Des intellectuels arabes dénoncent l’IMA pour son exposition sur les Juifs d’Orient
Une lettre demande à l’Institut du Monde Arabe de "revenir sur les prises de position de son exposition qui donnent des signes explicites de normalisation"
« Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » (du 24 novembre au 13 mars 2022) est la nouvelle exposition de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris. Elle raconte l’histoire des populations juives qui ont vécu par le passé dans le monde arabe aux côtés des musulmans, du Maroc à la Syrie.
Depuis le début du mois, une lettre d’intellectuels et artistes du monde arabe circule en ligne, demandant à l’IMA de « revenir sur les prises de position de son festival ‘Arabofolies’ et de son exposition ‘Juifs d’Orient’ qui donnent des signes explicites de normalisation, cette tentative de présenter Israël et son régime de colonialisme de peuplement et d’apartheid comme un État normal ».
Plus de deux cents membres de l’intelligentsia du monde arabe ont ainsi signé la missive, dont certains connus mondialement, tel le romancier libanais Elias Khoury, le cinéaste palestinien Elia Suleiman et le musicien tunisien Anouar Brahem.
« La culture est le sel de la terre et nous ne permettrons pas qu’elle soit utilisée pour normaliser l’oppression », écrivent-ils en préambule.
Ils rappellent ainsi que l’ONG Human Rights Watch a publié un rapport en avril dernier condamnant Israël et décrivant le pays comme un État d’apartheid – comme l’avait fait B’Tselem, organisation de défense des droits de l’homme controversée israélienne, auparavant.
Ils estiment que l’exposition a lieu en raison des Accords d’Abraham signés l’année dernière entre des pays arabes – les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan – et Israël, sous l’égide du président américain Donald Trump. Jack Lang, directeur de l’IMA, avait salué l’accord signé avec Rabat.
« Ces accords conclus par des régimes arabes non élus ou autoritaires d’un côté et le régime colonial israélien de l’autre ont été imposés par l’administration raciste de l’ex-président des États-Unis, Donald Trump, au mépris des droits du peuple palestinien », affirment-ils.
Ils dénoncent surtout une collaboration avec des « institutions israéliennes impliquées dans l’appropriation de la culture arabo-palestinienne et de la culture juive-arabe ».
L’Institut du monde arabe, qui a joué un rôle majeur en accueillant la culture arabe et en la présentant au public français, trahirait ainsi « sa mission intellectuelle en adoptant cette approche normalisatrice – une des pires formes d’utilisation coercitive et immorale de l’art comme outil politique pour légitimer le colonialisme et l’oppression. Il s’agit aussi d’un manque d’honnêteté intellectuelle et morale, car il amalgame délibérément les Juifs arabes et les Juifs d’Orient avec le régime colonial et d’apartheid israélien ».
« Persister dans cette approche de normalisation ferait perdre à l’Institut non seulement les intellectuels et les artistes dont il accueille la production culturelle créative depuis des décennies, mais aussi le public arabe en général », affirment les signataires, alors que l’IMA a en effet permis à une certain nombre d’entre eux de présenter leurs travaux et de diffuser largement la culture arabe.
Ils saluent enfin « la lutte du peuple palestinien pour la justice, la liberté et l’autodétermination, une lutte soutenue par tous les peuples de la région arabe et les gens de conscience de par le monde ».
Dans le même temps, la section CGT-IMA a elle aussi publié un article contre l’exposition de l’IMA.
« En effet, alors que nous venons d’inaugurer l’exposition ‘Juifs d’Orient’, des voix de la société civile, en France comme dans le monde arabe, s’élèvent, pour contester la réalisation de l’exposition en association avec des institutions israéliennes, comme le musée d’Israël à Jérusalem ou l’institut d’État Yad Ben Zvi. Sont également contestés les choix de la programmation culturelle qui y est associée, en particulier la participation d’artistes israéliens dans le cadre des Arabofolies », écrit le syndicat.
Celui-ci avance qu’un certain nombre de salariés de l’IMA, « confrontés au public et à l’incompréhension exprimée sur les réseaux sociaux », l’ont ainsi contacté afin de « fait part de leur émoi devant cette situation ».
Si la CGT dit se réjouir de l’exposition, elle dénonce vivement « le manque manifeste de concertation concernant un sujet aussi sensible ». « Si la valorisation de l’histoire du judaïsme d’Orient mérite tout notre intérêt, rien n’obligeait l’IMA à s’associer aux institutions israéliennes. Tout comme rien n’obligeait l’IMA à programmer des artistes israéliens », écrit la CGT.
Elle rappelle enfin que la programmation a entraîné le désistement de plusieurs artistes et personnalités arabes dont Rami Khalifé, Elias Khoury, Suhad Khatib, ou encore Karim Kattan – « qui ne se privent pas de communiquer sur l’affaire, ce qui nuit grandement à l’image de l’IMA et à son personnel ».
Le groupe conclut en rappelant « sa solidarité avec le peuple palestinien, victime d’un déni d’humanité et d’un régime d’apartheid » et en appelant au boycott d’Israël.
« Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire », est le troisième volet d’une trilogie consacrée par l’IMA aux religions monothéistes, après « Hajj, le pèlerinage à la Mecque » en 2014 et « Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire » en 2017.
Lors de l’inauguration de l’exposition, Emmanuel Macron a loué une « formidable leçon » de « coexistence », « d’enrichissement mutuel » et « d’échanges entre les monothéismes ».
« L’identité » est « toujours plus complexe qu’on le croit et se frotte à d’autres identités pour s’en nourrir », avait souligné le chef de l’État en fustigeant les « obscurantismes » d’aujourd’hui comme d’hier.
« Juifs d’Orient… » veut montrer que « cette si longue histoire ne se réduit pas à une seule cause et à un seul conflit (israélo-palestinien), mais s’est installée dans une durée extraordinaire », avait déclaré à l’AFP Benjamin Stora, historien et commissaire général.
Il ne s’agit pas de réconcilier ceux qui pensent que la cohabitation entre Juifs et musulmans « doit être seulement décrite comme un exemple d’harmonie et de convivialité » et ceux « qui la décrivent seulement comme une suite de conflits terribles, notamment après l’apparition de la civilisation islamique », écrit Benjamin Stora dans un éditorial consacré à l’exposition. Mais « de donner des repères » sans lesquels « le monde ne saurait être viable ».
Vestiges archéologiques, manuscrits anciens, peintures, bijoux, costumes, objets rituels, photographies, musiques et installations audiovisuelles : 280 œuvres provenant de grands musées internationaux et français, évoquent la vie des populations juives du Maroc à l’Irak, de la Tunisie à la Syrie.
L’exposition promène le visiteur de la Haute Antiquité à nos jours : des premiers liens entre les tribus juives de la péninsule arabique et le prophète Mohammed à l’essor des centres urbains juifs au Maghreb et dans l’empire ottoman ; de l’émergence des principales figures de la pensée juive à Bagdad, Fès, le Caire, Cordoue et Safed à l’exil des Juifs du monde arabe. Avec, comme fil rouge, l’attachement à une foi très ancienne.
Le parcours démarre avant l’ère chrétienne, lorsque pendant plus d’un millénaire les Hébreux vivent en Terre de Canaan. Avec les répressions romaines jusqu’au milieu du IIe siècle, la diaspora juive s’intensifie et les populations quittent Jérusalem, emportant avec elles les rouleaux de Torah. Galilée, Babylonie, Syrie et Egypte, d’une grande vitalité et diversité culturelle, sont alors leurs quatre grands foyers.
Du VIIe au XVe siècle, la majorité des populations juives vivent dans le monde musulman. Elles y adoptent la langue arabe, dans la multiplicité de ses dialectes, qui retranscrite en hébreu devient le « judéo-arabe ».
Avec la conquête musulmane, juifs et chrétiens vivent sous le statut de « dhimmi », qui leur confère une position d’infériorité et de vulnérabilité tout en leur assurant une protection juridique ainsi qu’une relative autonomie administrative, fiscale et religieuse.
Mais ce statut est différemment interprété selon les périodes et les souverains. Les Juifs subissent de violentes attaques, notamment au Moyen-Age sous la dynastie des Almohades aux XIIe et XIIIe siècles. Des intellectuels et des savants juifs, chefs de leurs communautés, occupent néanmoins des places clés à la cour des califes.
L’exposition se conclut sur le « temps des exils » et le rôle de l’Europe dans la détérioration des relations entre Juifs et musulmans, la Shoah puis la création d’Israël en 1948 et le début des guerres entre ce nouvel État et des pays arabes.
D’un million de personnes au début du XXe siècle, la population juive dans les pays arabo-musulmans est aujourd’hui de quelque 30 000, principalement en Turquie, Maroc et Iran.