Des survivants de la Shoah revivent leurs traumatismes dans une Ukraine en guerre
Certains s'aident de ce qu'ils ont vécu, enfant, pour dominer la peur, là où d'autres se sentent terrassés par l'impuissance
À Odessa, la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine a bouleversé la vie de Reuven Shvartsman.
Il a en effet été contraint de vivre durant des mois sans chauffage, au 10e étage de son immeuble, puis, comme tant d’autres, de quitter son appartement à cause de la guerre et au final de quitter son pays, à l’âge de 87 ans, pour se réfugier en Moldavie avant d’immigrer en Israël.
Mais contrairement à la plupart des Ukrainiens contraints à l’exil, ce n’est pas la première fois pour Shvartsman, qui vit relativement bien cette situation pourtant difficile.
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Il est vrai que Shvartsman a survécu à la Shoah et qu’à ce titre, ce qu’il a vécu au moment de la Seconde Guerre mondiale lui a permis de relativiser les difficultés de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui installé à Haïfa, il ne se sent « pas comme un réfugié, mais comme quelqu’un qui est enfin revenu sur la terre de ses ancêtres », confie-t-il au Times of Israel.
Le courage dont il fait preuve est typique de nombreux Ukrainiens juifs âgés dont l’enfance traumatisante les a marqués émotionnellement, mais les a également préparés à tout et à aider les autres, assurent les professionnels qui s’occupent des survivants ukrainiens de la Shoah.
« Dans le contexte actuel, ces survivants réagissent tous différemment, entre intrépidité et gestion quotidienne de leurs propres traumatismes, qui refont surface », explique Inna Vdovichenko, employée de l’American Jewish Joint Distribution Committee à Odessa.
Nombre d’entre eux présentent une mobilité réduite, certains sont même confinés chez eux « et disent ne pas comprendre comment une telle chose a pu leur arriver une nouvelle fois », ajoute Vdovichenko.
L’une de ces survivantes forcées de revivre ses traumatismes est Rosa, âgée de 97 ans.
Selon Vdovichenko, lorsque Rosa entend les bombardements russes, elle est paralysée par la peur. Rattrapée par le souvenir de sa fuite en Ouzbékistan, elle ne peut faire autre chose que de prier alors en silence.
Shvartsman, lui, a passé quasiment une année entière reclus dans son appartement, au 10e étage, suite à l’invasion russe, en février 2022.
« Le problème, c’est que je devais aller dans l’escalier chaque fois que la sirène retentissait. Il y avait constamment des coupures d’électricité, donc il faisait froid. Mais je n’avais pas vraiment peur, ce qui fait que je suis resté », confie Shvartsman, qui a décidé de partir s’installer en Israël en mars de cette année.
Shvartsman a une fille à Odessa et une autre à Haïfa, et des petits-enfants dans les deux villes. Il est resté à Odessa parce que sa fille souhaitait rester auprès de son fils, médecin et incapable de quitter le pays en raison des règlements interdisant à tous les hommes en âge de se battre de partir.
« Je suis resté un temps auprès de l’une de mes filles, et aujourd’hui, je suis auprès de mon autre fille, qui ne pouvait pas venir en Ukraine à cause de la guerre », précise Shvartsman.
Sa décision de quitter le pays, avec l’aide de l’Association internationale des Chrétiens et des Juifs, n’est pas liée à la guerre, mais plutôt à « l’âge » et à son désir de passer du temps avec sa famille en Israël, confie Shvartsman, ingénieur à la retraite et président d’une association de survivants de la Shoah à Odessa.
La guerre en Ukraine, marquée la semaine dernière près d’Odessa par l’exode de dizaines de milliers de personnes chassées par la rupture d’un barrage, est, pour Shvartsman, beaucoup moins traumatisante que la Shoah. A peine âgé de 10 ans, il a en effet vu un soldat allemand tuer son frère Yossi (Shvartsman pleure à l’évocation des circonstances de la mort de son frère lors de l’interview avec le Times of Israel.)
Pourtant, d’une certaine manière, la Seconde Guerre mondiale a été plus facile à vivre pour Shvartsman : « J’étais à l’époque un petit garçon et je ne comprenais pas tout ce qui se passait, pas plus que l’acuité ou encore la portée des souffrances que j’endurais », explique-t-il. « Aujourd’hui, je comprends ce qui se passe, et cela me fait beaucoup de peine. »
Esfir Gendelman avait trois ans de plus que Shvartsman au moment de la Shoah : elle a eu pleinement conscience de la gravité de la situation de sa famille.
« J’avais 10 ans, mais j’étais déjà adulte. J’avais tout compris. Je me souviens très bien de la guerre », confie Gendelman, qui a quitté Kherson pour partir s’installer en Israël l’an dernier.
Au moins en 1941, elle était avec sa famille, évacuée au Kazakhstan au terme d’un périple que Gendelman décrit comme « deux mois d’horreur, de faim et de souffrances ».
Lorsque la guerre a éclaté en 2022, Gendelman était seule : ses deux enfants se trouvaient à l’étranger, incapables de revenir en Ukraine.
« J’étais perdue, je me suis retrouvée seul au milieu des bombardements. Les enfants et moi ne pouvions communiquer que par téléphone. En me rendant dans les abris anti-aériens, je pensais ne pas survivre à cette deuxième guerre. je me disais que j’allais mourir seule dans cet abri, sous terre. J’étais paniquée à l’idée que mon téléphone ne puisse plus se charger et que je me puisse pas dire au revoir à mes enfants avant de mourir », confie Gendelman.
Elle est aujourd’hui installée en Israël, près de son fils qui y vit depuis 1991.
Depuis le début de la guerre, en 2022, plus de 16 000 Ukrainiens ont immigré en Israël, en vertu de la loi du retour des Juifs.
Les chiffres de 2021 étaient légèrement supérieurs à 3 100.
L’immigration en provenance de Russie, de l’ordre de 7 711 personnes en 2021, a considérablement augmenté et passé le cap des 60 000 pendant la guerre, ce qui a déclenché une crise financière en Russie ainsi qu’une répression de la liberté d’expression, entre autres.
Près de la moitié des nouveaux arrivants originaires d’Ukraine, parmi lesquels 400 survivants de la Shoah, ont pu se rendre en Israël grâce à l’aide de l’Association internationale des Chrétiens et des Juifs, organisation en grande part financée par des philanthropes chrétiens désireux de permettre aux Juifs de s’installer en Israël et d’aider les Israéliens dans le besoin.
« Lorsque quelqu’un comme Reuven rentre chez lui en Israël, on a le sentiment de boucler la boucle », déclare Yael Eckstein, présidente de la FICJ.
« Nous sommes ravis d’avoir eu l’occasion de l’aider à faire son alyah [immigration en Israël]. »
Alla Oleshko, survivante de la Shoah âgée de 87 ans qui a immigré en Israël avec sa fille avec l’aide de la FIDC cette année, a vécu dans la peur des bombardements durant des mois. Clouée au lit, elle dit que les explosions autour de chez elle, à Kharkiv, lui avaient fait revivre les traumatismes de son enfance.
« J’aurai vécu deux guerres, à 80 années d’intervalle. Pendant la première guerre, j’étais une fillette sans défense ; pendant cette guerre, j’étais une invalide sans défense sans l’usage de mes jambes », a-t-elle déclaré.
Certains survivants de la Shoah ont décidé de rester en Ukraine. C’est le cas de Nina Belitskaya, qui, à l’âge de 92 ans, a accueilli trois de ses proches chez elle à Poltava, ville située à quelque 350 kilomètres au sud-est de Kiev. Les parents, un couple d’une cinquantaine d’années et une femme de 80 ans, ont quitté Kharkiv sous les bombes russes.
Les accueillir lui a fait repenser à sa propre expérience de réfugiée pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elle s’est installée avec des collègues de son père, au Kazakhstan, après la fuite de sa famille depuis leur maison de Donetsk.
« Je me suis soudain souvenue à quel point les enfants, au Kazakhstan, se sentaient responsables, désireux de se rendre utiles, notamment envers les adultes. Nous partions chercher des herbes comestibles pour préparer la soupe. Nous cirions les chaussures et nettoyions le poêle. Cela nous aidait à nous concentrer et à trouver des repères pendant les périodes d’incertitude », explique Belitskaya au Times of Israel.
La nièce de Belitskaya, Natalia, son mari et sa mère octogénaire ont depuis quitté la maison de Belitskaya et vivent aujourd’hui dans des logements fournis par l’organisation Hesed de Poltava, qui est financée et gérée par l’American Jewish Joint Distribution Committee.
Cette année, le Comité recevra une centaine de millions de dollars de la Claims Conference pour les services rendus aux survivants dans l’ex-Union soviétique.
La parente de Belitskaya a toujours besoin de son aide, dit-elle.
Ce sens du devoir lui donne des repères, ajoute-t-elle, et justifie qu’elle reste en Ukraine.
« J’ai pensé partir pour Israël à plusieurs reprises au cours de ma vie, y compris depuis le début de la guerre. Mais désormais, je dois prendre soin de ma nièce et de ses proches, qui sont tous handicapés. Je ne pouvais pas les laisser ici à Poltava, où ils venaient d’arriver », explique Belitskaya, qui participe activement aux activités du bureau de Hesed à Poltava depuis 1993.
Le fait qu’elle ne soit « plus très jeune », comme elle le dit elle-même, implique « des problèmes de santé et toutes sortes de complications, dans l’éventualité d’un départ pour Israël ».
Elle ajoute : « La tombe de mes parents est ici. Qui s’occupera d’eux si je pars ? »
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