Des auteurs juifs disent avoir été écartés du monde littéraire anglophone post-7 octobre
Alors que la guerre à Gaza continue, les auteurs expliquent que lorsqu'ils ne doivent pas faire face à une franche hostilité en raison de leur identité juive, ils sont marginalisés, les éditeurs estimant que leurs voix ne séduisent plus le public
NEW YORK — Erika Dreifus a passé la plus grande partie des deux dernières décennies à partager des ressources avec les autres auteurs juifs comme elle – et elle ne s’imaginait certainement pas, avant le massacre du 7 octobre, qu’elle serait amenée à offrir sur son site internet une liste de publications à laquelle elle a donné un nom surprenant : « Auteurs, faites attention ».
Cette liste, qui comprend des magazines, des sites internet et autres supports littéraires, « sont des sites qui diffament l’État juif ou les auteurs Juifs » depuis le massacre qui a été commis par le Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre, explique Dreifus. Ce jour-là, dans le sud d’Israël, les hommes armés du groupe terroriste avaient assassiné près de 1 200 personnes et kidnappé 253 personnes qui avaient été prises en otage dans la bande de Gaza.
« Même avant qu’Israël n’entre dans Gaza, les sites et les magazines littéraires avaient commencé à émettre des communiqués si extrêmes, si fanatiques et qui exprimaient un tel antisémitisme », s’exclame Dreifus.
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Et alors que la guerre est entrée dans son septième mois, la situation semble encore avoir empiré.
Le 5 avril, Jina Moore, la rédactrice en chef du prestigieux magazine littéraire Guernica, a annoncé sa démission dans un post paru sur un blog, un mois après avoir été placée dans l’obligation de retirer un essai personnel qui avait été écrit par l’écrivaine israélo-britannique Joanna Chen – un essai auquel elle avait donné son feu vert. Elle avait expliqué être en désaccord avec l’autre directeur de la publication qui avait pris, pour sa part, la décision de le supprimer.
Chen, une autrice à la sensibilité libérale, une traductrice qui, dans le passé, amenait en voiture des enfants palestiniens depuis la Cisjordanie pour qu’ils soient pris en charge dans des hôpitaux israéliens, avait utilisé son essai pour décrire son combat intérieur autour de l’idée de la coexistence, à un moment où les populations étaient déchirées par la guerre.
Toutefois, la publication de ce texte avait entraîné des démissions en masse parmi le personnel du magazine, et le directeur de la publication Madhuri Sastry avait qualifié l’essai « d’apologie inquiète du sionisme et du génocide actuellement en cours à Gaza ». Membre du groupe anti-israélien Writers Against the War on Gaza, Sastry a appelé au boycott culturel de toutes les institutions israéliennes.
« Cet incident a montré que la communauté littéraire n’est pas un espace sûr pour les auteurs juifs ou israéliens », déplore Dreifus.
« La communauté littéraire n’est pas un espace sûr pour les auteurs juifs ou israéliens. »
Par ailleurs, plus d’une dizaine d’auteurs, éditeurs, directeurs de la publication ou agents littéraires juifs et sionistes confient au Times of Israel qu’ils ont été écartés, désinvités des événements littéraires ou harcelés. Et alors que ces faits peuvent ne pas contrevenir au Premier amendement, ils font figure de test des principes de la liberté d’expression – et ils révèlent une intolérance croissante à la différence des points de vue.
« Nous assistons à des incidents toujours plus nombreux où des auteurs sont exclus, où leurs textes sont retirés des publications, où il leur est interdit de prendre la parole lors d’événements littéraires parce qu’ils sont Juifs ou parce qu’ils entretiennent des liens avec Israël et pour aucune autre raison que cela », commente Marina Rosenberg, vice-présidente des Affaires internationales de l’Anti-Defamation League (ADL).
« Soyons clairs : Boycotter, rejeter et réduire au silence de manière active les auteurs juifs et israéliens est l’antithèse de la liberté d’expression et s’avère être, en fin de compte, contre-productif s’agissant de créer une plateforme florissante en matière d’échange d’idées », continue-t-elle.
En plus de Guernica, les auteurs et les éditeurs s’en sont également pris aux organisations qui défendent la liberté d’expression et qui ont refusé d’adopter un positionnement anti-israélien unilatéral concernant la guerre à Gaza. Par exemple, dans plusieurs lettres ouvertes qui ont été publiées sur Literary Hub, un site internet de littérature au quotidien, de nombreux écrivains, avec parmi eux Naomi Klein, Michelle Alexander et Roxane Gay, ont fustigé PEN America, un groupe qui prône la liberté de parole.
Dans un courrier écrit en date du 13 mars, les auteurs ont annoncé leur décision de se retirer du PEN World Voices Festival en raison de « la réponse inadéquate qui a été apportée » par l’organisation « au génocide actuellement en cours à Gaza », ont-ils précisé.
« Dans le contexte de la guerre en cours à Gaza, nous pensons que PEN America a trahi son engagement pris en faveur de la paix et de l’égalité pour tous et que PEN America a trahi son engagement en faveur de la liberté et de la sécurité pour les écrivains, partout dans le monde », a poursuivi la lettre ouverte.
Ils se sont également insurgés face à la décision prise par l’organisation de faire intervenir l’actrice juive Mayim Bialik lors de l’un de ses événements à Los Angeles, au mois de février dernier.
PEN America a néanmoins affirmé que l’organisation continuera à s’en tenir à la mission qui est au cœur de ses activités.
« Notre existence, depuis plus d’un siècle, nous a permis d’unir des milliers d’écrivains d’origine différente, d’affiliation et de croyance différentes, une réussite qui, nous le reconnaissons, aurait été largement hors de notre portée si nous avions dû commencer notre travail dans les circonstances actuelles… Nous tentons non pas de forcer l’accord, mais plutôt de trouver le terrain commun qui se trouve au cœur de la mission de PEN America : Le soutien apporté au droit d’être en désaccord », est-il écrit dans une lettre ouverte qui a été envoyée par l’organisation à ses membres.
Le stylo est-il plus puissant que l’épée de la censure ?
Si les éditeurs ont la liberté d’accepter ou de rejeter un texte – comme le Premier amendement leur en donne l’autorisation – l’animosité à l’encontre de la liberté d’expression est dangereuse, explique Aaron Terr, directeur du bureau de la sensibilisation au sein de la Foundation for Individual Rights and Expression.
« L’état d’esprit des étudiants des universités s’est infiltré dans la société au sens plus large du terme. L’idée que certains points de vue sont trop nuisibles, qu’il ne faut pas leur offrir d’espace, est en train de pénétrer dans des secteurs comme celui de l’édition, des secteurs qui sont remplis d’anciens étudiants qui ont quitté des établissements supérieurs d’élite – ces établissements qui sont à l’origine du pire sur les questions relatives à la liberté d’expression », ajoute-t-il.
Si le concept d’inclusivité fait partie intégrante de la littérature pour les enfants, plusieurs auteurs de tels livres qui ont été interrogés pour les besoins de cet article évoquent, de leur côté, l’intolérance de plus en plus forte qui s’exprime contre les écrivains et contre les contenus juifs.
« Le climat, dans cette partie du milieu littéraire, est horrible depuis le début de la guerre. Il est lourd de haine antisémite, de haine anti-israélienne. Je m’étais attendu à assister à une démonstration de soutien à l’égard des auteurs juifs après le 7 octobre parce que nous nous étions toujours soutenus les uns les autres, parce que avions toujours partagé nos travaux respectifs. Personne n’est venu, ça a été une gifle reçue en plein visage », raconte un auteur de livres pour enfants de la côte est qui a demandé à conserver l’anonymat.
L’ancienne écrivaine Leslie Lisbona déclare que les espaces où ses livres sont les bienvenus ont dorénavant diminué comme neige au soleil.
Elle dit avoir été très heureuse lorsque le Koukash Review, un journal littéraire, avait accepté deux de ses essais au début de l’automne 2023. Puis, peu après le 7 octobre, le journal avait publié un communiqué appelant les auteurs à dénoncer Israël.
De plus, Lisbona, qui devait lire ses ouvrages lors d’une soirée à Brooklyn, au mois de novembre, avait appris que les revenus issus de la soirée – l’entrée était à 25 dollars – seraient reversés en soutien aux familles palestiniennes. Lisbona s’inquiète, dit-elle, de cette pénétration de la politique dans ce qui devait être une nuit dédiée à l’amour de la littérature.
« J’ai toujours eu le sentiment que le milieu littéraire était indispensable pour ma santé mentale. Et soudainement, j’ai le sentiment que je ne peux plus dire ce que je voudrais pourtant dire. Je peux écrire au sujet d’un bouton qui m’apparaîtrait brutalement sur le front, je peux écrire sur l’avortement… Mais pourquoi ai-je peur d’écrire sur mon identité juive ou sur Israël ? », s’interroge Lisbona qui ajoute qu’à l’avenir, « je ne ferai pas attention à ce que j’écris, mais il est certain que je ferai attention aux maisons où je ferai publier mes textes ».
C’est la même chose de part et d’autre de l’Atlantique
Une situation qui ne se limite pas aux États-Unis.
« Les choses se passent tellement mal au Royaume-Uni », confie un directeur de la publication britannique qui s’exprime sous couvert d’anonymat, craignant des menaces de mort.
Granta, un magazine de Londres, a publié une table ronde avec des antisionistes soutenant BDS qui se sont insurgés face au positionnement déterminé de l’Allemagne sur la question de l’antisémitisme, explique-t-il. Le groupe Book Workers for a Free Palestine réclame un boycott culturel et universitaire de l’État juif et plusieurs petites maisons d’édition ont signé un communiqué qui attribue à Israël la responsabilité de toutes les violences survenues le 7 octobre et après, évitant ouvertement de mentionner les victimes de l’attaque du Hamas.
De surcroît, la directrice de la publication du site 4th Estate, Kishani Widyaratna, a utilisé sa page Instagram publique pour partager la vidéo de l’autrice Mona Chalabi, une vidéo dans laquelle Chalabi met en doute l’existence de viols et d’agressions sexuelles pendant le massacre du 7 octobre.
En plus de Dreifus, le Jewish Book Council recueille également les signalements d’antisémitisme dans le milieu littéraire.
« Nous encourageons les signalements à la fois des incidents dits de moindre importance (comme le cas d’un auteur qui essuierait un torrent de critiques parce que son texte comprend un contenu juif) et les incidents plus importants (comme ces professionnels de la littérature qui reçoivent des menaces d’intimidation ou de violence). Notre espoir est qu’en signalant et enregistrant les incidents d’antisémitisme dans le monde littéraire, nous puissions aider à mettre en place des systèmes de soutien pour les victimes », a noté un communiqué du Jewish Book Council.
Howard Lovy, auteur et éditeur juif, dit être pessimiste.
« Je ne vois pas les choses s’améliorer rapidement. Il n’y a pas seulement des préjugés contre les auteurs juifs et israéliens – y compris ces auteurs qui n’écrivent jamais un mot sur Israël – mais il y a aussi l’idée, parmi les agents littéraires et les maisons d’édition, qu’il n’y a pas de marché actuellement pour les écrivains juifs. Ils pensent que les lecteurs n’ont tout simplement pas envie d’entendre des voix juives », dit Levy. « Que ce soit vrai du côté les lecteurs, je l’ignore mais en tout cas, la communauté littéraire y croit. Et ce sentiment à lui seul fait perdre des opportunités aux auteurs juifs, avec des projets qui sont annulés et des coups de téléphone qui restent sans réponse. »
Lovy implore malgré tout les membres juifs et israéliens du monde littéraire à continuer.
« Aujourd’hui, plus que jamais, il faut que nos voix soient entendues. En fait, j’ai discuté avec des écrivains juifs qui ont décidé qu’ils écriront des textes portant sur des questions juives en plus grand nombre qu’ils ne l’ont jamais fait. La réponse à apporter à cette tentative de nous réduire au silence est de parler encore plus fort », déclare-t-il.
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