Des universités italiennes s’excusent d’avoir expulsé des juifs durant la guerre
80 ans après une purge fasciste des Juifs des institutions académiques, des universités vont organiser une cérémonie de mémoire le 20 septembre

Dans la première moitié du 20e siècle, la famille royale d’Italie aimait passer ses étés à San Rossore, un domaine idyllique de la ville de Pise en Toscane. Passionné de chasse, le Roi Victor Emanuel III appréciait tout particulièrement le beau domaine de chasse et les plages vierges de San Rossore. Chaque année, il y transférait la cour royale de juin jusqu’à novembre.
C’est à San Rossore que le roi a reçu les nouvelles de la marche fasciste de Rome en octobre 1922 – il a alors choisi d’ignorer la demande du Premier ministre Luigi Facta d’instaurer la loi martiale. Le roi a donc ouvert les portes au dictateur Benito Mussolini, qui a été nommé en tant que Premier ministre quelques jours après la marche.
C’est également à San Rossore que 16 ans plus tard, le 3 septembre 1938, Emanuel a signé le premier décret imposant des lois anti-juives en Italie : la Loi Numéro 1390 : « Mesures pour défendre la race dans les écoles fascistes ».
La loi a conduit à l’expulsion de tous les étudiants, enseignants, universitaires juifs des écoles et universités italiennes, à partir de l’année universitaire suivante. Des seules universités, 96 des professeurs titulaires et associés, 133 assistants et des centaines de maîtres de conférence ont été expulsés, avec plus de 1 500 étudiants.
Au total, les Juifs représentaient 7 % des universitaires italiens – un taux par habitant énorme, dans un pays disposant d’une population juive de
45 000 personnes sur 43 millions de citoyens.
Quatre-vingt ans plus tard, à tout juste quelques kilomètres de ce qui est maintenant le parc national de San Rossore, le monde académique italien s’excusera officiellement pour cette expulsion. Le 20 septembre, l’Université de Pise accueillera une Cerimonia delle Scuse e del Ricordo, ou Cérémonie d’Excuse et de Commémoration.

La cérémonie s’inscrit dans un grand programme pour marquer le 80ème anniversaire des lois raciales. Depuis le 5 septembre, le programme comprend des expositions, des conférences, des projections et différents événements pour le grand public et les écoles. Parmi les personnalités présentes, il y aura la présidente de l’Union des Communautés juives d’Italie Noemi Di Degni, et la survivante de la Shoah et sénatrice à vie Liliana Segre.
« Nous avons eu cette idée il y a plus d’un an. Puisque le premier décret mettant en place les Lois raciales italiennes a été signé à Pise, et que 20 professeurs ainsi que 250 étudiants juifs ont été expulsés de notre université, nous avions le devoir de nous souvenir de cette action honteuse », a expliqué Paolo Maria Mancarella, recteur de l’Université de Pisa, au Times of Israël.
Mancarella a dit que le plan a été immédiatement soutenu par les écoles des hautes études de Pise, les autorités régionales, les autres universités de Toscane, et l’organisation mère, le Conseil des recteurs des universités italiennes (CRUI).
« Ensemble, nous avons décidé de donner de la substance à nos intentions et à la commémoration avec un geste tangible, en organisant un moment officiel – d’où l’idée d’une cérémonie à laquelle participeront les plus hauts représentants des universités italiennes, en apportant ainsi une reconnaissance morale à tous les membres des communautés juives qui seront présents », a-t-il expliqué.
Le soutien du Conseil des recteurs des universités italiennes donne à la cérémonie une dimension nationale, qui sera diffusée en direct. La lettre d’excuse officielle, signée par les recteurs, sera lue comme point d’orgue d’une conférence universitaire de trois jours. Pour l’occasion, le CRUI a aussi décidé de tenir sa rencontre mensuelle à Pise.

« Nous croyons que la présence des recteurs de toutes les universités italiennes est fondamentale pour exprimer le sentiment de toute la communauté universitaire italienne, pour marquer le fait que ce n’est pas quelque chose qui a été entrepris par quelques personnes, mais que la démarche est soutenue par tout le monde », a déclaré le recteur de l’université de Naples et président du CRUI Gaetano Manfredi.
« Se souvenir de ce qui s’est passé est triste mais important, non seulement pour reconnaître le manque de réaction de la part du milieu universitaire à l’époque, mais aussi pour nous rappeler nos responsabilités devant toute forme d’intolérance aujourd’hui et à l’avenir », a déclaré Manfredi.
Un silence qui résonne encore
La réaction du monde académique italien à la persécution de leurs collègues juifs était un silence de complicité. Des 866 universitaires « aryens » à qui l’on a offert les postes des professeurs juifs, seul un a refusé.
Et la situation n’a pas été totalement réglée après la guerre, quand les universitaires expulsés ont été réintégrés. Ceux qui avaient remplacé les Juifs ont gardé leurs postes et sont restés comme les premiers titulaires des postes. Les professeurs juifs ont été considérés comme du « personnel supplémentaire » et ont souvent été licenciés à la première opportunité, comme Francesca Pelini et Ilaria Pavan l’expliquent dans le livre La doppia epurazione (La double purge »).
Initiatrice de la cérémonie, l’Université de Pise représente elle-même un exemple pour le moins frappant.

« L’université et la ville étaient le foyer d’une population juive vibrante qui se caractérisait par une riche tradition cosmopolite », a rappelé Fabrizio Franceschini, professeur de littérature à l’université de Pise.
« Alessandro D’Ancona, professeur juif de littérature, était le maire de Pise au début du 20e siècle. De 1898 jusqu’à 1920, l’université avait un recteur juif, le professeur David Supino, alors que des dizaines d’étudiants étrangers d’Europe centrale et de l’est, dont beaucoup étaient Juifs, sont venus en masse étudier ici. Il y avait même une organisation qui les aidait à déposer leur candidature », a déclaré Franceschini.
Les histoires des étudiants expulsés constituent d’ailleurs le sujet d’un projet de recherche académique encadré par Michele Emdin, professeur de cardiologie à l’école Sant’Anna des Hautes études de Pise. Emdin est le petit-fils de Naftoli Emdin, l’un des professeurs juifs expulsés. L’étude sera publiée dans les prochaines semaines par les Presses Universitaires de Pise.
Certains des professeurs privés de leur poste ont quitté l’Italie – dont le célèbre Giulio Racah, un fervent sioniste qui est parti en Palestine sous mandat britannique où il est devenu professeur de physique théorique, et ensuite doyen et recteur à l’université Hébraïque de Jérusalem.
De ceux qui sont restés, certains ont réussi à se cacher durant l’occupation nazie de l’Italie. D’autres ont été tués, comme Ciro Ravenna, qui a été envoyé à Auschwitz. Enrica Calabresi s’est empoisonnée en prison après avoir été arrêtée par les nazis en 1944.
Trop peu, trop tard

Beaucoup, y compris les organisateurs de la conférence eux-mêmes, reconnaissent que l’excuse est arrivée bien tard – et ils se demandent si cela peut être considéré comme étant suffisant.
« Je pense que n’importe quel acte public d’excuse par une institution public, même tardivement, est quelque chose de positif parce que cela représente une étape vers la reconnaissance de ce qui s’est produit. En outre, il est bon que les représentants actuels des universités prennent la responsabilité de ce que leurs institutions ont fait à l’époque », a déclaré Gadi Luzzatto Voghera, directeur de la Fondazione Centro di Documentazione Ebraica Contemporanea (Centre pour la documentation juive contemporaine) à Milan.
« Pourtant, je reste sceptique quant à l’usage du mot ‘excuse’, parce qu’une ‘excuse’, dans la culture catholique qui est encore dominante en Italie, implique une demande de pardon qui, dans ce cas, ne peut pas être accordée puisque tous ceux qui ont été expulsés sont morts », a déclaré Voghera.
« De plus, et peut-être encore plus qu’aux Juifs italiens contemporains, les excuses devraient être adressées à toute la communauté et la société scientifique italienne, si l’on considère les dommages irréparables qui ont été causés par la perte des universitaires juifs », a-t-il dit.
Voghera a déclaré qu’une manière concrète de se racheter pourrait passer par la création d’un département des études juives dans des universités italiennes.
« L’Italie est le seul pays du monde occidental où des [départements d’études juives] n’existent pas. Sans mentionner le fait que la langue hébraïque est enseignée dans la branche des langues orientales, en ignorant ainsi que pendant au moins 1 000 ans, des Juifs italiens sur le sol italien ont produit des chefs-d’œuvre en hébreu », a expliqué Voghera.
« Le fait qu’ils ne soient pas considérés comme faisant partie de la tradition italienne est un coup dur pour la culture du pays, cela prouve que le Juif continue d’être considéré comme ‘l’autre’ », a-t-il dit.
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