Etats-Unis: plus de 1000 Juifs manifestent pour l’avortement devant le Capitole
Un grand nombre de femmes présentes font part de leur colère de devoir continuer à se battre pour conserver un accès légalisé à l'interruption volontaire de grossesse
WASHINGTON (JTA) — Tel qu’il avait conçu à l’origine, l’année dernière, le Rassemblement juif pour la justice devant l’avortement voulait être une cérémonie de clôture puissante organisée à l’issue de la conférence à l’Institut de Washington du groupe NCJW (National Council of Jewish Women). Quelques centaines de participantes étaient attendues à cette occasion.
Mais tout a changé au début du mois, quand Politico a diffusé un document de la Cour suprême qui avait fuité et qui prévoit de renverser l’arrêt Roe v. Wade – un arrêt historique de 1973 protégeant et légalisant au niveau fédéral l’accès à l’avortement.
Et au lieu d’un rassemblement standard de fin de conférence, la foule qui s’est réunie mardi matin sur le National Mall, aux abords du Capitole, était composée de plus d’un millier de Juifs venus de New York, de Washington, de Chicago et de tout le pays – et même d’Israël. Tous ont décidé de profiter de cette manifestation pour exprimer leur indignation et leur solidarité.
« La lutte pour les droits des Femmes entre dans le cadre de mon activisme juif depuis toujours », a dit Laura Weil, venue à Washington avec les membres de sa synagogue de Virginie. « Je suis venue pour garantir ce droit à ma petite-fille d’un an et à sa mère, ma fille – le droit de pouvoir décider si elle continuera à agrandir sa famille, et le droit de décider quand le faire. »
Les sondages révèlent que les Juifs américains sont plus attachés au droit à l’avortement que les autres groupes religieux, même si les orthodoxes favorisent, pour leur part, davantage de restrictions sur l’avortement que ce n’est le cas pour la majorité des Juifs libéraux.
Sheila Katz, directrice-générale du NCJW et organisatrice de la manifestation, explique à JTA qu’elle s’attendait à ce que la Cour suprême s’empare du sujet comme elle le fait maintenant, et qu’elle la soupçonnait de vouloir le faire. « Mais le constater concrètement et par écrit, voir le mépris total exprimé à l’égard des femmes et des personnes qui peuvent tomber enceintes est quelque chose de terrible », a-t-elle dit.
Elle a ajouté que cette décision de renverser l’arrêt Roe v. Wade « n’est pas seulement une question profondément juive mais aussi une question de liberté religieuse ».
Alors que le rassemblement a commencé à neuf heures du matin, les bus en provenance de synagogues et d’organisations juives de New York et du New Jersey sont partis à quatre heures du matin pour être à l’heure, alors qu’une lune presque pleine éclairait encore la nuit de ses ombres. J’ai moi-même embarqué dans l’un de ses bus avec un groupe de sept personnes du temple Emanu-El – et avec parmi elles le rabbin Joshua Davidson, la rabbin Sara Sapadin et la chantre Sara Anderson. « Je ne mets mon réveil que deux fois par an, pour Rosh Hashanah et pour Yom Kippur. Mais aujourd’hui, je l’ai exceptionnellement mis », s’est amusé Davidson alors que notre bus quittait East 65th Street. « Nous sommes tous ici pour un certain nombre de raisons différentes mais nous partons tous du même principe, celui que nos voix ne pourront pas se faire entendre si nous ne nous exprimons pas et que ce que nous allons faire aujourd’hui est de la plus haute importance. »
Pour Alison Bell, membre du groupe du Temple Emanu-El, se rendre à la manifestation était une évidence malgré l’heure de départ matinale. « Si nous disons que nous sommes pro-choix mais que nous ne nous défendons pas et que nous ne sommes pas prêtes à faire des efforts pour cette cause, alors que valent vraiment nos convictions ? » interroge-t-elle. « C’est la raison pour laquelle il est important pour moi de défendre ce en quoi je crois dans ma vie – pour moi, mais aussi pour ma fille ».
Au rassemblement, l’ambiance était animée, avec des étreintes partagées entre vieux amis et entre connaissances. Si de nombreuses personnes présentes étaient heureuses d’être entourées par les membres de leur communauté, beaucoup de femmes ont fait part de leur choc et de leur colère de devoir continuer à manifester pour le droit à l’avortement – pour la deuxième fois, troisième fois voire pour la dixième fois pour certaines d’entre elles.
« Etre pro-choix, je m’en souviens, ça été la première question politique sur laquelle je me suis positionnée quand j’avais peut-être 12 ans », s’est exclamée Lisa Mackem, venue de Virginie avec la communauté Rodef Shalom.
Mackem se rappelle être venue au même endroit en faveur du droit à l’avortement quand elle était à l’université, en 1989. « Et je ne peux pas croire que nous nous trouvions là à nouveau, à manifester pour la même chose. C’est effrayant de constater combien nous sommes revenus en arrière alors que nous avons tenté de continuer à avancer pendant tout ce temps », regrette-t-elle.
Des panneaux brandis lors du rassemblement invoquaient la mémoire de Ruth Bader Ginsburg, magistrate à la Cour suprême et pionnière de la défense des droits des Femmes, et soulignaient l’idée que l’accès à l’avortement est conforme à la loi juive – un argument repris et répété par plusieurs intervenantes.
« Le judaïsme autorise l’avortement et il l’exige quand la vie d’une femme enceinte est en péril », a clamé Katz à la tribune. « La liberté religieuse doit être un bouclier protégeant les personnes issues des minorités religieuses et elle ne doit pas être une épée de la discrimination qui serait utilisée pour nous frapper. La seule manière de pouvoir réellement bénéficier de la liberté religieuse dans ce pays est de garantir que chaque individu pourra prendre ses propres décisions concernant son corps, sa vie et son avenir. »
Le rassemblement devait initialement avoir lieu sur les marches de la Cour suprême où, les années précédentes, le NCJW avait fait pression sur les membres du congrès concernant des questions relatives à la justice sociale en faveur des femmes et des enfants. Cette année, à cause de barrières qui viennent tout juste d’être installées sur les marches, le rassemblement s’est déplacé sur une pelouse du National Mall, explique Katz à JTA. Même s’il est organisé par le NCJW, le rassemblement est parrainé par plus de 150 synagogues et organisations juives.
Un autre objectif poursuivi par ce rassemblement est de souligner combien le soutien au droit à l’avortement est diversifié, mettant l’accent sur la solidarité entre les différents courants du judaïsme et entre les différentes confessions sur la problématique de l’accès à l’avortement. Des rabbins issus de chaque courant majeur du judaïsme se sont exprimés à la tribune : tous font partie de l’initiative du NCJW « Rabbis for Repro », un groupe de rabbins américains qui se sont engagés à soutenir les droits reproductifs au sein de leurs congrégations.
« La Halakha [loi juive] estime que la vie ne commence pas à la conception », affirme le rabbin Dov Linzer, responsable de la yeshiva Chovevei Torah dans le Bronx. « Dans certains cas, c’est un devoir religieux de se faire avorter. Garantir l’accès à l’interruption volontaire de grossesse est une question de liberté religieuse ».
Plusieurs rabbins ont exprimé le même sentiment, ainsi que des responsables religieux chrétiens. « Ma liberté d’agir conformément à mes croyances religieuses est en train d’être effacée », a déploré Deborah Waxman, rabbin et présidente du mouvement reconstructionniste.
Katz a souligné que c’est à cause de cette question de liberté religieuse qu’il fallait précisément organiser un rassemblement juif alors même que d’importants défilés et autres manifestations laïques ont lieu dans tout le pays. « Depuis trop longtemps, un petit groupe particulièrement bruyant de la droite religieuse impose son narratif sur la foi et sur l’avortement », a-t-elle dit à JTA. « Ce narratif est tout simplement mensonger. Depuis trop longtemps, les Juifs sont laissés à l’écart dans ce débat et le seul moyen à notre disposition pour contrer un narratif confessionnel est d’apporter un autre narratif confessionnel ».
Plusieurs membres du congrès ont aussi pris la parole, notamment les représentants juifs Carolyn Maloney, Andy Levin et Debbie Wasserman Schultz. Les politiciens ont exhorté la foule à voter pour des candidats pro-choix lors des prochaines élections.
« Nous ne vivons pas dans une théocratie chrétienne de droite – nous vivons dans une démocratie laïque et libérale », a dit Levin. « Si ma petite-fille ne peut pas bénéficier des mêmes droits dont bénéficiaient sa mère et sa grand-mère, c’est que quelque chose ne va plus. »
Un autre objectif du rassemblement a été de permettre d’entendre des voix diverses – et particulièrement celles des communautés marginalisées qui seront frappées de plein fouet par la décision de la Cour suprême, ce qui marque un changement intentionnel au sein de NCJW. L’organisation a annoncé le lancement du Fonds juif en faveur de l’accès à l’avortement lors de la conférence, qui organisera des collectes de fonds pour la Fédération nationale de l’avortement. L’argent ainsi recueilli aidera les femmes à pouvoir se faire avorter, et il aidera à financer le logement et les transports des femmes qui devront avoir recours à une IVG dans un autre état, si nécessaire. Suite au rassemblement, Katz note que le fonds a d’ores et déjà collecté 10 000 dollars.
Si le rassemblement a commencé à s’éparpiller au bout de deux heures – les températures particulièrement élevées peuvent expliquer le phénomène – la dernière intervenante, Heather Booth, a été lourdement applaudie par une foule qui s’est laissée aller à l’émotion. Booth, féministe et activiste dans la défense des droits civils, avait fondé le Jane Collective en 1965 qui avait aidé 11 000 femmes à se faire avorter dans de bonnes conditions de sécurité dans l’Illinois, avant la légalisation de l’IVG. « C’est nous qui faisons l’Histoire », a dit Booth. « Le combat pour la liberté est entre nos mains. Si nous nous organisons, nous changerons le monde », a-t-elle dit à la foule.
« C’est un moment où nous devons tous être sur le pont », a continué Katz. « Je déteste devoir dire cela, mais ce que nous devons faire aussi, c’est accepter que nous avons perdu… Et si vous voulons remporter la bataille suivante, que nous voulons une victoire à long-terme, il va falloir que nous soyons plus nombreux à prendre ce qui est en train de se passer au sérieux ».