Joann Sfar sonde les tourments juifs post-7 octobre
L'auteur-dessinateur-réalisateur s'est lancé dans une "enquête sur l'avenir des Juifs", 450 pages anxieuses et burlesques, documentées et subjectives, sous le titre "Nous vivrons"
Le jour où Joann Sfar, prolifique auteur français de bandes dessinées dont le « Chat du rabbin », fêtait avec retard son anniversaire, il s’est produit, écrit-il, « un événement plus tragique que son âge ». C’était le 7 octobre 2023 et son monde a basculé.
Sonné par l’assaut sadique du groupe terroriste palestinien du Hamas sur le sud d’Israël et la flambée de l’antisémitisme en France, l’auteur-dessinateur-réalisateur de 52 ans s’est lancé dans une « enquête sur l’avenir des Juifs », 450 pages anxieuses et burlesques, documentées et subjectives, réunies sous le titre incantatoire Nous vivrons.
« Les mythes sur lesquels je me suis construit et qui faisaient que je dormais bien la nuit se sont un peu effondrés », raconte à l’AFP cet autoproclamé « intermittent du courage », Juif d’origine algérienne et ukrainienne.
« Après le 7 octobre, il y a un silence qui m’a fait parler », analyse-t-il, « le silence embarrassé de nombreuses personnalités qui a été immédiatement suivi par 1 000 % d’augmentation des actes anti-Juifs en France, avant même la riposte israélienne ».
Pour « habiter ce silence », Sfar a tenu ce journal de bord où il se met en scène, mi-Tintin, mi-Joseph Kessel, parlant à ses morts ou à son chien, sondant le tourment de voix juives en France et en Israël avec une question existentielle en tête : « Où vais-je élever mes enfants pour pas qu’on les emmerde avec le judaïsme ? »
« Depuis le 7 octobre, certains clichés anti-juifs qui appartenaient à la marge sont devenus ‘mainstream' », dit-il, évoquant une « régression tragique » et brocardant les « ‘juifologues' » relativisant l’antisémitisme.
Sfar a un mot pour eux dans son livre : « Dites que j’exagère et c’est ma main dans la gueule ! » « Les Juifs sont la seule minorité, dans un monde éveillé aux minorités, qui quand elle dit ‘j’ai subi de l’antisémitisme’ reçoit en réponse ‘c’est pas si grave' », regrette-t-il.
Signe des temps selon Sfar : un premier éditeur s’était ému de la présence de caractères hébraïques sur la couverture de Nous vivrons. « C’est un ‘Haï’, ça veut dire ‘la vie’ et ce n’est pas religieux. Si ça c’est compliqué sur un livre, ça veut dire qu’on a un problème en France », déplore-t-il.
« Angoisse de survie »
Avec Nous vivrons, Sfar espère également introduire un peu de « complexité » pour chasser les lectures simplistes du Proche-Orient.
« On a une jeunesse qui prétend s’intéresser à cette région mais qui ne la connait pas, qui ne connait ni les Juifs ni Israël ni même les Palestiniens », assène-t-il, assumant le risque de passer pour un « vieux con ».
Selon lui, cet écran de fumée est « un obstacle à la lutte pour la Palestine, à la paix au Proche-Orient parce qu’on ne parle pas du réel ». « Mon ennemi, c’est l’imaginaire », tranche l’auteur, qui a soumis son ouvrage à une « relecture scientifique », sans en renier le côté profondément intime.
De fait, dans cette BD-fleuve, Sfar centre son propos sur les Juifs, au risque d’être accusé de passer sous silence le sort des Palestiniens et les ravages de la guerre menée contre le groupe terroriste palestinien du Hamas à Gaza.
Lui, dont une partie de la famille vit en Israël, assume ce choix. « Il y a une angoisse de survie en Israël et en dehors et je peux tout à fait entendre qu’il y a une inquiétude similaire dans le monde palestinien mais ce n’est pas à moi de porter cette voix, explique-t-il, je ne serais pas légitime. »
Et, espère-t-il, son œuvre passée parle pour lui. « C’est révoltant que dès que je parle d’antisémitisme on me dise que je ne parle pas du malaise des musulmans, je parle des musulmans depuis trente ans dans tous mes livres. »
Le dernier en date, Sfar y a consacré « quatre mois sans dormir » même s’il sait qu’il pèsera toujours moins qu’une publication du rappeur Kanye West louant Adolf Hitler.
« Ce que j’écris c’est comme quand on pose de minuscules cailloux sur les tombes juives », dit-il dans sa BD. Un geste à la fois essentiel et dérisoire.
« Parce qu’on n’a rien d’autre », conclue-t-il.