Devant la Haute cour, la crainte d’une annexion voilée derrière la saisie de troupeaux en Cisjordanie
Les bergers palestiniens ont porté plainte après que le Conseil régional de la Vallée du Jourdain s'est emparé de centaines d'animaux grâce à des décrets municipaux, réclamant des milliers de shekels pour les rendre à leurs propriétaires
Jeremy Sharon est le correspondant du Times of Israel chargé des affaires juridiques et des implantations.
La semaine dernière, la Haute cour de justice s’est penchée sur une requête qui concernait la saisie par les autorités israéliennes – une saisie qui serait illégale – d’animaux de bétail appartenant à des bergers palestiniens en Cisjordanie. Cette initiative, si elle paraît prosaïque, pourrait avoir un impact majeur dans l’évaluation, par les tribunaux, de la réelle légalité du renforcement du contrôle exercé par Israël sur le territoire disputé.
Les juges ont pu entendre les intervenants donner des détails du dossier dans la journée de mercredi – un dossier qui implique la saisie de centaines de vaches et de moutons qui s’étaient, selon les autorités israéliennes en charge du territoire, éloignés des troupeaux gardés par les éleveurs palestiniens de la Vallée du Jourdain, une région de la Cisjordanie.
Les animaux avaient été saisis par le Conseil régional de la Vallée du Jourdain qui réclame dorénavant aux propriétaires des frais atteignant des centaines de millions de shekels pour pouvoir récupérer leurs bêtes.
Le fait que le Conseil régional ait effectué ces saisies sous couvert de décrets municipaux rend l’affaire éminemment politique.
Selon la requête, l’imposition de décrets municipaux israéliens aux Palestiniens, qui ne sont pas citoyens d’Israël, viole le droit international et, en particulier, les clauses qui définissent les droits d’une population placée sous occupation militaire formelle. Une telle imposition pourrait être constitutive d’une forme d’annexion dans la mesure où Israël appliquerait sa propre loi civile – et non sa loi militaire – à une population civile étrangère.
Les plaignants sont les éleveurs palestiniens dont les animaux ont été saisis. Ce sont des résidents de petites communautés de la Zone C en Cisjordanie, une zone où Israël exerce un contrôle civil et militaire total. Ces bergers font paître leurs troupeaux dans les secteurs qui se trouvent dans les frontières légales du Conseil régional.
Le Conseil de la Vallée du Jourdain, déclare la requête, « se pose en régisseur de la vie d’individus qui ne sont pas ses résidents et qui ne votent pas dans le cadre de ses institutions, et qui ne peuvent pas non plus s’y faire élire ».
Permettre à une telle pratique de continuer accorderait, dans les faits, à tous les autres Conseils régionaux situés dans la Zone C une autorité nouvelle à l’égard des Palestiniens, ce qui élargirait considérablement le champ d’application du droit civil israélien aux Palestiniens, note la requête.
Depuis qu’Israël a pris le contrôle de la Cisjordanie – qui se trouvait alors entre les mains de la Jordanie – au cours de la guerre des Six jours, en 1967, l’État juif n’a jamais annexé le territoire ou appliqué sa loi civile aux résidents palestiniens qui y vivent. C’est la loi militaire qui y est en vigueur – comme le prône le droit international dans le cas des populations placées sous occupation.
L’application du droit civil – local ou national – aux Palestiniens de Cisjordanie poserait également des problèmes juridiques de premier ordre, souligne la requête. Les Palestiniens se trouveraient sous la coupe de législations auxquelles ils n’ont pas pu apporter de contribution démocratique et sur lesquelles ils n’ont aucune influence au vu de leur incapacité à voter dans les institutions israéliennes – que ce soit pour la Knesset ou pour les Conseils régionaux – et de leur incapacité à y être élus.
De manière cruciale, l’armée israélienne et le Bureau du procureur de l’État ont fait savoir qu’ils reconnaissaient, comme l’affirme la requête, que les Conseils régionaux israéliens n’ont pas l’autorité nécessaire pour imposer leurs décrets aux habitants palestiniens du secteur.
Cette affaire survient également dans un contexte d’incidents de harcèlement et de violences commises à l’encontre des bergers palestiniens par des extrémistes juifs – des incidents qui se sont concentrés dans le sud des collines de Hébron et dans la Vallée du Jourdain, en particulier depuis que la guerre a éclaté à Gaza, conflit déclenché par le massacre commis par le groupe terroriste du Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre.
Ces attaques des partisans du mouvement pro-implantation ont amené environ 1 500 résidents qui vivaient dans 18 communautés de bergers à quitter leurs villages et leurs terres, a annoncé le groupe de défense des droits de l’Homme israélien B’Tselem.
Le dossier présenté devant la Cour
À trois occasions distinctes, les responsables du Conseil régional ont saisi des vaches et des moutons qui appartenaient aux bergers habitant la zone où, ont affirmé les officiels, les animaux pâturaient sans autorisation officielle préalable. Les officiels ont aussi déclaré que les cheptels mettaient en danger la sécurité publique.
Lors de cette première confiscation, le Conseil a fait parvenir aux propriétaires des bêtes une facture de 49 000 shekels – pour le piégeage, le transport et l’entretien de 19 vaches qui avaient été saisies. La facture était à régler avant la restitution du cheptel. Dans le deuxième incident, ces frais ont atteint la somme de 144 000 shekels après la saisie de 200 vaches. Dans le troisième, deux bergers ont été sommés de payer 75 000 shekels chacun pour pouvoir obtenir la restitution d’environ 600 moutons.
Les requérants, qui sont représentés par l’organisation Yesh Din, un groupe pacifiste qui lutte contre les implantations, contestent avec force le récit des circonstances qui ont été celles de la saisie de leurs animaux. Ils affirment que, dans le cadre du premier incident, ce sont des extrémistes qui ont volé les bêtes, les emmenant dans un secteur où ils étaient en droit d’appeler le Conseil régional pour lui demander de les saisir. Lors du deuxième incident, déclarent les bergers, ces éleveurs ont été trompés, amenés à aller faire paître leurs troupeaux dans un endroit où ils n’étaient pas autorisés à le faire. Et dans le troisième, les moutons se trouvaient à au moins 500 mètres des frontières de l’implantation israélienne, disent-ils.
Pendant l’audience de mercredi, les magistrats de la Haute cour de justice se sont toutefois concentrés non pas sur les détails de ces confiscations en elles-mêmes mais sur la décision prise par le Conseil régional de la Vallée du Jourdain de commencer à faire appliquer ses propres décrets à la communauté des bergers palestiniens locaux.
Lors de l’audience, la juge Daphna Barak Erez, qui présidait le panel de trois magistrats qui se prononcera sur le dossier, a contesté avec force l’idée que le Conseil régional était en droit de demander de l’argent aux propriétaires palestiniens des animaux pour les dépenses relatives à la saisie de ces derniers.
Le juge Yechiel Kasher a examiné les raisons avancées par le Conseil pour justifier la saisie et la conservation des animaux, et notamment l’affirmation faite que ces derniers mettaient en danger la sécurité publique.
« Vous dites qu’il faut confisquer ces animaux pour dégager, par exemple, la Route 90. Mais aussitôt que la route est dégagée, vous n’avez plus d’autorité », a indiqué Kasher, laissant entendre que conserver plus longtemps le bétail et demander un paiement, quel qu’il soit, aux propriétaires des bêtes outrepassait les compétences du Conseil régional.
L’obligation de protéger la sécurité publique – l’argument de la défense
Avi Segal, l’avocat qui représente le Conseil régional de la Vallée du Jourdain, a toutefois déclaré que les décrets municipaux qui ont été adoptés par le Conseil en 2020 s’appliquaient spécifiquement au territoire placé sous sa compétence et que ce dernier avait donc le droit de prendre des mesures contre les propriétaires des animaux égarés pour des raisons de sécurité publique.
Il a précisé que, dans le cadre des deux premiers incidents, les cheptels ne portaient aucune marque susceptible de les identifier et qu’il avait donc été impossible de déterminer s’ils appartenaient à un berger palestinien. Il a noté que le Conseil avait été toutefois placé dans l’obligation de faire appliquer la loi à des fins de protection de la sécurité publique.
Segal a insisté de manière répétée sur le fait que les bergers palestiniens avaient violé la loi, faisant paître leurs troupeaux sans autorisation officielle. Il a fait remarquer les coûts assumés par le Conseil concernant l’alimentation des animaux et leur vaccination.
Les plaignants, de l’autre côté, ont déploré le fait qu’ils étaient dans l’incapacité d’obtenir les autorisations nécessaires pour faire paître leurs bêtes, le Conseil régional de la Vallée du Jourdain ne lançant aucun appel d’offres publics pour de telles licences.
Segal a aussi souligné les problèmes posés par les incidents répétés d’animaux déambulant sur les routes en matière de sécurité, établissant dans sa réponse écrite au tribunal que 112 incidents de ce type avaient été enregistrés au cours des dix derniers mois, entraînant « des dizaines » d’accidents de la route.
« La finalité toute entière de cette requête est d’accorder une légitimité aux actes criminels des requérants, de façon à ce qu’il puissent continuer à se conduire comme ils le souhaitent dans la zone placée sous l’autorité de l’accusé [le Conseil régional] en mettant, dans les faits, en péril la sûreté et la sécurité des résidents qui vivent sur le territoire du Conseil », a affirmé Segal.
« Les requérants vous demandent de leur donner la permission de continuer leurs actes criminels. Il est impensable de se dire qu’un criminel a pu déposer une requête devant la Haute-cour puis lui demander de l’autoriser à continuer à mener ses activités contraires à la loi. »
Une autorité douteuse
Les magistrats n’ont toutefois pas paru convaincu de l’autorité que pourrait avoir le Conseil national sur les bergers palestiniens. Barak-Erez a demandé avec insistance au président du Conseil, David Elhayani, pourquoi ce dernier n’appelait pas tout simplement l’Administration civile en renfort pour prendre en charge ce problème.
L’Administration civile est un département du ministère de la Défense qui est chargé des affaires civiles palestiniennes en Cisjordanie. Son département consacré à l’agriculture a notamment pour mission de s’occuper des têtes de bétail égarées.
Les juges ont demandé à entendre l’intervention d’un agent de l’unité de l’Administration civile en charge des affaires agricoles dans le secteur de la Vallée du Jourdain. Ce dernier a indiqué devant la Cour qu’il s’occupait régulièrement d’animaux qui s’étaient éloignées de leurs troupeaux et qu’il était à la disposition du Conseil.
Vers la fin de l’audience, Barak-Erez a demandé à Segal si le Conseil régional accepterait de confier les animaux saisis à l’agent de l’Administration civile sans devoir assumer des coûts de transport, ce qui ouvrirait une voie possible à une résolution de l’affaire.
L’agent a toutefois hésité à s’engager pleinement dans ce projet, disant qu’il devait vérifier ce qu’il pouvait faire.
Les requérants cherchent également une injonction intérimaire plus large contre le Conseil régional de la Vallée du Jourdain qui interdirait à ce dernier de saisir des cheptels appartenant à des bergers palestiniens, sauf dans des cas d’urgence en lien avec la sécurité publique.
« Les requérants appartiennent à une communauté vulnérable, pauvre et démunie de bergers dans la Vallée du Jourdain », a écrit l’avocat israélien spécialisé dans les droits de l’Homme, Michael Sfard, dans la requête. Il représente à la fois les éleveurs de moutons et de vaches et Yesh Din.
« Ces familles vivent dans la Vallée du Jourdain depuis de nombreuses générations et elles entretiennent un mode de vie quasiment biblique d’élevage de moutons. L’élevage fait partie de leur culture, c’est leur occupation, c’est leur revenu et c’est également une partie de leur identité. »
Cela serait mis en péril, a indiqué Sfard pendant l’audience, si la nouvelle pratique de saisie du Conseil régional devait continuer.