Génocide arménien : une mémoire transmise de génération en génération
Cent ans après, les souvenirs du génocide arménien restent encore vifs dans l'esprit du peuple arménien
Des tapis tissés à la main et des cuillères en bois: pour les descendants de Martiros Mouradian, ces objets sont presque des reliques, celles d’un homme qui a dû fuir il y a un siècle son pays, l’Arménie, afin de sauver sa vie.
Les couleurs des tapis s’estompent, les cuillères en bois s’effritent mais pas la mémoire des descendants de ce survivant, qui a réussi à transmettre, de génération en génération, les stigmates d’une tragédie n’ayant jamais quitté l’esprit du peuple arménien.
« Je connais chaque détail de l’histoire des terribles massacres », raconte à l’AFP Rouzanna, l’arrière-petite-fille de Martiros âgée de 17 ans.
« Et je connais aussi ceux concernant la marche inhumaine le long de la ‘route de la mort’ et la façon dont mon grand-père et ses amis ont tenu tête aux Turcs pour que douze familles réussissent à s’échapper », continue-t-elle.
Les Arméniens estiment que 1,5 million des leurs ont été tués de manière systématique à la fin de l’empire ottoman. Nombre d’historiens et plus de vingt pays, dont la France, l’Italie et la Russie, et le pape François, ont reconnu le génocide arménien.
La Turquie affirme pour sa part qu’il s’agissait d’une guerre civile, doublée d’une famine, dans laquelle 300 à 500 000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort.
« Je me souviens de soirées pendant lesquelles tous les enfants du coin se réunissaient devant chez nous et écoutaient avec la bouche grande ouverte mon grand-père raconter comment les Turcs ont tué les Arméniens », se souvient Hovhannes, le petit-fils de Martiros.
« Il n’en avait jamais assez de nous raconter ça et nous n’en avions jamais assez de l’écouter », assure-t-il.
‘Devoir’ de mémoire
Alors que la grande majorité de ceux qui ont survécu aux massacres sont aujourd’hui décédés, ce sont désormais leurs enfants et petits-enfants qui prennent la relève de la transmission de mémoire.
« Je m’assure que mes enfants sachent ce que mon père m’a raconté et mes enfants font de même », explique à l’AFP Mnatskan, 84 ans, fils de Martiros et grand-père de Rouzanna.
« C’est notre devoir, le devoir de chaque Arménien: celui de savoir, celui de se rappeler », martèle-t-il.
En Arménie, le génocide est bien sûr inclus dans le programme scolaire mais aussi très présent dans la vie quotidienne.
Des villages ont pris le nom de communautés qui existaient avant la tragédie en « Arménie de l’ouest », une région appartenant désormais à la Turquie mais qui reste désignée par son ancien nom par les Arméniens.
« Le souvenir du génocide est aussi vif aujourd’hui qu’il y a un siècle », résume Khatchatour Gasparian, un psychologue arménien réputé. « Il est transmis de génération en génération grâce à des leçons d’histoire à l’école, grâce à la littérature et aux films mais surtout grâce à la mémoire transmise par la famille ».
« Le souvenir du génocide façonne l’identité nationale arménienne », souligne-t-il.
Il façonne également le paysage de certaines grandes villes, comme celui d’Erevan, où une haute flèche grise surplombe la capitale. Elle rappelle à chacun le chemin pour se rendre au mémorial où chaque année des centaines de milliers de pèlerins viennent commémorer l’anniversaire de la tragédie.
« Les Arméniens, peu importe leur âge, leur genre ou leurs convictions politiques, se sont succédé à ce mémorial pour honorer les victimes chaque 24 avril : c’est la preuve que cela fait maintenant partie de notre conscience sociale, que c’est déjà un souvenir génétique », remarque Gaspirian.
Le mont Ararat
Par la fenêtre de leur maison, la famille de Martiros Mouradian a une belle vue sur le mont Ararat et ses neiges éternelles. Et sur le lieu de la tragédie, car c’est sur les flancs de la montagne que se trouvait le village de Martiros.
Il l’a fui en 1915 pour échapper aux Turcs et s’est réfugié en Irak avant de s’installer là où vivent désormais ses descendants.
Aujourd’hui, le mont Ararat est turc et pour les Arméniens, la montagne biblique où l’arche de Noé est supposée s’être échouée, est le douloureux rappel des pertes humaines et territoriales qu’a subi leur nation.
« Jusqu’à ses derniers jours, mon père regardait l’Ararat avec nostalgie et n’a jamais cessé d’espérer qu’un jour béni, il reverrait sa maison », raconte son fils.
Cet été, cent ans après que Martiros ait quitté sa maison avec quelques tapis et cuillères, sa famille a prévu d’aller en Turquie visiter le village de son enfance. Ils espèrent pouvoir ramener quelques poignées de sa terre natale pour les déposer sur sa tombe en Arménie.
« Il a toujours rêvé d’y revenir », sourit son arrière-petite-fille, Rouzanna.