Dialoguer avec une survivante de la Shoah, grâce à l’intelligence artificielle
La conversation vidéo se fait via un casque à réalité virtuelle ou un smartphone ; cette technologie a été développée par l'entreprise Storyfile de Los Angeles
« Inge, raconte-moi les camps de concentration. »
À l’aide de l’intelligence artificielle (IA), une survivante de la Shoah répond aux questions et revient sur les épreuves de sa vie dans un dialogue à vocation éducative.
Sur l’écran, Inge Auerbacher évoque d’un ton posé le sens de l’étoile jaune cousue à l’époque sur son manteau, la nuit de sa déportation, sa traversée en bateau vers les États-Unis après la guerre.
En arrière-plan, sur l’écran en plusieurs dimensions, on voit des bâtiments qui brûlent, des vitrines qui explosent : c’est la Nuit de cristal, une série de pogroms lancés en Allemagne contre les Juifs du 9 au 10 novembre 1938.
La conversation se fait via un casque à réalité virtuelle (RV) ou un smartphone.
L’idée est de « donner l’occasion aux jeunes de rencontrer face-à-face une survivante de la Shoah » grâce à l’IA, a expliqué à l’AFP Stephen Smith, directeur de Storyfile, l’entreprise de Los Angeles qui a développé cette technologie de conversation vidéo.
Auerbacher, 88 ans, est venue à Berlin de New York où elle vit, pour la présentation cette semaine de cet outil éducatif.
« Cette technologie existe et il faut l’utiliser. L’histoire est vivante : il ne faut pas oublier ce qui s’est passé », a-t-elle dit.
Sur le revers de sa veste, une broche en forme de papillon. Cette Américaine d’origine allemande, déportée à l’âge de 7 ans dans le camp nazi de Theresienstadt (République Tchèque), en a fait un symbole rappelant la mémoire de 1,5 million d’enfants juifs tués dans les camps d’extermination nazis durant la Seconde Guerre mondiale.
60 questions
Témoigner est le combat de sa vie. Cette femme aux cheveux noirs coupés courts a écrit six livres et des documentaires retracent son parcours pour maintenir vivace la mémoire de la Shoah.
L’IA permet, selon elle, d’ouvrir de nouvelles opportunités.
« Avec un livre, tu dois visualiser l’environnement dans ta tête mais avec cette technologie, on peut le voir de ses propres yeux. »
Cet outil arrive au moment où disparaissent les derniers survivants de la Shoah, interrogeant sur la question de la transmission de la mémoire.
Pour mettre au point cette animation, Auerbacher a répondu à plus de 60 questions en allemand et en anglais, lors d’une interview longue de deux jours.
Lorsqu’un utilisateur pose une question incluant un des mots clés affichés à l’écran, le système passe à cette section de l’interview et Auerbacher « répond », créant ainsi l’effet d’un échange immersif en tête-à-tête.
Le recours à cette technologie de pointe intervient dans un contexte de résurgence de l’antisémitisme dont s’alarment les autorités allemandes depuis plusieurs années.
Le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, Josef Schuster, a multiplié les appels pour renforcer la lutte contre la propagation des idées d’extrême-droite, représentées au Bundestag – le Parlement allemand – par le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) depuis 2017. L’AfD a été créé par d’anciens nazis.
« Grâce à la réalité virtuelle, nous réussissons à transmettre l’histoire avec beaucoup d’empathie et de sensibilité », a observé Felix Klein, le représentant du gouvernement fédéral pour la vie juive en Allemagne et la lutte contre l’antisémitisme.
« Que le début »
L’expérience, appelée « Raconte-moi, Inge… » a été présentée par l’entreprise StoryFile en partenariat avec le géant numérique Meta, qui a organisé l’événement dans ses locaux berlinois.
C’est une manière pour le groupe de « toucher le plus grand nombre de personnes » et de « les sensibiliser à la Shoah, qu’ils connaissent ou non » ce pan de l’histoire, selon Julia Reuss, directrice des politiques publiques d’Europe centrale pour Meta.
Elle affirme que ce n’est « que le début » et que des « centres de documentation », notamment, sont intéressés par la technologie.
Un deuxième projet de RV à destination des musées est en cours, a déclaré le patron de StoryFile qui a aussi été le directeur pendant 12 ans de l’USC Shoah Foundation, qui promeut l’éducation de l’histoire de la Shoah.
Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle a ressenti en voyant sa propre image dans le casque de RV, Auerbacher a répondu dans un éclat de rire : « Je me suis dit ‘qu’est-ce que j’ai l’air jeune !’ J’étais contente ».