Depuis la mort de son rabbin, une guerre de succession fait rage à la yeshiva Ponevezh
Le désaccord est tel qu'il a retardé les obsèques du grand rabbin. Vis-à-vis du service militaire, tous se demandent "comment" y échapper

Le bras de fer inapproprié en toile de fond des obsèques d’un grand spécialiste du Talmud, volontiers provocateur à ses heures, a relancé une lutte de pouvoir fort ancienne au sein de la yeshiva de Ponevezh, fréquentée par de jeunes hommes de l’élite intellectuelle de la communauté haredi.
Polémique et clivant de son vivant, le grand rabbin de Ponevezh, le rabbin Asher Deutsch, ne l’est pas moins mort.
Le 16 décembre, alors que sa dépouille gisait à son domicile, au 5 de la rue Rabbi Wasserman, à Bnei Brak, tout près de la yeshiva de Ponevezh – équivalent haredi d’une grande Ecole ou d’une prestigieuse université, où Deutsch enseignait depuis 1988 -, deux groupes s’opposaient pour savoir où l’inhumer.
Les contempteurs de Deutsch, fidèles au rabbin Eliezer Kahaneman – petit-fils du fondateur de Ponevezh, âgé de 77 ans et titulaire des droits de propriété d’une grande partie du patrimoine de Ponevezh, à commencer par son cimetière – ne voulaient pas que l’inhumation y ait lieu, a fortiori pas dans le carré le plus prisé.
Les partisans de Deutsch, avec à leur tête le rabbin Shmuel Markovitz, 77 ans, époux de la sœur de Kahaneman, souhaitaient eux que le corps de Deutsch repose dans la partie du cimetière de Ponevezh réservée aux rabbins émérites de la yeshiva.
Un ex-juge, laïc, a été appelé pour servir de médiateur.
C’est David Cheshin, juge à la retraite du tribunal de district de Jérusalem, né dans une influente famille haredi et qui parle yiddish mais a abandonné la pratique religieuse à l’issue de son service militaire, qui sert depuis trois ans de médiateur dans les nombreux conflits entre les deux beaux-frères.

La récitation des Psaumes par des dizaines de milliers d’étudiants, disciples et admirateurs de Deutsch, relayée par une puissante sono, n’en finissant pas, Cheshin a convoqué une réunion Zoom impromptue pour réunir la famille Deutsch, Kahaneman et Markovitz afin de trouver une issue au conflit et de permettre à Deutsch d’être inhumé dans la dignité.
La hache de guerre est loin d’être enterrée
Après plus de deux heures de discussions, Cheshin est parvenu à ce que les parties acceptent que Deutsch soit inhumé dans le cimetière de Ponevezh, mais pas dans la section très convoitée du « Têt », dans celle, voisine, du « Yud ».
Depuis la décision de Tchechin et l’enterrement de Deutsch, les parties demeurent divisées sur la question de savoir si Deutsch a ou non été inhumé conformément à la décision arbitrale rendue par Tchechin.
Dans une déclaration sous serment du 25 décembre dernier, les pro-Kahaneman ont déclaré que les pro-Deutsch l’avaient inhumé dans la partie du Têt, en violation flagrante des termes de l’accord.

Les pro-Markovitz ont répondu, eux aussi sous la forme d’une déclaration sous serment, le 2 janvier de cette année, que Kahaneman avait, lui, tenté de revenir sur l’accord mais que Deutsch avait été inhumé comme le prévoyait la décision de Cheshin.
Ces querelles n’ont cessé de gagner en intensité lors de la shiva, c’est-à-dire les sept jours de deuil rituel qui ont suivi l’enterrement de Deutsch.
Selon la déposition de Kahaneman, des étudiants de la yeshiva pro-Markovitz ont lancé des lutrins en métal sur Kahaneman, son fils Yosef et ses soutiens et utilisé une lance à incendie pour perturber une leçon de Torah, ajoutant que ces rabbins et étudiants devraient se faire soigner.
Les deux camps s’accusent mutuellement d’avoir sorti des gaz poivre ou lacrymogènes lors des altercations.
Un proche de Markovitz, qui souhaite rester anonyme, accuse Yosef Kahaneman de provocation : il aurait en effet annoncé que Deutsch serait bientôt exhumé de cette tombe « indue ». Ce proche condamne des violences, qui, selon lui, portent préjudice à Markovitz, et assure que les responsables, une fois identifiés, seront expulsés de Ponevezh.
Un ancien étudiant de Ponevezh proche de Kahaneman, au fait des derniers événements et qui souhaite lui aussi garder l’anonymat, assure que Yosef Kahaneman n’a jamais menacé d’exhumer Deutsch.

Frères désarmés
Ce dernier avatar en date de la longue et ignominieuse lutte pour le pouvoir à Ponevezh se déroule dans le cadre de la polémique autour des exemptions de service militaire au profit des 66 000 hommes de yeshiva en âge de servir – dont près de 4 000 à Ponevezh –, à un moment où l’armée israélienne, à court de personnel, mène une guerre sur plusieurs fronts, de surcroît la plus longue de toute l’histoire d’Israël.
A Ponevezh, les deux parties au conflit sont conscientes que cette affaire ne peut que nuire à leur image : elles sont particulièrement préoccupées par l’impact négatif sur la collecte de fonds, principales ressources de la yeshiva.
Mais les porte-parole des deux camps, convaincus de la justesse de leur cause et loin de parler de contrition, réfléchissent à la meilleure manière de présenter les choses pour que la partie la plus digne – forcément la leur – bénéficie d’une couverture médiatique équitable.

« La mort du rabbin Deutsch et l’attention portée sur cette regrettable lutte n’auraient pas pu plus mal tomber », admet le porte-parole des pro-Kahaneman. « Mais quel choix avait le rabbin Kahaneman ? Aurait-il dû céder et laisser le rabbin Deutsch être enterré à côté du rabbin de Ponevezh [Yosef Shlomo Kahaneman] ou à côté du rabbin David Povarsky, à la place réservée à son fils, le doyen actuel, le rabbin Baruch Dov Povarsky ? »
« Ça ne se serait pas arrêté là. Cela fait 30 ans que cela dure. Ils [le camp de Markovitz] posent problème et cherchent le conflit – les conflits et la violence. Nous ne pouvons pas leur céder à chaque fois », ajoute-t-il. « Le rabbin Kahaneman a voulu les empêcher de créer un précédent dans ce cimetière afin que la lutte ne s’enkyste pas là-bas aussi. »
Le porte-parole de Markovitz indique, pour sa part, que son camp se bat pour l’intégrité de la yeshiva.
« Nous nous battons pour protéger la yeshiva de Ponevezh et faire en sorte qu’elle reste telle que l’avait voulue son fondateur [le rabbin Yosef Shlomo Kahaneman] », explique le porte-parole de Markovitz. Le rabbin Markovitz était un fidèle des anciens dirigeants de Ponevezh – les rabbins Elazar Shach, et Shmuel Rozovsky – et de ses conseillers spirituels. Il se veut le tenant de leur héritage et pense être le plus à même de diriger Ponevezh.

Une paix séparée ?
C’est désormais une trêve tendue qui règne sur « Yeshiva Hill », nom donné au complexe de bureaux, salles de classe et dortoirs dans lequel 2 500 jeunes hommes célibataires âgés de 18 ans et plus et 1 500 hommes mariés passent jusqu’à 18 heures par jour à apprendre le Talmud.
Lors d’une récente visite à Ponevezh, le Times of Israel a vu des centaines de jeunes hommes débattre avec enthousiasme des subtilités d’arguments rabbiniques anciens et de la myriade de commentaires dans la salle d’étude principale de Ponevezh, décorée d’une très grande et très ancienne arche dorée sur laquelle est inscrit le verset du livre d’Esdras « Exalter la maison de Dieu ».

Cette pièce est divisée en deux par une frontière imaginaire. Les pro-Markvotiz, connus dans le monde haredi sous le nom de « mechablim », ou terroristes, sont assis à gauche de l’arche, et les pro-Kahaneman, appelés « sonim », ou haineux, sont assis à droite.
Mechablim et sonim ont également des dortoirs séparés.
Au quotidien, il y a peu voire pas d’interaction entre les m’chablim et les sonim. Ponevezh s’est effectivement scindé en deux instituts d’apprentissage distincts sous le même toit.
Mechablim et sonim expliquent avoir, dès le plus jeune âge, été incités à prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Au fil de ce conflit qui dure depuis plus de deux générations, les belligérants ont mis en place des écoles primaires séparées, ainsi que des yeshivot pour ceux qui ne peuvent entrer à Ponevezh. Il existe également des établissements d’enseignement séparés pour les femmes, et ce, dans chaque camp.
Aujourd’hui, expliquent les étudiants, qui souhaitent rester anonymes, il y a peu ou pas de mariages entre les deux camps de façon à éviter des conflits familiaux inutiles – à l’exception des « célibataires de 30 ans qui veulent désespérément se marier ».
Interrogés sur leurs différences idéologiques, des sonim estiment avoir une attitude plus tolérante envers la société israélienne laïque, les mechablim étant selon eux plus extrémistes.

« Ils ne se présentent même pas au bureau d’intégration de Tsahal pour demander un report, alors que nous, nous le faisons », déclare l’un des étudiants. « Ils participent à des manifestations contre la conscription, pas nous, et lorsque des touristes laïques visitent Ponevezh, les mechablim leur crient ‘shiksa’ [un terme péjoratif pour une femme non juive]. Ils sont plus agressifs, mais à part quelques gars en marge, ils ne sont pas violents. »
Les membres des mechablim se disent fiers de ne pas avoir de représentation politique à la Knesset et expliquent ne pas avoir voté lors des récentes élections.
Aux yeux des mechablim, Degel HaTorah, parti qui siège à la Knesset et qui représente l’ultra-orthodoxie lituanienne non hassidique, ne défend pas suffisamment le droit des étudiants des yeshivot à être exemptés du service militaire.
« Les représentants de Degel à la Knesset subissent trop de pression pour faire des compromis, ils ne se battent pas vraiment pour le statu quo et faire que les Haredim soient exemptés du service militaire, donc il vaut mieux ne pas y être », explique un membre des m’chablim.

Deutsch était une personnalité rare, à la fois érudit et enseignant, fin connaisseur du vaste corpus du Talmud et leader politique charismatique avec une autorité morale capable de mobiliser des dizaines de milliers de personnes.
En tant qu’enseignant à Ponevezh, Deutsch donnait des leçons talmudiques complexes aux meilleurs étudiants, au cours desquelles il perdait la notion du temps et se faisait souvent rappeler à la réalité par les étudiants.
Deutsch était également un leader politique pragmatique, cofondateur avec le défunt rabbin Shmuel Auerbach du parti politique Bnei Torah, également connu sous le nom de Faction de Jérusalem, qui a divisé la communauté orthodoxe non hassidique et s’est présenté à un certain nombre d’élections municipales.
Bnei Torah continue de mener une bataille sans compromis contre la conscription des hommes haredi, y compris ceux qui n’étudient pas dans les yeshivot. Bnei Torah a également un quotidien appelé Hapeles – qui fait la promotion des priorités politiques du parti – à savoir, ne pas servir le pays.
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