Des survivants pas comme les autres
Les « bébés » de Bergen-Belsen rappellent des souvenirs étonnants, au milieu d'un paysage dévasté
Bergen-Belsen, Allemagne – « Cela s’appelle ‘rote grütze’. Je me souviens en avoir mangé tout le temps ici alors que j’étais une toute jeune enfant », raconte Aviva Tal, en dégustant un pudding allemand de couleur rouge vif.
Après avoir terminé sa première portion, elle se dirige vers le buffet, et apporte plusieurs petits verres de pudding, pour que les autres convives en goûtent aussi.
Tal, professeure de yiddish à l’université Bar-Ilan, la soixantaine, déjeune avec quelques amis du même âge sous une grande tente à côté du musée Gedenkstätte Bergen-Belsen (Mémorial de Bergen-Belsen).
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Ils sont tous venus commémorer le 70e anniversaire de la libération de Bergen-Belsen. Le déjeuner marque une pause dans une longue journée de visite du camp de concentration, ainsi que du camp de personnes déplacées voisin (aujourd’hui une base britannique de l’OTAN) en amont des cérémonies de commémoration officielles du 26 avril.
Les souvenirs d’une confiserie savoureuse peuvent sembler incongrus sur le site d’un camp de concentration où périrent 70 000 personnes, dont beacoup à cause de la faim. Mais Tal faisait référence à son enfance dans le camp de personnes déplacées, plus bas sur la route, où elle est née et a vécu les premières années de sa vie.
Le commentaire de Tal sur le « rote grütze » révèle beaucoup plus que son goût pour les puddings aux fruits. Elle et ses amis de table, tous nés à Bergen-Belsen pendant les cinq premières années d’après-guerre, sont capables d’associer des souvenirs positifs à un site ayant connu les horreurs de l’Holocauste.
Comme tous les survivants de la deuxième génération, ils portent les cicatrices que le génocide a laissées sur leurs familles.
Mais contrairement à certains autres membres de la deuxième génération dont l’héritage est resté entouré de secret, de victimisation et souvent de dysfonctionnement, ils font preuve d’un fort optimisme. Ils sont nés de parents qui ont immédiatement commencé à reconstruire une vie juive, sur les lieux mêmes où les nazis se sont efforcés de la réduire en cendres.
Histoires d’une enfance dans un camp
Cela semble être le cas en particulier pour ceux dont les parents faisaient partie des leaders du camp des personnes déplacées de Bergen-Belsen.
Menachem Rosensaft, avocat général du Congrès juif mondial, est né à l’hôpital Glyn Hughes du camp, en 1948. Son père, Josef Rosensaft, était à la tête du Comité central des Juifs libérés de la zone britannique – autrement dit, des 50 000 survivants qui ont vécu au camp pendant des durées variables entre avril 1945 et août 1950. Sa mère, Hadassah Bimko, était une médecin qui a travaillé avec le personnel médical des forces britanniques, soignant des dizaines de milliers de survivants des camps de concentration gravement malades.
Les deux ont survécu à Auschwitz et perdu la quasi-totalité de leurs familles, y compris leurs conjoints et enfants. Pourtant, ils ont partagé leur expérience de l’Holocauste à leur fils Menahem, en Suisse et plus tard à New York.
Ils l’entraînaient avec d’autres membres de la deuxième génération dans les rassemblements qu’ils organisaient pour les anciens habitants du camp de Bergen-Belsen et leurs familles, des décennies après sa fermeture.
« Je m’identifie avec le camp des personnes déplacées, pas avec le camp de concentration », déclare Rosensaft, président-fondateur du Réseau international des enfants de survivants juifs, qui a succédé à son père dans la tâche de veiller à la famille élargie du camp de Bergen-Belsen, y compris à leurs intérêts et à leur patrimoine moral.
« Mes parents me racontaient des histoires sur la vie dans le camp de personnes déplacées. Elles étaient positives, édifiantes et intéressantes. J’aimais entendre parler de la façon dont mon père a rencontré David Ben Gourion, quand il est venu visiter le camp en 1945, et de la façon dont il se distinguait dans ses interactions avec les autorités militaires britanniques. »
Extraire le traumatisme
Selon la docteure Yaffa Zinger, psychologue clinicienne et ancienne chef de la clinique centrale post-traumatique au Département de la santé militaire d’Israël, le fait que les survivants du camp de personnes déplacées aient formé une communauté immédiate et aient pu parler entre eux de ce qu’ils avaient traversé a fait une énorme différence dans leur adaptation. Cela a influé sur leur volonté de parler de leurs pertes avec leurs enfants.
Elle le sait, non seulement en tant que professionnelle de la santé mentale, mais aussi en tant que fille de Romek et Eva Zynger, des survivants qui vivaient dans le camp de personnes déplacées avant de s’installer dans le nouvel Etat d’Israël. Zinger et son frère Yitzhak, nés en 1946, furent les premiers jumeaux mis au monde dans le camp. Ils étaient deux des 2 000 bébés nés là-bas en cinq ans – un des taux de natalité les plus élevés de l’histoire.
Romana Strochlitz Primus, une médecin à la retraite qui vit à New London, Connecticut, est née dans le camp de personnes déplacées la même année que les jumeaux Zynger. Elle a grandi à New York et se rappelle à quel point l’appartenance à une communauté soudée de survivants a été important pour sa famille.
Primus, dont la langue maternelle est l’allemand, estime que la langue fut la clé de la deuxième génération pour se connecter à la première génération et à leur culture d’avant-guerre.
« Je pouvais parler avec les survivants dans leur propre langue. Si j’étais née aux États-Unis plutôt que dans le camp, ma première langue aurait été l’anglais. »
Primus parlait anglais au moment où elle a décidé d’entamer un dialogue sur l’Holocauste avec les Américains.
Elle était à un déjeuner mère-fille à son école privée de Manhattan. Quand ils ont servi du faisan, sa mère a fait remarquer qu’elle n’en avait jamais mangé avant. Quand les autres lui ont demandé comment cela était possible, elle a répondu : « Ils n’avaient pas de faisan là où j’ai grandi avant la guerre, et ils n’en servaient pas dans les camps. » Puis, quelqu’un lui a demandé sérieusement : « Alors, que servaient-ils dans les camps ? » A partir de ce moment, Primus s’est consacrée à l’enseignement de l’Holocauste.
« Nous ne traversons pas la vie en somnambules »
Il est difficile de ne pas remarquer le beau parcours des « bébés » de Bergen-Belsen. Ce ne sont pas seulement des professionnels et des universitaires, mais beaucoup d’entre eux ont atteint l’excellence dans leur domaines. Beaucoup occupent également des postes clés dans des mémoriaux, organisations et institutions éducatives de la Shoah.
« J’ai appris de mes parents qu’il ne faut pas traverser la vie en somnambule », dit Jean Bloch Rosensaft, mariée à Menachem Rosensaft. Son père, Sam Bloch, qui avait 21 ans à la fin de la guerre, était le plus jeune membre du comité qui dirigeait le camp des personnes déplacées.
L’héritage qu’elle a reçu de son père, ainsi que de sa mère, Lilly Czaban, est un héritage de leadership, d’autonomisation et d’autodétermination. Ils lui ont transmis qu’il était important de faire quelque chose de sa vie, mais ils lui ont également appris à célébrer la vie et à ne jamais rien prendre pour acquis.
« Chaque enfant était un miracle »
Tal est une amoureuse de la vie au rire facile et au sourire contagieux. Elle aussi peut parler de la façon dont sa naissance dans le camp de Bergen-Belsen a façonné sa vie et influencé son profil psychologique. Mais elle peut tout aussi bien raconter des histoires sur son existence jusqu’à cinq ans, quand ses parents l’ont emmenée en Israël.
Elle ignore pourquoi son père, un chef de file du mouvement sioniste « Poalei Zion » et un vendeur au marché noir (« C’était un contrebandier », admet-elle clairement), et sa mère sont restés en Allemagne après la fermeture du camp. Les souvenirs de Tal de l’Allemagne remontent à Jever, entre 1950 et 1952, où elle se rappelle qu’ils vivaient dans une belle maison avec un cuisinier et une nounou.
Mais avant cela, elle et ses parents vivaient dans une seule pièce, dans le camp, avec 11 autres personnes. Son berceau se trouvait au milieu de la pièce et sa mère lavait à la main les deux seules couches qu’elle avait et les séchaient sur un réchaud.
À un moment donné, les membres de la Brigade juive, les Juifs palestiniens qui avaient combattu pour les Britanniques, sont restés au camp pour mettre en place les opérations de l’Alyah Bet [immigration illégale]. Chaque pièce de réfugiés de guerre a accueilli l’un des soldats. Celui qui a rejoint le groupe de la famille de Tal était Yitzhak Kaminsky. C’est lui qui lui a donné son nom en hébraïque,Tal.
« Il a suggéré ‘Aviva’, car cela signifiait printemps et renaissance », raconte Tal. (Kaminsky est retourné en Israël et est tombé à la guerre d’Indépendance. Puisqu’il était enfant unique, Tal a pris sur elle d’allumer une bougie pour lui à chaque Yom Hazikaron.)
Malgré l’exiguïté, Tal, née en 1947, se souvient d’avoir été un bébé très heureux.
« J’étais très choyée. Toutes les femmes me cousaient des robes et me tricotaient des beaux vêtements. Je n’ai jamais pu apprendre à marcher, parce que j’étais toujours dans les bras de quelqu’un d’autre. »
« Toute la communauté a élevé les enfants. Beaucoup de femmes ne pouvaient pas avoir d’enfants après la guerre. Chaque enfant était un miracle. »
De retour à Bergen-Belsen
Tal et d’autres « bébés » sont retournés plusieurs fois à Bergen-Belsen pour des événements de commémorations et des retrouvailles, mais pour Joe Laufer, un avocat du secteur public de Toronto, c’était la première fois qu’il y revenait depuis 1965.
Pour ce voyage, il est accompagné de sa femme. Quand il avait 17 ans, il a voyagé avec son père Bernard Laufer, membre du comité de direction du camp avec Josef Rosensaft et les autres. Leur voyage pour le 20e anniversaire de la libération de Bergen-Belsen, a été filmé pour un documentaire canadien intitulé « Mémorandum ». L’un des premiers films liés l’Holocauste jamais réalisé, si ce n’est le premier.
« Je n’avais pas vu Menachem et les autres depuis 50 ans, mais nous avons eu une connexion instantanée », confie Laufer.
Ce fut aussi la première fois depuis très longtemps pour Dina Lichtman, psychologue organisationnelle. En 1970, à 22 ans, elle était venue pour voir le camp où ses parents survivants s’étaient rencontrés, où elle était née et où tout a commencé pour elle.
« Je fais souvent un exercice avec mes clients : je leur demande quel a été le moment décisif de leur vie », raconte Lichtman.
« Dans mon cas, le moment décisif de ma vie est arrivé avant ma naissance. »
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