La double tragédie des Juifs polonais qui ont fui en URSS pendant la guerre
Le livre ‘Deported. Exiled. Saved.’ dévoile de nouvelles informations et leurs implications pour les descendants des survivants - et notamment pour la famille de ce journaliste

Quand mon oncle Herman Likwornik s’était réfugié en Union soviétique après avoir fui l’est de Pologne, au mois de juin 1941, ce jeune médecin s’était interrogé : Aurait-il dû emmener son épouse, Lonia, avec lui ? Les Soviétiques, attaqués par les Allemands, évacuaient alors le territoire polonais qu’ils occupaient depuis 1939 et ils évacuaient de la même manière les Polonais malades. Dans le chaos de ce départ soudain et précipité, Likwornik avait finalement pris la décision de constater de lui-même ce qu’était la vie en Union soviétique.
Et mon oncle y avait passé la fin de la guerre. Mais d’autant que je m’en souvienne, il ne devait jamais évoquer cette période avant son décès, survenu en 2015.
C’était un homme aimable, à la voix douce – mais distant. Contrairement à mes parents, qui avaient survécu à la Shoah, en Pologne, en se cachant dans une forêt, je n’avais jamais envisagé qu’il puisse être un survivant de la Shoah. Mais c’est quand j’ai lu son journal intime, découvert et traduit par son fils Victor, que j’ai pris conscience de l’existence d’une histoire silencieuse de traumatisme profond.
Les expériences difficiles des Juifs qui étaient partis en Union soviétique pendant la guerre sont devenues, ces dernières années, un sujet important de recherche – des expériences qui ont eu de nombreuses implications sur leurs descendants. Comme le souligne l’historienne Katharina Friedla, les Juifs étant arrivés en Union soviétique auront été largement plus nombreux que tous les autres groupes de survivants.

« Likwornik aura été l’un des 230 000 Juifs environ qui ont pu survivre à la Shoah en atteignant l’Union soviétique. Cela a été le groupe le plus important de Juifs polonais à survivre au génocide et pourtant, les historiens n’ont que peu prêté attention à leur calvaire », déclare Friedla, co-autrice d’un livre consacré à ces survivants qui va bientôt sortir.

Deported. Exiled. Saved. History and Memory of Polish Jews in the Soviet Union (1939–1959) sera disponible en librairie au printemps 2021.
Friedla souligne que ces récits sont restés dans l’ombre des trois millions de Juifs polonais assassinés et des
60 000 Juifs qui ont survécu, en Pologne, en vivant dans la clandestinité ou dans l’enfer des camps de concentration.
« Après la guerre, ces évacués polonais ont souvent bloqué les souvenirs de leurs expériences traumatisantes », dit Friedla, chercheuse à la Fondation de Paris pour la Mémoire de la Shoah. Elle explique que lorsque les évacués avaient appris les horreurs vécues par ceux qui étaient restés, il s’étaient montrés réticents à l’idée de parler de leurs propres souffrances.
Pendant la guerre, une douleur vive ressentie par les évacués avait été leur ignorance de la destinée réservée aux membres de leurs familles.
« Je suis assis au dispensaire et je pense à toi, chère Lonia, en me demandant si tu as chaud, si tu as suffisamment de quoi te nourrir », avait écrit Likwornik dans un journal intime qu’il avait commencé sous la forme de lettres adressées à son épouse, à la fin de l’année 1941, après avoir découvert qu’elle n’avait plus aucun moyen de le rejoindre. « Je pleure souvent et je pleure maintenant, mon cœur s’accélère et il bat rapidement lorsque je pense à toi ».
Likwornik s’était installé dans un kolkoze, une ferme collective soviétique, sur la rive ouest du fleuve Don, en Russie. En plus de diriger un dispensaire médical, il était chargé de la gestion des activités d’élevage de bétail et de chèvres de l’exploitation communautaire.

En 1942, alors que le front se déplaçait vers l’est, il avait été évacué vers un autre kolkoze, à l’est du fleuve Volga. Dans l’incapacité de savoir ce qu’il se passait en Pologne et d’obtenir des informations, il avait été de plus en plus anxieux.
« Je pense à toi en permanence et uniquement à toi, chère Lonia. Je ressens de terribles remords de ne pas t’avoir emmenée avec moi. Si quelque chose devait t’arriver, jamais je ne pourrais me le pardonner… Sans toi, mon amour, je ne peux pas imaginer de continuer à vivre », avait-il écrit.
Alors que l’anxiété de Likwornik avait atteint son paroxysme, il avait même fait appel à un voyant pour découvrir la destinée qui avait été réservée à son épouse.
« Une démarche qui ne lui ressemblait vraiment pas », explique le fils de Herman, Victor, qui était resté largement dans l’ignorance de ce qu’avait vécu son père pendant la guerre jusqu’à ce qu’il découvre le journal intime. Il souligne que son père, qui avait fait des études de médecine à Vienne et qui avait eu Sigmund Freud comme professeur, « était la dernière personne dont vous auriez pu vous attendre qu’elle se prête à une quelconque forme de superstition ».
Le moment viendra où les Allemands devront répondre pour chaque victime… Je n’oublie pas et je n’oublierai jamais
Herman Likwornik avait continué à rédiger son journal intime jusqu’en 1945 mais, au mois de septembre 1944, après avoir reçu une lettre en provenance de sa ville natale de Kalusz – qui venait d’être libérée par l’Armée rouge – il avait cessé ses écrits à Lonia.
« J’ai reçu une lettre de ma sœur Ginka. D’un côté, je ressens une grande joie de la savoir vivante et de l’autre beaucoup de tristesse, ma mère incinérée à Belzec, mon père emmené et mon épouse également… Imaginez mon désespoir. Le moment viendra où les Allemands devront répondre pour chaque victime… Je n’oublie pas et je n’oublierai jamais », avait-il écrit.

En 1945, quand l’Union soviétique avait accepté de rapatrier les citoyens polonais dans leur pays d’origine, Likwornik était retourné à Kalusz, sa ville natale. Sa sœur Ginka – ma mère – avait été la seule à survivre dans la famille. Mais contrairement à ma mère – qui avait, comme la majorité des survivants de la Shoah, quitté l’Europe de l’est après la guerre – lui avait pris la décision de rester.
Il s’était finalement remarié et, en 1959, il était parti au Canada où il avait retrouvé ma mère. Je m’étais toujours demandé ce qui lui avait donné cette envie de rester à Kalusz pendant plus d’une décennie après la guerre. Et il m’était apparu après la lecture de ce monologue passionné adressé à Lonia que, peut-être, il n’était pas parti de la ville parce que c’était là que lui et Lonia avaient été été ensemble et heureux.
La chercheuse Friedla a fréquemment été amenée à lire les descriptions des souffrances vécues par les évacués polonais qui avaient été séparés des familles. Au cours de plus de vingt années de recherche sur la Shoah, elle a amassé les témoignages d’environ 800 Juifs polonais ayant survécu à la Shoah en Union soviétique.
Après la guerre, la plus grande partie d’entre eux avaient été rapatriés en Pologne et, de là, ils étaient partis en Israël, en Amérique du nord et dans d’autres parties du monde par le biais des camps de déplacés qui avaient été établis en Allemagne.
« En commençant par les camps de déplacés, c’est une sorte de hiérarchie des survivants qui a émergé, avec ceux qui avaient survécu à la Shoah dans les territoires occupés par les Allemands qui ont bénéficié de la plus grande attention », explique Firedla. Elle souligne que dans les camps de déplacés, ceux qui avaient passé du temps en URSS avaient aussi une autre raison de ne pas évoquer leurs années soviétiques.
« Ceux qui voulaient émigrer aux Etats-Unis craignaient qu’il ne leur soit pas accordé de visas s’ils avaient un passé communiste », dit-elle.

Pour les descendants des Juifs qui ont survécu à la Shoah en Union soviétique, il est probable que la publication du nouveau livre de Friedla les aidera à mieux comprendre l’impact qu’a pu avoir cette période sur la vie de leurs parents et de leurs grands-parents.
L’ouvrage pourrait aussi aider les descendants à assumer l’impact que ces expériences enfouies dans les profondeurs des mémoires ont pu avoir sur leur propre vie – comme cela avait été le cas de l’influence du livre Children of the Holocaust sur les fils et filles de la seconde génération des survivants qui avaient vécu l’horreur des camps de concentration ou la vie dans la clandestinité. Ce livre historique, qui avait été écrit par la journaliste américaine Helen Epstein, avait aidé la jeune génération à comprendre comment les sentiments des victimes avaient pu être retransmis à leurs enfants et aux autres membres de la famille.
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