La célébration des 500 ans du ghetto de Venise et de ses paradoxes
La pièce de Shakespeare « Le marchand de Venise » sera jouée dans le ghetto, lieu même où se déroule l'intrigue

Depuis le mois de mars, Venise fête ou plutôt commémore les 500 ans de la création de son fameux ghetto. Elle a choisi de le faire sous le signe de la culture, tant cet espace a constitué une source d’inspiration pour nombre d’artistes, écrivains, cinéastes ou autres.
C’est notamment le cas de William Shakespeare, dont la pièce Le marchand de Venise va être jouée du 26 au 31 juillet pour la première fois depuis son écriture (en 1596) dans le ghetto lui-même, lieu précis où se déroule l’intrigue. Cette représentation a lieu également en l’honneur du 400e anniversaire de la mort de son auteur.
Elle est le fruit de la collaboration de l’université Ca Foscari de Venise et de la compagnie internationale de Colombari. Cette dernière, née en 2004 en Italie et actuellement basée à New York, se propose de transporter le théâtre dans les lieux les plus incongrus afin de provoquer la rencontre des cultures et des formes artistiques.
Les critiques littéraires débattent encore aujourd’hui sur le caractère antisémite de cette pièce. Le personnage central du prêteur juif étant noirci à l’extrême, il est difficile de déterminer si Shakespeare exprimait ainsi l’image qu’il se faisait des juifs ou s’il cherchait à dénoncer des clichés antisémites par la caricature et l’humour tout en montrant la profonde humanité du personnage. A cet égard, la mise en scène sera déterminante.

Mais le plus curieux, c’est le nombre de paradoxes que fait ressortir l’examen approfondi du ghetto de Venise à sa création. En voici quelques uns.
La notoriété de ce lieu certainement due à la fortune du terme « Ghetto », laisse penser qu’il s’agit du premier lieu de regroupement et d’enfermement des juifs. Or, il faut savoir que les juifs faisaient malheureusement déjà l’objet d’exclusion et d’isolement à différents endroits d’Europe depuis le Moyen Age, et la Sérénissime n’a malheureusement rien inventé en 1516. Le ghetto de Venise n’est pas une première, loin s’en faut.
Le contexte historique du XVIe siècle (expulsions, violences et conversions forcées) ont poussé nombre de juifs à se réfugier dans le nord de l’Italie. S’ils étaient déjà présents dans cette ville, usant de leurs relations à l’étranger et prêtant d’importantes sommes d’argent à Venise, qui en avait grandement besoin pour mener ses guerres et développer le commerce international, celle-ci n’a pas toujours adopté une attitude très cohérente à leur égard : elle oscillait entre rejet et accueil, signe d’une tolérance hostile, intéressée et suspicieuse.
Mais autre paradoxe, s’il s’agissait bien d’une mesure d’enfermement, elle constituait cependant un disposition moins extrême qu’une expulsion pure et simple comme l’ont pratiquée l’Espagne en 1492 et le Portugal en 1496. Alliant la nécessité d’utiliser les juifs à la volonté de les exclure, cette mise à l’écart est qualifiée par les historiens d’« expulsion interne ».
Ce fut une décision moins sévère aussi que celle prise par le pape Paul IV dans la bulle Cum nimis absurdum de 1545 applicable aux états pontificaux et qui comportait un ensemble de mesures encore plus discriminatoires. Les juifs y étaient considérés comme des ennemis à combattre à tout prix et à convertir par la force si nécessaire, dans une lutte à dimension idéologique et eschatologique.
Le ghetto de Venise, dont l’objectif était surtout la séparation physique, se situait sur un îlot excentré auquel on accédait par deux ponts fermés d’un portail à leur extrémité et surveillés par des gardiens. Les juifs devaient payer des loyers majorés du tiers aux propriétaires chrétiens. Travaillant soit sur place soit à l’extérieur du ghetto, ils devaient impérativement, sous peine d’amende et de prison, se signaler en portant une rouelle jaune sur la poitrine, ou un chapeau jaune – couleur considérée au Moyen Age, comme infamante, signe de folie et de crime. Les sorties nocturnes étaient interdites, excepté pour les médecins appelés à soigner leurs malades, à condition d’avertir les gardiens.
Au-delà de ce dispositif et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le ghetto constituait une forme de protection contre l’antisémitisme. Lieu relativement clos, sorte de rempart contre les violences dont les juifs étaient menacés à l’extérieur, le ghetto a permis le développement de l’identité et de la culture juives, grâce notamment à la cour commune appelée Corte di case autour de laquelle étaient construits les maisons, boutiques et entrepôts et où l’ont prenait plaisir à se retrouver.

Là se développaient des solidarités entre et au sein de communautés juives venues d’horizons différents (Allemands, Levantins, Espagnols, Grecs etc.). Là avaient lieu les fêtes, les cérémonies mais aussi des représentations théâtrales et musicales. De sorte que le ghetto est devenu un lieu de vie par excellence, avec une âme particulière décrite par de nombreux voyageurs et visiteurs.
Ce fut ainsi le lieu d’apparition d’un embryon de conscience nationale : les juifs commencent à pressentir qu’une fois regroupés, ils peuvent se construire en tant que peuple. Des institutions de gouvernance et d’assistance communautaires (Università degli Ebrei) ont été mises en place afin d’organiser la vie ensemble dans les conditions contraignantes et de promiscuité qui leur étaient imposées.
Des règlements intérieurs sont rédigés et entérinés par ces nouvelles autorités. Ils viennent parfois protéger les juifs démunis soumis soit aux propriétaires chrétiens cherchant à s’enrichir à leurs dépens soit aux juifs aisés sous-louant des appartements à leurs coreligionnaires. Le « jus cazaca » est un ensemble de règles de droit destinées à limiter les abus, comme par exemple l’interdiction d’évincer un Juif au profit d’un autre Juif qui aurait accepté de payer un loyer plus élevé.
Enfin, mentionnons un dernier paradoxe, et pas des moindres, issu de l’évolution du mot « ghetto » à travers l’histoire. S’il est aujourd’hui très librement utilisé, rappelons qu’il existait déjà au XIVe siècle pour désigner dans toute l’Italie l’endroit où étaient jetés les déchets des fonderies. Il vient du verbe gettare qui signifie affiner le métal avec une getta.
Son sens a ensuite évolué pour désigner les quartiers où les juifs étaient contraints de vivre en Europe. Ainsi, le lien souvent cité avec le terme hébreu « guet » (autorisation de divorce) n’est autre que phonétique. Après les ghettos tristement célèbres créés par les nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale en Pologne, en Lituanie et ailleurs, les Etats-Unis ont repris le terme pour parler de Harlem, quartier des noirs américains.
Autant dire que depuis son apparition, le terme a beaucoup voyagé. Adoptant le modèle américain, la France l’a intégré à son vocabulaire pour désigner ceux qu’on nomme de manière plus poétique « les territoires perdus de la République », ces quartiers où les autorités n’osent pas entrer et imposer la loi, la loi de la République. Le lien avec l’originel ghetto de Venise, on se l’accordera, est assez ténu.
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