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Interview

La députée juive Ruth Smeeth restera au Labour pour combattre l’antisémitisme

Selon la parlementaire, Corbyn manque de volonté pour éradiquer les crimes de haine, mais "l'opposition officielle de Sa majesté ne peut pas être antisémite. Point final"

Louise Ellman a démissionné du Parti travailliste en raison de ce qu'elle a décrit comme un antisémitisme systémique au sein du parti. (Autorisation)
Louise Ellman a démissionné du Parti travailliste en raison de ce qu'elle a décrit comme un antisémitisme systémique au sein du parti. (Autorisation)

LONDRES — Le parti britannique d’opposition du Labour devrait faire l’objet d’une enquête pour établir s’il est « institutionnellement antisémite », estime la députée Travailliste Ruth Smeeth – qui a fait une demande en ce sens.

Smeeth, qui est juive, accuse également le chef de son parti Jeremy Corbyn de manquer de la volonté politique nécessaire pour éradiquer la haine anti-juive qui sévit au sein de la formation, avertissant que le Labour ne « méritera plus d’exister » s’il ne le fait pas.

Dans une interview franche accordée au Times of Israel, Smeeth explique que la démission d’une députée juive du parti, Luciana Berger, à la mi-février, lui a « brisé complètement le coeur », lui donnant le sentiment d’être « isolée et dévastée ».

Smeeth — qui a elle-même essuyé un torrent de violences de la part de l’extrême-gauche – prend la parole après une période tumultueuse marquée par le départ de neuf parlementaires du parti Travailliste britannique, en partie en raison de la crise de l’antisémitisme qui déchire la formation de Corbyn depuis trois ans maintenant.

Si elle a annoncé la semaine dernière qu’elle ne rejoindrait pas le nouveau Groupe indépendant fondé par les récents démissionnaires, elle appelle maintenant à ce qu’une initiative sans compromis soit prise pour combattre la haine anti-juive qui sévit au sein du Labour.

« Je n’ai jamais, jamais reculé face à un combat à mener. Je n’éviterai pas celui-ci. C’est le combat le plus important que le Labour ait connu, c’est un combat pour sauver son coeur et son âme », dit-elle.

La députée britannique travailliste Luciana Berger (Crédit : capture d’écran YouTube)

Est-elle d’accord avec Luciana Berger qui accuse le parti Travailliste d’être « institutionnellement antisémite » ? Smeeth répond : « Je pense que si l’on s’en tient à la définition juridique, il semblerait que ce soit le cas. Je le dis sans aucun plaisir. Je le dis avec un fort sentiment de vide ».

« Je n’ai jamais qualifié la formation d’institutionnellement antisémite. Je crois que le parti doit faire l’objet d’une enquête pour déterminer si tel est le cas ou non. Mais, de mon point de vue, si un Juif est mal à l’aise lors d’une réunion du Labour, où que ce soit dans le pays, alors le Labour a un problème, indépendamment du fait que nous disposions ou non d’une définition juridique », ajoute-t-elle.

C’était le 20e anniversaire, cette semaine, d’un rapport pionnier consacré au racisme dans les forces de police de Londres. Il avait conclu que la gestion en 1993 du meurtre d’un adolescent noir dans la capitale laissait suggérer l’existence d’une police « institutionnellement raciste » – ce qui avait permis d’établir une définition juridique du terme.

Smeeth dit avoir de l’espoir en voyant la manière dont les forces de l’ordre, à Londres, se sont transformées au cours des deux décennies.

« Personne ne peut dire que la police est institutionnellement raciste aujourd’hui. Cela a pris un moment mais il faut avant tout montrer une détermination à régler les problèmes », explique-t-elle.

Cette jeune modérée, dont l’entrée au Parlement remonte à 2015, pense que Corbyn a été incapable de montrer sa volonté politique de débarrasser le Labour de l’antisémitisme.

« Je ne pense pas que qui que ce soit parmi nous puisse croire que ce qui a été mis en oeuvre jusqu’à présent fonctionne parce que la volonté politique nécessaire pour que ça marche n’est pas là… Jeremy doit s’impliquer et Jeremy ne peut pas prétendre que les choses n’existent pas », poursuit Smeeth.

Le chef du Parti travailliste de l’opposition britannique Jeremy Corbyn, (à gauche), s’entretient avec le chef adjoint Tom Watson au début de la conférence annuelle du parti à Liverpool, en Angleterre, le 23 septembre 2018. (Stefan Rousseau/PA via AP)

Si l’un des prédécesseurs de Corbyn au poste de leader du parti Travailliste avait dû lire les gros titres dans les journaux sur l’antisémitisme au sein de la formation, affirme Smeeth, « il aurait appelé le secrétaire-général et dit : ‘Je me fiche de comment vous allez le faire, mais arrêtez-moi ça’. Parce que ça nécessite une volonté politique ».

En tant que vice-présidente de la faction parlementaire, Smeeth rencontre régulièrement Corbyn.

« Cela fait trois ans que je soulève en privé la question de l’antisémitisme avec lui », raconte-t-elle. « Mais maintenant, j’en suis au niveau de la détermination et de la colère. Je suppose que j’avais simplement espéré qu’il entendrait raison et aujourd’hui, je ne suis pas sûre qu’il puisse le faire et l’enjeu est donc bien plus important. C’est le parti tout entier qui doit se mobiliser pour garantir que ce sera réglé parce qu’il doit y avoir une volonté politique claire ».

Cela fait trois ans que je soulève en privé la question de l’antisémitisme avec Corbyn. Je suppose que j’avais simplement espéré qu’il entendrait raison et aujourd’hui, je ne suis pas sûre qu’il puisse le faire

Smeeth révèle qu’aucune approche qu’elle a tentée avec Corbyn n’a porté ses fruits – « J’ai été triste, j’ai été en colère, j’ai été rationnelle, j’ai été froide, j’ai été hautaine… J’ai fait appel à son humanité – tout cela en vain. Peu importe la manière dont le sujet a pu être abordé avec lui, rien n’a changé », déplore-t-elle.

David Lammy (2 à droite), membre du Parti travailliste britannique, se joint aux membres de la communauté juive qui manifestent contre le chef du parti travailliste britannique Jeremy Corbyn et l’antisémitisme au sein du parti travailliste devant les chambres du Parlement britannique dans le centre de Londres le 26 mars 2018 (Crédit : AFP PHOTO / Tolga AKMEN)

Elle est également franche en ce qui concerne les raisons de l’inaction présumée de Corbyn.

« Je pense que c’est trop difficile », dit Smeeth. « Je pense qu’un trop grand nombre de ses amis, au cours des 30 dernières années, ont dit des choses déplaisantes. Quoi que je puisse penser de Jeremy par ailleurs, je pense qu’il fait probablement preuve d’une grande loyauté envers ceux qu’il aime et envers ses amis. Alors il n’a pas voulu voir ce qu’il se passait. Il n’a pas voulu s’engager », ajoute-t-elle.

« Il n’a jamais mis le holà. Il n’est jamais intervenu quand quelqu’un a pu dire quelque chose d’horriblement désagréable sur n’importe quel sujet, et sûrement pas sur ce qui nous intéresse. Je ne pense pas qu’il voulait reconnaître le problème. Il a considéré finalement cette crise comme un moyen de l’attaquer, lui, pour saper son autorité et ça l’a mis en colère. Sincèrement, ses émotions ne m’intéressent pas aujourd’hui, je lui demande simplement qu’il règle le problème », s’exclame-t-elle.

Smeeth explique que l’époque où Corbyn était un porte-parole du mouvement anti-Israël au Royaume-uni peut avoir eu un impact sur son comportement actuel.

« Je pense que les choses qu’il a pu voir dans les démonstrations, qu’il a vues, sur les plateformes qu’il a partagées, qu’il n’a jamais critiquées, auxquelles il n’a jamais renoncé, forment une vision du monde que je ne peux pas reconnaître… alors peut-être que lui et moi nous trouvons dans l’impasse », dit-elle.

Néanmoins, continue-t-elle, « il n’y a rien qui puisse excuser d’ignorer ce qui peut être dit quand on est le leader du parti Travailliste. Il n’y a tout simplement aucune excuse ».

Smeeth admet qu’elle a eu « le coeur complètement brisé » par la scission du parti, qu’elle vit de manière difficile.

Jonathan Hoffman, qui a organisé la campagne d’affichage roulant ciblant le dirigeant du Parti travailliste Jeremy Corbyn, le 17 avril 2018. (Avec l’aimable autorisation de Jonathan Hoffman)

« Et pour moi, ça a été particulièrement dur de perdre Luciana dans le parti Travailliste dans la mesure où elle et moi – en premier lieu parce que nous ne sommes pas d’une génération différente – nous avons dû affronter des choses uniques. Je suis isolée, dévastée mais plus encore déterminée, parce qu’ils ont presque brisé l’une de mes amis et qu’ils n’avaient pas le droit de le faire », explique Smeeth.

« Ma mission est de m’assurer que les responsables de ce qu’il se passe vont bien comprendre qu’ils vont le regretter. J’ai été très, très claire sur le fait que je ne quitterais pas le parti du Labour et ce d’autant plus que, en ce qui concerne un grand nombre de ces personnes, je suis arrivée avant eux. Ils ne parviendront pas à casser le Labour. Ils ne sont pas dignes du parti, ils ne parviendront pas à faire ça. C’est ma responsabilité de le débarrasser d’eux », ajoute-t-elle.

Ils ne parviendront pas à casser le Labour. Ils ne sont pas dignes du parti

Combative, Smeeth souligne sa détermination de prendre à bras-le-corps la lutte contre les antisémites du parti et leurs défenseurs.

« Je veux être claire sur l’ampleur du combat que nous menons. L’opposition officielle de Sa majesté ne peut pas être antisémite. Point final. Point barre. Je ne le permettrai pas. Sur cette base, en conséquence, ce n’est pas une bataille que je suis prête à perdre », poursuit-elle.

« Je ne suis pas prête à laisser un petit groupe d’individus au Labour penser qu’ils peuvent faire n’importe quoi et s’en sortir. Je ne le permettrai pas. Et si je dois être une épine dans le pied des responsables jusqu’à ce qu’ils règlent le problème, si je dois aller dans tous les groupes juifs du pays, si je dois interpeller chacun des membres de l’extrême-gauche… qui déverse ce genre de choses insensées, si je dois pourchasser chacun d’entre eux, je le ferai », précise-t-elle.

Jonathan Goldstein, président du Jewish Leadership Council, s’exprime devant les manifestants devant le parlement lors du mouvement #EnoughIsEnough organisé par les leaders juifs britanniques pour dénoncer l’antisémitisme au Labour, au mois de mars 2018 (Crédit : Marc Morris/Jewish News)

Mais Smeeth pense-t-elle qu’un gouvernement Travailliste sous la direction du Labour représenterait une « menace existentielle » pour la communauté juive comme l’a accusé l’été dernier Jonathan Goldstein, chef du Jewish Leadership Council ?

« Je sais combien la communauté britannique est en colère et combien elle est troublée. Je comprends la raison pour laquelle Jonathan a dit cela », rétorque-t-elle. « Je ne peux pas m’autoriser à croire – et peut-être est-ce ma faiblesse – qu’un parti Travailliste au gouvernement agirait d’une manière telle qu’il détruirait une communauté. Ce qui ne signifie pas que je ne comprends pas que mes amis fassent des plans d’urgence pour quitter le Royaume-Uni dans l’hypothèse où nous remportions une élection ».

Mes amis font des plans d’urgence pour quitter le Royaume-Uni dans l’hypothèse où nous remportions une élection

Contrairement à Corbyn et à ses alliés, Smeeth ne critique pas ceux et celles qui ont décidé de quitter le Labour : « Quelles que soient les décisions personnelles que prennent les gens, je ne peux pas leur en vouloir », note-t-elle.

L’année dernière, le Labour avait expulsé de ses rangs un activiste pour avoir discrédité le parti après qu’il a fustigé Smeeth lors du lancement, en 2016, d’un rapport sur l’antisémitisme. Marc Wadsworth avait accusé la députée de travailler « main dans la main » avec les médias pour saper le parti. Elle avait quitté la cérémonie et elle avait accusé son détracteur de s’être engagé dans de « viles théories du complot ».

Smeeth avait plus tard révélé qu’elle avait reçu par la suite 25 000 messages antisémites. Elle avait été placée sous protection policière après qu’un individu, qui clamait être un partisan de Corbyn, a dit sur Facebook qu’elle devait être pendue.

La députée juive britannique travailliste Ruth Smeeth quitte la présentation d’un rapport sur l’antisémitisme au sein de son propre parti après qu’un soutien de Jeremy Corbyn l’a accusée de contrôler les médias, à Londres, le 30 juin 2016. (Crédit : capture d’écran YouTube)

Tandis que Smeeth bénéficie toujours d’une protection, elle refuse de se laisser intimider.

« Je ne peux pas laisser gagner ces harceleurs. Je suis née dans ce mouvement avec la même force que je suis née dans ma foi. Et ce sont là les deux piliers principaux qui auront aidé à définir qui je suis », s’exclame-t-elle.

Et malgré tout, elle s’est sentie soutenue dans son combat au niveau local. « Mes électeurs sont formidables », dit-elle. « Je reçois des cadeaux de leur part parce qu’ils s’inquiètent beaucoup pour moi ».

Elle note que, contrairement à Berger et à Louise Ellman, députée juive Travailliste qui a été également prise pour cible par l’extrême-gauche dans sa circonscription, sa formation locale la soutient avec force.

« Mon parti, dans ma circonscription, a adopté une motion en solidarité avec moi. Ils savent que c’est une bataille dans laquelle je ne peux pas me taire. Ils sont férocement anti-racistes », dit-elle. « Je n’ai pas eu droit au vitriol que Luciana et Louise ont dû affronter lors de leurs réunions locales de parti. Chez moi, je n’ai eu que des manifestations de solidarité et pour moi, c’est une bénédiction. Je suis complètement consciente de ma chance ».

Mais, affirme Smeeth, la bataille contre l’antisémitisme dans les rangs du Labour ne concerne pas en premier lieu les membres Juifs du parlement.

« Malgré le respect que je leur dois, il ne s’agit pas seulement de Luciana, de Louise ou de Margaret [Hodge]. Il ne s’agit pas de nous. Nous sommes là, nous avons été élues au parlement, nous bénéficions de réseaux de soutiens massifs », explique Smeeth. « Il s’agit du jeune de 17 ans qui voudrait rejoindre le parti du Labour. Il s’agit du militant qui ne veut pas aller à une réunion Travailliste parce qu’il a peur. Comment peut-on en arriver à avoir peur de se rendre à une réunion du parti ? », interroge-t-elle.

Smeeth lance une lugubre mise en garde sur l’avenir du Labour – et sur l’avenir de ceux qu’il clame représenter.

« Après les événements qui se sont déroulés ces derniers temps, il se pourrait bien que le parti du Labour ne soit plus réélu pendant très longtemps », pense-t-elle. « Si nous ne réglons pas cela, nous ne méritons pas d’exister. Mais les électeurs de ma circonscription, qui luttent chaque jour contre les actions du gouvernement, ont besoin d’une opposition compétente ».

Si nous ne réglons pas cela, nous ne méritons pas d’exister

« Ils ont besoin d’un député Travailliste fort qui se consacre à eux et ils ont besoin d’avoir la chance qu’offrirait un gouvernement du Labour et, en ce moment, nos actions mêmes viennent saper tout ça. C’est impardonnable », ajoute-t-elle.

Il n’a pas échappé à Smeeth que ce sont les députées femmes qui ont été les premières victimes des violences de l’extrême-gauche – et que des femmes parlementaires non-juives modérées reçoivent bien davantage d’attaques en ligne que leurs homologues masculins.

« Ils ont un gros problème avec les femmes », clame-t-elle. « Ils ont un gros problème avec les femmes juives ».

« Je suis une activiste du Labour et il se trouve que je suis juive », ajoute Smeeth. « Les événements de ces trois dernières années ont fait de moi une politicienne juive, ce que je n’apprécie absolument pas. Mais maintenant, il faudra répondre des conséquences. Ils ne veulent pas que je prenne part à ce combat. »

Elle conclut ensuite en riant : « Il n’y a rien de plus fort qu’une femme juive ».

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