a dit Ruth. « L’antisémitisme était mauvais à cette époque. Peu à peu, le Joint [American Jewish Joint Distribution Committee] a fait sortir tous ces gens, et ils nous ont emmenés dans des endroits où se trouvait l’autre zone ».

Les Puter sont également arrivés au camp de Hallein en 1946.

Lors de la réunion Zoom, Ruth et Ira ont partagé des photos de leurs années passées ensemble à Hallein.

« C’était Pourim », dit Ira à propos d’une photo marquée 1950, avec des flèches pointant vers eux. « Tu étais Esther, et j’étais le roi, Assuérus. »

« Quand nous sommes arrivés au camp, à Hallein, c’était déjà une bonne vie par rapport à ce que nous avions vécu avant », décrit Ruth. « Nous ne connaissions pas mieux et nous étions heureux. »

Ira était d’accord.

« C’était une guérison, et les gens là-bas ont vraiment essayé de nous guérir », a-t-il commenté. « Ils ont essayé de faire tout ce qu’ils pouvaient. Nous étions tous à l’école. À l’origine, Hallein devait être un camp pour Israël, donc à cause de cela, la langue que nous avons apprise était l’hébreu bien sûr, et nous parlions principalement l’hébreu et le yiddish, et les parents, s’ils n’avaient pas de profession, devaient apprendre un métier ».

« Comme ma mère, elle est allée à l’ORT [Organisation pour les métiers de l’artisanat] et a appris à être couturière. Les gens guérissaient. Beaucoup de bébés sont nés dans les camps. Beaucoup de gens ont fait beaucoup de choses pour revenir à la vie, » a témoigné Ira.

Regina Puter, aujourd’hui Ruth Brandspiegel, lorsqu’elle était adolescente au camp de personnes déplacées d’Hallein. (Autorisation : Ira Segalewitz)

En plus des photos, Ira a partagé un souvenir qu’il a conservé dans son livre de souvenirs du camp pendant toutes ces années : un mouchoir portant l’initiale R.

« Tu l’as brodé », a rappelé Ira à Ruth.

« J’ai dû le lui donner », a dit Ruth en riant.

« Tu as dû le faire », a rétorqué Ira, « ou je l’ai volé ! Nous étions assez proches pour cette époque : nous courions partout, nous faisions toutes sortes de choses ensemble ».

« Qu’avons-nous fait ? » demanda-t-elle en souriant.

« Eh bien, on a beaucoup couru », dit Ira. « En fait, je me souviens avoir grimpé dans le grenier de la caserne, et vous, les filles, vous vous cachiez dans le fond. Et nous, on se cachait dans le grenier. Nous allions au cinéma chaque fois que l’armée nous fournissait des films. »

Ira nous a dit qu’il avait pu découvrir où Ruth était assise au cinéma dans la caserne grâce à son odeur.

Cette année, après les fêtes du Nouvel An, Ruth a retrouvé Israel « Sasha » Eisenberg, qu’elle connaissait également du camp de réfugiés de Hallein.

« Ils vivaient dans la même caserne », a indiqué Ruth à propos de la famille d’Eisenberg. « De plus, leurs parents étaient de notre ville natale. Et quand le père de Sasha est mort dans un accident de voiture [quand ils vivaient au camp], mon père a pris la relève de Sasha, et l’a emmené à [la synagogue] pour dire le Kaddish [la prière du deuil] ».

Ira a fait sa bar mitzvah à la synagogue du camp, qu’il a décrite comme un shtibel, ou une petite salle de prière.

« C’était assez orthodoxe », a-t-il rappelé à The Observer. « La plupart des enfants [dans le camp] n’étaient pas religieux et pas orthodoxes de toute façon. Et les filles ne pouvaient pas y assister. Ce dont je me souviens le plus, c’est que ma mère a rassemblé de l’argent et m’a acheté mon cadeau, un sac de 250 timbres oblitérés. J’ai été ravi. C’est alors que j’ai commencé à en collectionner. Et j’ai toujours ces timbres ».

Les familles d’Ira et de Ruth se sont retrouvées dans le champ de Hallein après la guerre parce que la Société d’aide aux immigrants juifs (HIAS) a d’abord eu du mal à localiser leurs familles aux États-Unis. Les émigrés ne pouvaient entrer aux États-Unis qu’avec un parrain.

Une photo de Pourim conservée par Ira Segalewitz dans le camp de réfugiés de Hallein, en 1950. Il était déguisé en roi Ahashverus (3e à partir de la gauche), et Regina Puter incarnait la reine Esther (au centre). (Collection d’Ira Segalewitz)

« Les camps étaient établis en fonction de la destination », a expliqué Ira à The Observer. « Le seul endroit qui nous a accepté sans hésiter parce que nous étions juifs, c’était Israël. L’HIAS a retrouvé les deux sœurs de ma mère. Ma mère a toujours su qu’elle avait deux sœurs aux États-Unis. Mais elle ne savait pas où elles étaient, elle n’avait pas d’adresse. Dès qu’elles nous ont trouvées, elles nous ont envoyé un visa peu après ».

« Et nous pensions que nous allions aux États-Unis la semaine suivante ou le mois suivant. Nous n’avons pas réalisé qu’il y avait une file d’attente, que les États-Unis n’admettaient pas trop de gens. Et donc, nous avons attendu cinq ans », a-t-il confié.

Ira, sa mère et son beau-père sont arrivés à New York, où vivaient ses tantes, en 1951. Là, son nom a pris une saveur plus « américaine », d’abord Ike, puis Izzy, jusqu’à ce qu’il opte finalement pour Ira.

Quand je suis arrivé ici, ma famille m’a dit : « Tu ne peux pas t’appeler Srulik, tu ne peux pas t’appeler Israel », s’est-il souvenu.

La famille de Ruth est arrivée à Philadelphie en 1952, où les sœurs de sa mère et sa grand-mère maternelle avaient immigré entre 1929 et 1930.

Elle a dit que son oncle avait changé son nom en Ruth lorsqu’il l’a inscrite au collège de filles.

« Je voulais garder Regina », a-t-elle dit.

Ruth a travaillé comme comptable, a épousé Shloma « Sol » Brandspiegel en 1957 – un survivant de la Shoah qui vivait dans le quartier – et ils ont élevé leurs trois enfants dans le nord-est de Philadelphie tout en travaillant dans les commerces de détail qu’ils possédaient. Son mari est mort il y a deux ans.

Après le lycée, Ira est entré dans l’armée et a servi en Corée. Il a épousé Zelda – dont les parents avaient émigré de Pologne dans les années 1920 – qui travaillait dans l’électronique et les communications, et avec sa femme, ils ont eu quatre garçons. Il a fait carrière chez ITT, en tant que directeur des services de formation professionnelle.

Ira et Zelda ont déménagé à Dayton en 2000. Zelda est décédé en 2010 après 51 ans de mariage.

« Je n’arrive pas à croire que je te parle », a déclaré Ruth à Ira lors de leur entrevue sur Zoom. « J’espère qu’après ce virus, tu pourras venir nous voir. »

« Ou peut-être que tu feras un tour là-bas, maman », a proposé Larry.

« Ma future belle-fille est de Columbus, dans l’Ohio », a ajouté la fille cadette de Ruth, Debbie Marks.

« J’ai les larmes aux yeux depuis que nous avons commencé », a confié Ira.

« Quand il m’a appelé, j’ai failli m’évanouir », a relaté Ruth.

Ira a dit à Ruth que lorsqu’il viendrait la voir, il lui apporterait son mouchoir.

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