Des révélations sur la Shoah ignorées hantent-elles la conscience suédoise ?
Une rencontre fortuite entre un SS et un diplomate suédois aurait pu exposer plus tôt au monde les atrocités de la Shoah, mais ces informations ont été passées sous silence
Une rencontre fortuite entre un officier SS et un diplomate suédois aurait pu exposer plus tôt à la face du monde les atrocités de la Shoah. Ces informations ultra-sensibles avaient pourtant été passées sous silence, laissant une tache indélébile sur la conscience de la Suède.
Dans le train de nuit qui relie la Pologne à l’Allemagne en cette fin d’août 1942, le diplomate Göran von Otter remarque un passager apparemment bouleversé. Officier SS, Kurt Gerstein vient d’assister en personne au massacre en masse de prisonniers juifs dans le camp d’extermination de Belzec.
Une conversation s’engage entre les deux hommes qui durera toute la nuit, relate la fille du diplomate, Birgitta von Otter.
Mis en confiance par la nationalité de son interlocuteur – la Suède est un pays neutre -, Gerstein raconte les centaines de Juifs alignés, obligés de se déshabiller et forcés d’entrer dans une pièce, bientôt remplie par les gaz d’échappement d’un moteur diesel.
D’abord sceptique, von Otter soupçonne Gerstein d’être un espion cherchant à désinformer, mais la carte du camp que celui-ci esquisse et les bons de commande de gaz Zyklon B qu’il montre finissent par vaincre ses réticences.
« Mon père s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une personne anéantie, décidée à attirer l’attention du monde sur ce qui se passait », explique Birgitta von Otter à l’AFP.
De retour à l’ambassade à Berlin, von Otter reçoit la consigne de ne pas retranscrire ces informations mais de les transmettre oralement au ministère des Affaires étrangères en Suède.
C’est ce qu’il fait six mois plus tard. Le diplomate quitte le ministère, pensant avoir rempli son rôle et laissant le dossier dans les mains des bonnes personnes.
‘Typiquement suédois’
« D’une certaine manière, je pense qu’il était la mauvaise personne au mauvais endroit », estime le réalisateur Carl Svensson, auteur d’un documentaire sur Göran von Otter.
Celui-ci a, selon lui, été victime d’un biais « typiquement suédois » en se contentant de suivre la procédure indiquée.
On sait peu de choses de ce que les autorités suédoises ont fait de ces informations explosives mais, en 1961, le ministère des Affaires étrangères avait reconnu qu’il les avait bien reçues. D’autres récits similaires circulaient à la même époque, précisait toutefois son communiqué, comme pour se dédouaner.
« En 1942, l’Allemagne était encore toute-puissante et cela aurait pu entraîner des risques significatifs pour la Suède de réagir dans une affaire comme celle-ci », a fait valoir Staffan Soderblom, qui avait reçu le compte rendu de von Otter, auprès du journal Aftonbladet en 1979.
La peur aurait été le facteur déterminant de cette passivité, concluait l’article.
La Suède n’était pas seule dans ce cas. Les révélations de Gerstein, mort dans les geôles françaises en attendant son procès en 1945, seraient aussi remontées à des responsables suisses et néerlandais.
Quand le conflit éclate en 1939, le Premier ministre suédois d’alors, Per Albin Hansson, appelle ses compatriotes à « s’unir autour de la grande tâche de maintenir (le) pays hors de la guerre ».
Si la Suède échappe à l’occupation nazie contrairement à ses voisins norvégiens et danois, elle préserve sa neutralité au prix de concessions peu glorieuses.
Sentiment de culpabilité
L’Allemagne était par avance le principal partenaire commercial du pays, et les exportations suédoises de minerai de fer et de roulements à billes continueront longtemps après l’invasion de la Pologne.
« La Suède s’est sentie un peu coupable en 1945 quand elle a compris qu’elle était restée plutôt passive », observe Ingrid Lomfors, surintendante au musée du Forum de l’Histoire vivante à Stockholm.
Pour redorer son blason auprès des Alliés, le royaume a tenté de faire valoir ses apports bénéfiques comme donner refuge aux Juifs ayant fui le Danemark ou les efforts de Raoul Wallenberg pour sauver des Juifs en Hongrie, dit-elle.
Si nombre d’entre elles n’ont eu lieu que sous la pression des Alliés et après que le vent eut tourné pour l’Allemagne nazie, ces contributions ont, selon elle, « planté les germes d’une Suède perçue comme une ‘superpuissance humanitaire' ».
Pour M. Svensson, l’histoire de Göran von Otter reste un contrepoint bienvenu à « l’histoire de héros » volontiers entretenue dans le pays.
« On avait mis ça sous le tapis et il y a une sorte de leçon à tirer de cela », dit-il.
A plusieurs reprises avant sa mort en 1988, Göran von Otter confiera son regret de ne pas avoir fait « plus de vagues ».
Aujourd’hui octogénaire, sa fille souligne qu’il était d’une génération qui ne s’ouvrait pas de ses sentiments. Mais, assure-t-elle, son « père portait le fardeau d’avoir fait trop peu trop tard ».