Des secrets nazis enfouis à l’intérieur des plus beaux bâtiments de Tel Aviv
Les découvertes faites à Leibling House, un centre culturel récemment rénové, révèlent les origines allemandes de la plupart des constructions Bauhaus à Tel Aviv dans les années 30
- Les carrelages Villeroy & Boch de fabrication allemande découverts à Beit Leibling, font partie des paiements au titre de l'accord de transfert effectués avant la Seconde Guerre mondiale. (Avec l'aimable autorisation de Yael Schmidt)
- Des rondelles aux poignées de porte, des matériaux de construction de fabrication allemande ont été importés en Palestine avant l'entrée en vigueur de l'accord de transfert. (Avec l'aimable autorisation de Yael Schmidt)
- Poignées de porte allemandes importées en Palestine avant l'entrée en vigueur de l'accord de transfert. (Avec l'aimable autorisation de Liebling Haus/Yael Schmidt)
- Equipement sanitaire allemand importé en Palestine pré-étatique. (Avec l'aimable autorisation de Liebling Haus/Yael Schmidt)
Il y a quelques années, un carreau de couleur sable a failli tomber sur Sharon Golan-Yaron dans le hall du 29, rue Idelson, alors qu’elle et une équipe étaient occupées à transformer l’immeuble d’appartements moderniste de Tel Aviv en centre culturel.
« Il a atterri dans la paume de ma main », se souvient-elle dans le livre accompagnant « Transferumbau : Liebling », une exposition inaugurale célébrant la réouverture récente du bâtiment Bauhaus appelé Liebling Haus. « J’avais l’impression qu’il communiquait avec moi, chuchotant ’emmenez-moi’, pour enfin révéler un vieux et sombre secret enfermé entre le carrelage, le mur et le constructeur. »
Le carreau de terrazzo, fabriqué en Allemagne par le célèbre fabricant de céramique Villeroy & Boch, avait une histoire à raconter et a déclenché un projet qui a permis de découvrir l’histoire de son bâtiment et d’autres qui ont surgi à Tel Aviv dans les années 30. Ce que l’équipe d’artistes qui a collaboré à Transferumbau a finalement mis au jour a été un souvenir désagréable : au cours de l’une de ses décennies de sa construction, Tel Aviv s’est bâtie sur des fondations nazies considérables.
Les nazis ont commencé à façonner l’environnement bâti de Tel Aviv en 1933, peu après qu’Adolf Hitler a accédé à la fonction de chancelier. A l’époque, ils mirent en demeure l’école d’art Bauhaus de Berlin et lancé un ultimatum à son administration : elle devait soit changer son approche d’avant-garde, soit fermer. L’architecte Ludwig Mies van der Rohe, alors directeur du Bauhaus, choisit la deuxième option. Sa décision donna lieu à la dispersion de la communauté d’étudiants dans le monde, où ils ont répandu l’amour de leur ancienne école pour le minimalisme épuré.

Plus de 20 étudiants du Bauhaus ont émigré d’Allemagne en Palestine mandataire britannique, dont quatre architectes : Arieh Sharon, Munio Gitai-Weinraub, Shlomo Bernstein et Shmuel Mestiechkin. Ces anciens élèves n’ont imaginé qu’un petit nombre de bâtiments à Tel Aviv, mais ils ont contribué à façonner le langage du design de la ville, dont la démographie et le secteur du bâtiment connaissaient alors un boom.
« L’architecture moderniste est devenue emblématique d’une nouvelle société juive moderne, qui a adopté de manière unique le concept du Bauhaus », note Claudia Perren, directrice de la Fondation Bauhaus Dessau, dans le livre Transferumbau.
Sur les quelque 4 000 bâtiments qui ont valu à Tel Aviv le statut de patrimoine culturel mondial de l’UNESCO pour une concentration extraordinairement élevée d’architecture moderniste, environ un quart ont été construits dans les années 1930. L’influence d’Hitler sur cette ville hébraïque en développement était aggravée par le fait que – comme le montre la maison de Liebling – beaucoup de ces bâtiments historiques inspirés du Bauhaus furent construits avec des matériaux fabriqués en Allemagne nazie.
L’histoire de la façon dont les matériaux allemands comme les carrelages, les poignées de porte, les charnières de fenêtre, les poutres métalliques, les vitres, les tuyaux d’évacuation, les robinets, les blocs de construction, les lampes, les prises et les systèmes de chauffage ont fini dans les bâtiments appartenant aux Juifs en Palestine est un autre chapitre de Tel Aviv qui commence en 1933, la même année que la fermeture forcée de l’école du Bauhaus.
A l’époque, les Juifs allemands voulaient quitter le pays mais ne pouvaient pas liquider leurs biens en raison de la réglementation sur les devises étrangères. Le parti nazi, qui voulait à la fois les expulser et renforcer l’économie allemande, a signé un accord de transfert avec des organisations sionistes pour faciliter le départ des Juifs d’Allemagne avec de l’argent en main (en quelque sorte).

L’accord a duré six ans et permis aux Juifs allemands de récupérer une certaine partie de leurs biens. Ils pouvaient vendre leurs biens et déposer des fonds sur des comptes bancaires spécialement désignés, ce qui leur donnait le droit de recevoir des visas britanniques pour la Palestine (qui dérogeaient au quota britannique classique pour les immigrants juifs). Entre-temps, les fonds déposés ont été utilisés pour acheter des matériaux de construction de fabrication allemande importés et vendus en Palestine. Le produit de la vente de ces marchandises (moins certains frais et commissions) a ensuite été reversé aux déposants juifs d’origine.
« Les gens étaient choqués par cet accord », explique Micha Gross, co-fondateur du Bauhaus Center Tel Aviv, qui identifie les matériaux allemands apportés par le biais de l’accord de transfert lors des visites guidées de son centre.

L’accord était controversé pour de nombreuses raisons, dont le fait que les Juifs américains faisaient simultanément la promotion d’un boycott allemand. Alors que les Juifs aux Etats-Unis refusaient d’acheter quoi que ce soit à l’Allemagne nazie, l’Agence juive a approuvé l’achat en gros de marchandises allemandes dans le but de sauver des vies juives.
Plus de 50 000 Juifs allemands sont venus en Palestine dans le cadre de l’accord, ce qui a fait augmenter la population de la communauté juive en Palestine et fait entrer environ 150 millions de Reichsmark.

« C’est une histoire compliquée, et c’est pourquoi on ne la raconte pas souvent. C’est l’histoire historique, ce sont les documents d’archives », explique Hila Cohen-Schneiderman, conservatrice de Transferumbau, qui a passé trois ans à étudier l’accord de transfert avec les artistes de l’exposition – Ilit Azoulay, Nir Shauloff, Jonathan Touitou et Lou Moria.
« Le but du projet n’était pas de pointer du doigt et de dire, comment avez-vous pu signer un accord avec les nazis ? » ajoute Cohen-Schneiderman. « Le but était de dire, regardez, c’est ce qui s’est passé ici, c’est comme ça que ça a fonctionné, c’était le réseau d’intérêts qu’il fallait aborder, et parlons-en. »
Au fil des années, l’accord devint plus élaboré et les droits des expatriés juifs allemands se détériorèrent. Eitan Burstein, historien émérite de la Bank Leumi (anciennement l’Anglo-Palestine Bank, qui s’occupait des transferts de fonds), explique que les immigrants ne recevaient parfois qu’environ 25 % de la somme initiale déposée en Allemagne.
En 1935, même l’Agence juive se demandait si l’accord était bénéfique. Eliezer Kaplan, alors son trésorier, avait déclaré : « Nous devons nous demander à nouveau si et dans quelle mesure nous souhaiterions aller dans cette direction ».
L’accord est resté en vigueur jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939. Indépendamment des intentions des nazis à l’égard des Juifs d’Europe, ils avaient déjà, par inadvertance, participé à la construction d’une métropole juive à Tel Aviv.
« Je ne pense pas que les nazis aient pris la peine de se demander s’ils construisaient un futur pays ou non », dit Cohen-Schneiderman. « Mais c’est très ironique et un coup du sort que les idéologies que les nazis ont tenté d’éteindre en Allemagne ont trouvé ici une manifestation très puissante et intéressante, au point de faire de Tel Aviv un site du patrimoine mondial pour son architecture de style international ».
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