« Je n’y retournerai pas tant que je ne me sentirai pas en sécurité »
Chen Navon est divorcée, mère de deux enfants, enseignante, évacuée à Eilat ● Voici son histoire
Cet article fait partie d’une série intitulée « Les déracinés ». Chaque article est le monologue d’un des dizaines de milliers d’Israéliens déplacés à cause de la guerre contre le Hamas, évacués de la frontière nord du pays ou de l’enveloppe de Gaza.
Samedi 7 octobre
Le vendredi 6 octobre, je suis allée à la fête d’anniversaire d’un ami, en compagnie de mon partenaire Doron, pas très loin du kibboutz Reïm. Nous sommes restés avec quelques amis : il y avait un DJ – Dr. Hayim Katzman— qui passait une incroyable musique arabe. Quelques heures plus tard, nous apprenions qu’il avait été assassiné en allant prêter main forte à une voisine envahie par des terroristes.
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Les sirènes ont retenti vers 6 heures du matin. Un peu comme d’habitude, mais cette fois, une voix intérieure m’a commandé de courir. Nous avons tout remballé en moins d’une minute. Je voulais retrouver mes filles, Arian, 8 ans, et Eleanor, 4 ans, qui se trouvaient avec leur père, Nikko, au moshav Yated. C’est alors que nous avons entendu une série de sirènes comme nous n’en avions jamais entendues auparavant.
Doron m’a dit : « Viens, allons chez moi à Eshbol. » Doron est originaire de là-bas. Il a grandi à Sdei Avraham et connaît bien le coin. Nous avons quitté les champs et sommes passés par Ofakim et Netivot. Quand j’y repense, c’est probablement ce qui nous a sauvés parce que la route de Yated était piégée et que des gens y avaient déjà été assassinés. La route que nous avons empruntée s’est également remplie de terroristes peu de temps après notre passage. Intervention divine ? Miracle ? Je ne sais pas.
Nous sommes arrivés à Eshbol, avons allumé la télévision et pris la mesure des horreurs qui se passaient. Des voisins de Yated ont écrit sur WhatsApp : « J’ai entendu des coups de feu, et quelqu’un vient par ici. » Je n’ai pu parler avec Nikko que pendant une toute petite minute : il a dû quitter l’abri anti-aérien pour recharger son téléphone dans la voiture parce qu’il n’y avait pas d’électricité.
J’ai appelé ses voisins – que je savais avoir une arme – et leur ai demandé d’inviter Nikko et les filles dans leur abri anti-aérien. Nikko pensait que j’exagérais ; il n’avait aucune idée de ce qui se passait réellement. Je n’ai pas pu lui dire exactement la gravité de la situation parce que la communication était très mauvaise et je ne voulais pas qu’il gaspille sa batterie. A la nuit, après avoir lourdement insisté, j’ai finalement obtenu qu’il se rende chez ses voisins.
Dimanche, un message a été envoyé par l’équipe de sécurité au sujet d’une infiltration terroriste. J’ai appelé la voisine et elle m’a dit que Nikko et les filles venaient de partir. Ils n’avaient pas vu le message sur l’infiltration terroriste. A ce moment précis, d’autres voisins m’ont dit avoir entendu des coups de feu tout à côté.
Je savais que Nikko était parti, je savais qu’il y avait des terroristes dans le moshav, et en plus, d’autres personnes qui vivaient à proximité appelaient à l’aide. Pendant sept heures, personne n’a répondu. Je tournais et virais comme un lion en cage, hurlant vers le ciel. Effroyable. J’étais certaine qu’ils étaient morts.
L’évacuation
Le dimanche 8 octobre, vers 16 heures, les gens ont commencé à organiser l’évacuation de Yated. De leur propre chef, en dehors de toute décision des autorités. Doron et moi avons ouvert une sorte de centre de commandement à distance pour faciliter les choses. Ceux qui avaient des armes sont partis avec d’autres qui n’en avaient pas.
La plupart des habitants ont été évacués vers Eilat. C’est là que nous avions l’habitude d’aller quand il y avait une opération militaire à Gaza, mais cette fois-ci, nous n’avons pas eu le choix. J’ai toujours dit aux filles que nous ne nous enfuyions pas, que nous prenions seulement un peu de distance jusqu’à ce que le calme soit revenu. Cette fois, nous avons couru pour rester en vie.
Comme dans une shiva (la semaine traditionnelle de deuil dans le judaïsme) sans fin, le hall de l’hôtel, à Eilat, est devenu le lieu où les gens s’asseyaient et pleuraient. Les gens ne dormaient pas à cause des crises de panique, les enfants étaient dans un sale état, entre hyperactivité et crises de colère. Les gens déambulaient, choqués et confus. Tout ce petit monde se retrouvait à cet endroit, dans cet hôtel : 400 personnes traumatisées.
Durant le premier mois, j’ai mis beaucoup de temps et eu du mal à me ressaisir. Je n’arrêtais pas de me dire qu’il fallait que je me reprenne pour m’occuper de mes filles qui avaient passé 30 heures dans un abri anti-aérien, dans l’obscurité, aux côtés de leur père armé d’un couteau pour les protéger coûte que coûte.
Un jour, elles sont revenues du club enfants de l’hôtel avec de la peinture rouge sur le visage. Quand je leur ai demandé ce que c’était, elles m’ont répondu nonchalamment : « Oh, on joue à être des enfants qui tuent des terroristes. » À ce moment-là, après un mois de dépression et d’absence au monde, je me suis réveillée. J’ai compris que les enfants avaient besoin d’un cadre.
J’étais supposée prendre une année sabbatique – je travaille dans l’enseignement -, mais quand j’ai pris la mesure de la situation, j’ai contacté le responsable de l’enseignement du Conseil régional d’Eshkol. J’ai fait la liste de ce dont nous avions besoin, l’hôtel nous a mis à disposition un petit local poussiéreux qui avait besoin d’un bon coup de balai et de rangement, et puis nous avons ouvert un jardin d’enfants. Cela a fonctionné à merveille.
Les enfants, à commencer par ma cadette, allaient à la maternelle quatre heures par jour et reprenaient des habitudes. Soudain, ils retrouvaient un semblant de normalité. Ils pouvaient s’asseoir, dessiner, faire des puzzles avec leurs amis et parler de ce qu’ils avaient vécu. Cette activité m’a redonné de la force.
L’année dernière, j’enseignais au CP et j’avais effectué un remplacement à la maternelle Strawberry Kindergarten de Nir Oz. Ariel Bibas, l’adorable petit roux de quatre ans kidnappé avec sa mère et son petit frère, fréquentait ce jardin d’enfants, tout comme les jumelles de Tamar Kedem Siman Tov, qui ont elles été assassinées.
Quelques jours avant la guerre, nous avions planté un potager avec les enfants, et j’avais pris une photo d’Ariel en train de semer des graines. C’est la dernière fois que je l’ai vu.
Il n’y a pas longtemps, quelqu’un m’a demandé si je voulais retourner travailler dans ce jardin d’enfants, qui avait été rouvert à Eilat. J’ai dit non. La dernière fois que j’ai vu les enfants, nous nous promenions dans les champs verdoyants de Nir Oz et ils étaient très heureux. Je ne supportais pas l’idée d’y retourner. Pas maintenant.
Trouver son chemin dans le brouillard
Pendant un mois et demi, j’ai travaillé dans notre jardin d’enfants à Eilat, et dans le même temps, Doron et moi avons décidé de vivre ensemble. Il a trois enfants de son précédent mariage, et notre relation n’est pas très ancienne, mais ce que nous avons vécu ensemble le 7 octobre et les jours qui ont suivi a renforcé le lien qui nous unit, et qui était déjà très fort. Lorsqu’ils ont compris que l’évacuation allait durer, les gens se sont mis en quête de solutions certes temporaires, mais plus stables.
Je n’aurais jamais pensé que je quitterais Yated. Je m’y étais installée il y a de cela cinq ans et j’avais l’impression de vivre au paradis, d’avoir trouvé l’endroit qui m’était destiné, mais la guerre a littéralement ouvert le sol sous mes pieds.
Nous sommes en vie, nous avons été sauvés, nous sommes en bonne santé physique. Je pourrais continuer à pleurer et me lamenter sur le sort de ceux qui ne sont plus là ou sur ces endroits qui m’étaient familiers et dont je ne peux plus m’approcher parce qu’ils ont été profanés par le sang, mais j’ai la chance d’avoir survécu.
Doron et moi avons décidé de sortir du cercle vicieux de la douleur et du chagrin. Il y a de cela quelques semaines, nous nous sommes installés à Nir Akiva, dans le conseil régional de Merhavim, dans le nord-ouest du Neguev, pour nous rapprocher de ses enfants.
Mes filles ont recréé des habitudes. Il y a des jours difficiles, mais je garde deux choses importantes à l’esprit : d’abord, nous avons survécu, et ensuite, Doron m’aide énormément. Mais rien n’est acquis.
Un mois après la catastrophe, je suis allée chez Nikko à Yated. Avant la guerre, nous vivions ensemble et nous nichions, c’est-à-dire que les filles restaient chez elles et c’était nous, les parents, qui venions vivre avec elles par alternance. Je suis retournée chercher des affaires, et quand j’ai vu un couteau sur l’étagère et une matraque sous le lit, j’ai compris l’ampleur de l’effroi qu’ils avaient dû vivre.
Nikko était seul dans la pièce sécurisée avec deux petites filles, avec des bruits de coups de feu dehors : ils ont tout entendu. Il a dû garder son calme et faire en sorte que les filles ne fassent pas de bruit. Cela a dû être vraiment difficile. Trois membres de l’équipe d’intervention d’urgence de Yated ont été assassinés ce jour-là.
Mon frère, sa femme et leurs quatre enfants vivent maintenant dans ma maison de Yated. Ils me l’ont louée après deux mois passés à l’hôtel. Mon frère et sa femme sont religieux, et si vous me demandez ce que cela va donner dans un an, je pense qu’il y aura beaucoup plus de religieux à Eshkol, persuadés qu’il nous faut nous installer à cet endroit précisément à cause de ce qui s’y est passé.
Et puis il y a les gens comme moi, qui ont perdu confiance dans cet endroit et dans les mesures de sécurité, et qui ne veulent pas y revenir. Du moins pas maintenant.
Avez-vous décidé de ne pas retourner là-bas ?
Je n’y retournerai pas tant que je ne me sentirai pas en sécurité. Nous avions coutume de dire que tout cela n’était pas très grave, mais le 7 octobre m’a fait prendre conscience que tant que la route 232 menant à la maison est fermée tous les deux ou trois mois et que je suis obligée de traverser des champs avec mes filles, cela signifie que les conditions de sécurité ne sont pas réunies et que nous ne pouvons pas encore revenir.
Je pense que les gens ne devraient pas y retourner tant qu’ils n’ont pas le sentiment de pouvoir se déplacer librement dans le pays. Aujourd’hui, revenir à ce qui se faisait avant implique pour moi de l’accepter.
Mais d’un autre côté, je suis admirative de ceux qui reviennent en affirmant : « C’est notre maison et nous ne pouvons pas l’abandonner. » Je suis très partagée sur la question. C’est difficile pour moi de prédire quoi que ce soit. Cette crise m’a fait comprendre qu’il fallait prendre les choses semaine après semaine, et parfois même, au jour le jour.
Vous sentez-vous chez vous aujourd’hui ?
Ma maison, c’est là où je décide qu’elle se trouve. Ma maison, c’est ce que je crée pour moi. C’est moi qui fait d’un endroit ma maison. Mes rituels, mes routines. Depuis le 7 octobre, j’ai compris que ma maison pouvait se trouver n’importe où. Même dans une chambre d’hôtel si c’est ce que je décide. Même dans un nouveau moshav.
Et comment vont les filles ?
Sur le plan émotionnel, elles ont des problèmes qu’elles n’avaient pas avant la guerre. Eleanor a reçu un ours en peluche de la maternelle avec une « carte d’identité » que nous avons dû renseigner. Quelle est la couleur préférée de l’ours ? De quoi a-t-il peur ? Elle a dit qu’il avait peur que des terroristes l’enlèvent.
Mais dans le même temps, les habitudes leur font du bien. Elles savent où elles en sont, elles ont des amis et elles apprécient leur nouvelle vie. Cela me fait chaud au coeur de le voir et je suis même fière de moi d’avoir pu rétablir un semblant de stabilité au milieu de ce chaos.
Toutes les mères veulent la stabilité et la sécurité pour leurs enfants, mais quand tout à coup, on ne l’a plus pour soi-même, il faut alors faire preuve de flexibilité et de créativité pour la rétablir à leur profit. On apprend à faire attention aux petites choses : aujourd’hui, je me suis posée et j’ai joué avec elles pendant 10 minutes, même si j’étais épuisée. Demain, je me poserai avec elles pendant cinq minutes, et le lendemain encore, et j’irai ainsi en collectionnant ces petits moments. Je les serre dans mes bras et je leur dis que je les aime, que nous sommes une famille et que c’est tout ce qui compte.
Arian pose beaucoup de questions. Des personnes qu’elle connaissait ont été assassinées ou kidnappées. On ne peut pas filtrer toutes les informations qui leur arrivent. Mon travail consiste à servir de médiateur entre ce qu’elle entend et voit afin qu’elle puisse les comprendre et ensuite passer à autre chose. Je me dois de faire en sorte qu’elle garde confiance dans le monde.
Comment gérez-vous cette médiation ?
Quand elle me demande si cela pourrait se reproduire, je ne n’édulcore pas la réalité. Je ne lui dis pas « bien sûr que non ». Je lui dis les choses simplement : nous souhaitons vivre dans un endroit où nous nous sentons en sécurité, et tant que ce n’est pas le cas, nous ne retournerons pas [dans notre ancienne maison]. Je dois aussi la laisser gérer ce qu’elle a vécu, traumatisme compris.
Nous vivions dans l’illusion que tout était stable et permanent, mais j’ai maintenant compris que la vie devait être vécue sans trop faire de plans sur la comète. Il faut prendre conscience que les choses ne durent pas éternellement.
Je n’ai pas encore recommencé à faire ce que je faisais avant la guerre. Je ne sors pas et je prends le moins possible la voiture. Chaque déménagement est comme un nouveau départ : la première fois que je suis allée à Yated, la première fois que j’y ai écouté une chanson, cuisiné un repas ou fait les courses depuis l’évacuation.
Qu’est-ce qui vous manque ?
Les couchers de soleil près de la frontière de Gaza. La communauté à laquelle j’appartenais, qui n’existe plus. Les promenades, la nuit, avec mon chien dans le moshav. C’est une femme dont le mari réserviste se bat au front et dont les enfants ont quitté la maison qui s’occupe de mon chien. Elle voulait faire quelque chose pour quelqu’un du Sud : alors elle a pris mon chien et s’en est occupée pendant que nous étions à l’hôtel.
Quand je lui ai dit que je quittais Eilat et que je l’allais passer le chercher, elle s’est mise à pleurer et m’a demandé de le lui laisser. Il est heureux là-bas, il dort sur le lit. Elle s’est amourachée de lui. Je suis contente parce qu’un chien a besoin de beaucoup de soins et d’attention. Et nous sommes convenues qu’elle pourra toujours me le ramener si cela ne marchait pas.
Mes amis me manquent. L’un d’eux est parti s’installer à Arava. Un autre de mes amis proches, originaire de Yated, a quitté le pays. Nous étions voisins et déjeunions ou dinions souvent ensemble et nos enfants étaient amis. Ma mère, qui a déménagé à Yated après le décès de mon père et qui a été un point d’ancrage pour moi, est partie rejoindre ma sœur en Floride. Elle ne voit plus de raison de vivre ici.
Tout le monde me manque. L’impression de vivre au paradis me manque aussi : c’est vraiment ce que je ressentais jusqu’au 7 octobre. Quelque chose s’est brisé en moi ce jour-là.
J’ai bon espoir de retrouver un sentiment de sécurité. J’avais une grande confiance dans l’armée, les soldats chargés de la surveillance et les équipes de sécurité. Je savais que si je m’aventurais quelque part dans les champs avec une jeep, un responsable de la sécurité viendrait quelques minutes plus tard me demander si tout allait bien. J’avais ce degré de confiance et je veux le retrouver, mais je suis sceptique.
Qu’est-ce qui vous donne du courage aujourd’hui ?
Le fait de savoir que la vie continue. Agir et aider les autres à ne pas sombrer. Nous pouvons mariner dans notre colère, notre déception et nous dire : « Comment ont-ils pu nous faire ça ? » Nous pouvons aussi réfléchir à ce qui s’est passé et l’analyser sous tous les angles possibles, ou continuer à vivre, et faire de notre mieux pour nous recréer de bonnes conditions de vie.
J’ai un rêve tout simple : vivre dans un endroit isolé et tranquille, cultiver mes légumes et mes fruits, faire mon potager. Je n’ai pas besoin de plus. Si, de l’amour bien sûr. L’amour est la force de la vie. C’est ce qui nous permet de faire face à tous les obstacles, toutes les difficultés.
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