Don d’organes et Torah : Des rabbins veulent briser les tabous et l’ignorance
Le judaïsme autorise le don d'organes pour sauver des vies, mais les communautés juives dans le monde se classent parmi les plus faibles en pourcentage de donneurs, vivants ou non
- Le rabbin Shmuly Yanklowitz, (à droite), à l'hôpital avec le receveur de son rein. (Autorisation)
- A titre d'illustration : Sur cette photo du 25 octobre 2013, un médecin fait le point sur la recherche en transplantation pulmonaire. (AP Photo/Chuck Burton)
- A titre d'illustration : Un appareil de dialyse pour traiter les maladies rénales. (Picsfive ; iStock by Getty Images)
- Sur cette photo prise le 28 juin 2016, le Dr Matthew Cooper, (à gauche), et le Dr Seyed Ghasemian, transplantent un rein donné à Brenda Hudson au MedStar Georgetown University Hospital à Washington. (AP Photo/Molly Riley)
NEW YORK – Le rabbin Steve Moskowitz affirme qu’il n’a rien fait d’exceptionnel lorsqu’il a donné un de ses reins à un étranger il y a 14 ans.
Il a tort.
Au-delà du fait qu’il s’agit d’un don altruiste, il est exceptionnel par le simple fait de sa religion. Car si le judaïsme autorise le don d’organes, d’yeux et de tissus pour sauver des vies, les communautés juives du monde entier se classent parmi les plus faibles en pourcentage de donneurs, vivants ou non. Il y a une foule d’explications à la réticence à s’inscrire, mais surtout à cause d’un manque de connaissances, affirment plusieurs personnes bien au fait de cette question.
« Il faut qu’il y ait plus de sensibilisation à ce sujet. Les gens ne songent pas à devenir des donneurs de leur vivant s’ils ne sont pas directement touchés par le problème. Quant au don après la mort, je peux dire en gros que tout le monde devrait le faire ; pourquoi ne pas le faire ? » demande Moskowitz.
Selon le ministère américain de la Santé et des Services sociaux (HHS – US Department of Health and Human Services), en janvier 2019, plus de 113 000 hommes, femmes et enfants étaient inscrits sur la liste d’attente nationale de transplantation. En 2018, 36 528 greffes ont été effectuées et 20 personnes meurent chaque jour en attendant une greffe.

L’État de New York a le taux d’enregistrement des donneurs d’organes le plus bas de tous les 50 États, selon le NYU Langone Health, avec seulement 30 % des résidents qui se sont inscrits pour être donneurs.
En revanche, la moyenne nationale est de 55 %, le Montana compte 93 % de la population enregistrée, l’Alaska 92 % et Washington 89 %, selon le HHS.
Selon Robby Berman, directeur exécutif de la Halachic Organ Donor Society (HODS), la raison en est en partie que la plupart des Juifs et des Chinois qui vivent en Amérique sont concentrés dans l’Empire State et que ces deux groupes ne sont généralement pas des donneurs.
« Les juifs laïcs et non observants refuseront toujours le don d’organes parce qu’ils pensent que le judaïsme ne le permet pas. J’ai rencontré des Juifs qui ont des tatouages et mangent des cheeseburgers, ce qui est clairement contraire à la loi juive, mais qui refusent de donner des organes à cause du judaïsme. C’est devenu un tabou aux proportions immenses », déclare M. Berman.
Ce faible taux a incité Berman à fonder HODS, qui, déterminé à changer les mentalités et à augmenter le nombre de donneurs d’organes, a recruté plus de 400 rabbins dans le monde pour qu’ils s’inscrivent au don d’organes et a parlé à plus de 30 000 Juifs dans plus de 12 pays sur ce sujet. Cependant, on ne sait pas exactement combien de personnes HODS a influencé parce que tous ceux qui s’inscrivent comme donneurs d’organes ne détiennent pas une carte HODS, a expliqué Berman.

Les raisons pour ne pas s’inscrire sont variées, mais proviennent d’une mauvaise interprétation de la halakha, ou loi juive.
La présidente de communauté Dina Najman, bioéthicienne certifiée et ancienne membre du conseil d’administration de HODS, a expliqué plus en détails la situation.
« Que la communauté juive, avec sa tradition de charité, g’milut chesed [actes de bonté humaine] et la valeur de pikuach nefesh [sauver une vie], ne puisse pas satisfaire suffisamment ses besoins en organes vitaux est suffisant pour exiger un examen sérieux des questions sociales et halathiques liées à la transplantation d’organes », affirme Najman.
Il y en a qui disent qu’on ne peut pas retarder l’enterrement des morts. D’autres redoutent le fait que l’on ne tire profit des morts. Enfin, il y a ceux qui disent qu’il est interdit de profaner les morts. Par conséquent, certains pourraient soutenir que le prélèvement d’organes sur un cadavre viole ces lois, a dit Mme Najman. Cependant, on peut transgresser toute interdiction de la Torah pour sauver une vie, tant qu’elle ne met pas en danger sa propre vie, ajoute-t-elle.
De plus, beaucoup de Juifs croient que le judaïsme interdit le don prélevé sur un cadavre parce que lorsqu’il y aura té’hiyat hametim (la résurrection des morts), le corps pourrait manquer de parties essentielles.
« C’est une excuse pour les gens qui disent : Comment ferons-nous sans notre foie ou notre cœur ? C’est clairement un argument absurde parce que si Dieu peut nous faire revivre pour té’hiyat hametim, sûrement, Il nous aidera à fonctionner. De plus, les organes et les tissus se désintègrent dans le sol et il est probable qu’ils ne seront même pas là pour té’hiyat hametim. Donc, cela n’est même pas un sujet de discussion légitime », explique Mme Najman.
À cette fin, LiveOnNY, l’organisme sans but lucratif de l’État chargé de l’achat d’organes, a récemment embauché le rabbin Ari Perl comme vice-président de la Jewish Community Engagement and Multicultural Education.

En plus d’avoir une présence quotidienne dans les hôpitaux et les centres de transplantation, LiveOnNY travaille à diffuser des informations sur les dons chaque jour lors de divers événements communautaires comme les festivals de rue, les courses de 5 km et les collectes de sang. Elle organise également une journée d’inscription des donneurs d’organes en octobre de chaque année.
Grâce à ses efforts, le New York State Registry est maintenant l’un des registres de l’État de New York qui connaît la croissance la plus rapide dans le pays, selon LiveOnNY. Le registre des donneurs d’organes de New York compte plus de 5,5 millions de donneurs, soit plus que la population de
27 États. Néanmoins, il subsiste encore une différence de 25 points de pourcentage dans les taux d’inscription par habitant entre New York et le reste du pays.
Bien que les taux d’enregistrement des donneurs juifs et chinois ne soient pas assez bas pour expliquer l’écart, M. Perl a dit qu’il travaille directement avec les groupes – deux des plus grandes communautés religieuses et ethniques de la ville – pour augmenter leurs taux respectifs d’enregistrement et de consentement.

« La première chose que nous avons faite est de reconnaître que le progrès ne peut être accompli qu’en engageant un initié, un rabbin ayant une connaissance approfondie du don d’organes ainsi que de la loi et de la culture juives, pour sensibiliser et informer la communauté juive, a dit Perl.
Dans le passé, lorsqu’une famille juive répondait à l’occasion de faire don d’organes en disant « notre religion ne le permet pas », LiveOnNY ne disposait pas des arguments adéquats pour y répondre. Maintenant, si c’est un rabbin qui s’adresse à cette famille à l’hôpital, cette même famille est beaucoup plus disposée à avoir au moins une conversation sur le don, dit-il.
Dans le passé, lorsque LiveOnNY contactait un centre communautaire juif ou une synagogue pour collaborer à un programme de Shabbat sur le don d’organes ou à une initiative pédagogique, l’offre était généralement poliment refusée, explique-t-il. Maintenant, quand il s’agit d’un rabbin qui parle à un autre rabbin, ou d’un rabbin qui parle à un directeur de l’éducation juive, la demande est accueillie avec plus d’intérêt et d’enthousiasme.
« Passer la porte, c’est plus que la moitié du combat. Une fois que nous sommes en mesure de faire participer les familles et les communautés ouvertes à être informées, beaucoup d’idées fausses et de préjugés peuvent être mis de côté », a ajouté Perl.
Au-delà des centres communautaires et des synagogues, HODS cherche à atteindre les étudiants par le biais de son programme HODS Ambassadors Program. L’organisme à but non lucratif prévoit d’accorder cinq bourses à des étudiants juifs de niveau universitaire qui souhaitent devenir des défenseurs du don d’organes sur les campus. Les personnes sélectionnées seront informées sur les aspects scientifiques du don d’organes et se familiariseront avec les questions entourant le don d’organes en droit juif, a dit M. Berman.

Ce genre d’initiatives est vital, a déclaré le rabbin Shmuly Yanklowitz, directeur exécutif de l’organisation pluraliste Valley Beit Midrash à Phoenix, en Arizona.
Depuis qu’il a fait don d’un rein à un jeune étranger israélien en 2015, Yanklowitz a sillonné le pays pour raconter son histoire et sensibiliser les gens à la nécessité de faire un don de son vivant ou après la mort.
« L’information sur cette question est très faible. Les gens se sentent vraiment mal outillés pour expliquer le problème », explique M. Yanklowitz.
« Il y a la connaissance médicale, la connaissance des textes juifs et la réalité sur le terrain. La plupart des grandes institutions juives n’abordent pas du tout cette question – et l’une des valeurs les plus importantes que nous accordons est de sauver des vies humaines. »
Des lois sur le prélèvement d’organes post-mortem automatique sans consentement ont récemment été votées en France et en Russie. Le Grand rabbin de Russie et le Grand rabbin Michel Gugenheim de Paris ont alors vivement recommandé aux Juifs de leurs pays de s’inscrire sur le fichier national de refus de prélèvement d’organes post-mortem sans consentement.
« Nous comprenons que les organes sont nécessaires pour une greffe. Mais les prélever à une personne contre la volonté de ses proches est inimaginable », avait déclaré le grand rabbin de Russie, Berel Lazar, cité par les agences de presse russes.
« Le corps humain, tout comme son âme, est un don de Dieu […] et nous n’avons pas le droit d’utiliser notre corps d’une mauvaise manière, ni lorsque nous vivons, ni après notre mort », avait alors souligné Lazar.
La Russie effectue très peu de greffes d’organes en comparaison avec les pays occidentaux, avec notamment moins de 2 000 opérations de ce genre effectuées en 2015, selon le quotidien officiel Rossiïskaïa gazeta.
Dans les colonnes de l’hebdomadaire juif Actualité Juive, le rabbin Michel Gugenheim nuance et précise tout d’abord les cas où le don est permis voire obligatoire.
C’est le cas du prélèvement à partir « d’un donneur vivant qui effectuerait un don d’organes [sans mettre sa vie en danger] à un proche compatible » : il s’agit d’une « grande mitsva, » dit-il.
Le deuxième concerne le don post-mortem, plus délicat. « Si tirer profit d’un défunt et ne pas l’enterrer, tombe sous le coup d’un triple interdit, celui-ci peut être repoussé par l’application de la règle selon laquelle préserver une vie humaine repousse tous les interdits de la Torah ». A la condition, toutefois précise-t-il, que le futur donneur soit identifié. Selon le Grand rabbin de Paris, il est interdit que l’organe prélevé soit conservé dans une banque pour « une utilisation ultérieure ».
Le troisième cas, est un cas-limite et problématique. Celui où l’on prélève un ou des organes d’une personne dont on est un certain de la mort imminente, mais à qui l’on doit prélever les organes de son vivant pour pouvoir ensuite les transplanter. « Dans ce cas, le principe halakhique selon lequel ‘on ne repousse pas une vie au bénéfice d’une autre vie’ l’emporte et le prélèvement est donc interdit ».
Problème, on ne peut prélever cœur et foie que du vivant d’un donneur potentiel. Ces prélèvements seraient donc systématiquement interdits, quitte à ne pas sauver la vie de personnes attendant une transplantation.
Cependant, rappelle le rabbin Gugenheim lui-même, une décision rabbinique israélienne datant de la fin des années 90 « avait donné l’autorisation de ces transplantations, ce qui avait provoqué une vive contestation de la part des plus grands décisionnaires de la Torah ». Décisionnaires ultra-orthodoxes du côté de qui le grand rabbin de Paris a généralement tendance à se ranger. Il préconise donc le « doute juridique ».
Ainsi pour éviter l’automatisme du prélèvement induit par la nouvelle disposition, et laisser ce difficile choix aux proches, le rabbin Gugenheim appelle « fermement » à s’inscrire sur le fichier national du refus. Choquant ?
Le débat n’est pas fini en Israël, notamment autour de la question centrale de la mort cérébrale. Comme le rappelle le blog Modern Orthodox, qui a produit un état des lieux du débat, assez détaillé, l’avis du rav Moshe Fenstein, un autre décisionnaire orthodoxe central, suscite le débat, le « rav Tendler, gendre du rav Fenstein et spécialiste en éthique médicale, affirme catégoriquement que son beau-père [figure éminemment respectée du monde ultra-orthodoxe, Ndlr] considérait la mort cérébrale comme mort valable et apporte comme preuve une de ses responsum (iguerot Moché, Y.D III, 132).
La loi juridique israélienne est en contradiction avec la loi juive. La mort intervient avec l’arrêt du cœur selon la Torah, tandis que la loi juridique stipule qu’elle intervient avec l’arrêt des fonctions cérébrales. L’intervalle de temps entre l’arrêt du cœur et le prélèvement des organes est trop court, et les organes ne pourront pas être utilisés pour une transplantation.
En revanche, si l’on souhaite donner ses organes après notre mort, il est possible de s’inscrire sur un registre en Israël.
« L’Eglise orthodoxe russe pourrait […] soutenir l’idée du don [d’organes] volontaire dans notre pays », avait déclaré de son côté Dimitri Perchine, qui préside la commission missionnaire du conseil du diocèse de Moscou, cité par l’agence publique RIA Novosti.
« La tradition chrétienne ne prévoit pas d’obstacle à cela », avait-il souligné.
Pour l’islam, il existe un large consensus sur la légalité religieuse de la plupart des formes de don d’organes.
L’équipe du Times of Israël a contribué à cet article.
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