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La plus vieille boulangerie de Lublin a appartenu à des Juifs tués par les nazis

Avant que 99 % des Juifs de la ville ne soient assassinés, la boulangerie Kuźmiuk attirait des clients de partout. Les descendants des repreneurs ont attendu 2017 pour connaitre son histoire

Katarzyna et Artur Goławski, co-gérants de la boulangerie Kuzmiuk, avec dans les mains le cebularz, leur spécialité, autrefois appelée pletzel par les Juifs de langue yiddish de Lublin. (Crédit : Shira Li Bartov/ JTA)
Katarzyna et Artur Goławski, co-gérants de la boulangerie Kuzmiuk, avec dans les mains le cebularz, leur spécialité, autrefois appelée pletzel par les Juifs de langue yiddish de Lublin. (Crédit : Shira Li Bartov/ JTA)

(JTA) LUBLIN, Pologne — Dans ce coin tranquille de la rue Furmańska, le jour se lève et l’odeur de pain chaud s’échappe de la plus ancienne boulangerie de Lublin, signalée par le panneau « Boulangerie Kuźmiuk, depuis 1944 ».

Une autre boulangerie existait là avant 1944, lorsque la rue Furmańska faisait partie du quartier juif de cette ville polonaise.

Avant l’ouverture de la boulangerie Kuźmiuk en 1944, et avant que les nazis ne tuent 99 % des Juifs de Lublin, la meilleure boulangerie de la ville faisait du pain de seigle et des petits pains à l’oignon entre ces mêmes murs. Elle appartenait à Mordka et Doba Bajtel et leurs enfants, une famille juive intégralement radiée de la ville.

Les propriétaires de la boulangerie Kuźmiuk – c’est la troisième génération – expliquent n’avoir appris l’existence d’une boulangerie en ces lieux, avant-guerre, que ces dix dernières années.

L’histoire de la boulangerie dans l’après-guerre est le fruit de toutes ses activités.

Katarzyna Goławski, qui incarne la troisième génération de propriétaires, a hérité des recettes et techniques de son père Sergiusz Kuźmiuk et, avant lui, de son père Włodzimierz Kuźmiuk. (Le levain de seigle traditionnel, lui, ne date que des années 1980.)

A l’intérieur du magasin, des brochures racontent que Włodzimierz Kuźmiuk et sa famille ont échappé aux destruction de la Seconde Guerre mondiale en Pologne et se sont installés dans une boulangerie vide à Lublin. En 1944, la première fournée a donné aux habitants de Lublin du pain lors du premier Noël après la libération du joug nazi.

Ni son père ni son grand-père n’ont parlé à Goławski de ce qui s’était passé avant.

Elle n’a rien su du passé juif de son magasin jusqu’en juillet 2017, le jour où une femme est entrée dans sa boulangerie et lui a dit qu’elle s’appelait Esther Minars, et qu’elle venait de Floride voir la boulangerie qui avait appartenu à son grand-oncle Mordka et à sa grand-tante Doba.

Cette rencontre émeut Mme Goławski, qui dirige toujours l’entreprise familiale avec l’aide de son mari Artur Goławski et de leur fille Natalia.

Minars lui montre à quel endroit vivaient les Bajtel, dans l’appartement situé derrière la boulangerie – qui est aujourd’hui le domicile des Goławski et les archives du Grodzka Gate-NN Theater Center, institution de Lublin dédiée à l’histoire juive de la ville, confirment que Mordka Bajtel possédait bien une boulangerie dans le bâtiment qui est aujourd’hui la boulangerie Kuźmiuk.

« Tout ceci a eu beaucoup d’effet sur nous », confie Goławski à la Jewish Telegraphic Agency. « Ils vivaient là, exactement à cet endroit, et elle est venue nous voir. »

La boulangerie Kuźmiuk à Lublin, en Pologne, dans l’ombre de la Shoah : les exploitants actuels ont repris une boulangerie dont les propriétaires juifs ont été assassinés par les nazis. (Crédit : Shira Li Bartov/ JTA)

Native de Lublin, la mère de Minars, Eva Eisenkeit, aimait cette ville et parlait avec émotion de la boulangerie de sa tante et de son oncle. Elle avait 20 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté.

En mars 1942, elle est parvenue à s’échapper du ghetto de Lublin deux jours avant que les nazis n’en commencent la « liquidation » – autrement dit, n’en tuent tous les Juifs, principalement par le biais de camps d’extermination et d’exécutions de masse. Eisenkeit a passé 22 mois caché dans un souterrain, sous une porcherie, dans le village voisin de Dys.

Lorsqu’elle est réapparue, elle était la seule survivante de la famille.

« Ma mère a survécu toute seule », explique Minars à la JTA. « Elle venait d’une famille de huit enfants. Pas même un cousin germain, ou au deuxième voire troisième degré, n’a survécu. Elle a fini par retrouver un cousin au quatrième degré, son parent vivant le plus proche. »

Minars se souvient très bien de la boulangerie. Pendant son séjour à Lublin, elle terminait les mémoires de sa mère, A Lublin Survivor : Life Is Like a Dream, fruit de 14 années d’entretiens et témoignages, transcriptions et recherches. Le livre a été publié en 2018, soit six ans après la mort de sa mère.

Le Lublin de l’enfance d’Eisenkeit était un lieu dynamique avec une forte présence juive. Une grande partie de la ville était juive, et ce depuis les années 1600.

C’est d’ailleurs à Lublin que furent édités les tout premiers ouvrages et livres de prières en hébreu et que s’installèrent imprimeries célèbres et chefs religieux, sans oublier l’une des principales écoles juives d’avant-guerre, la yeshiva ‘Hakhmei Lublin.

À la veille de la Shoah, plus de 40 000 Juifs vivaient à Lublin, ce qui représentait un bon tiers de sa population. Ils ne sont plus qu’une quarantaine aujourd’hui.

Les boulangeries étaient importantes, porteuses de cette culture qui mêle nourriture et traditions juives. Les nombreuses boulangeries juives de Lublin vendaient du pain de seigle (appelé à l’époque « pain juif ») et du pumpernickel (ou « pain allemand »), ainsi que de la hallah, du rugelah et du pletzel, pain plat aux oignons des Juifs de la région de Lublin au 19e siècle. Mais la boulangerie des Bajtel était de loin la plus célèbre.

« Les gens faisaient la queue devant et attendaient patiemment leur tour », se souvient Eisenkeit dans ses mémoires. « Les grossistes et commerçants des villes et villages alentours venaient à Lublin acheter ce qui leur fallait à la boulangerie Bajtel. »

Les mémoires d’Eva Eisenkeit, écrites par Esther Minars, font revivre ses souvenirs de la boulangerie familiale de Lublin, connue sous le nom de Boulangerie Kuźmiuk depuis 1944. (Crédit : Shira Li Bartov/ JTA)

Mordka Bajtel était un homme religieux qui versait une grande partie des bénéfices de sa boulangerie à des institutions juives locales, explique Eisenkeit. Il se sentait particulièrement lié à la yeshiva de Lublin, à laquelle il donnait de l’argent pour acheter fenêtres, oreillers et literie nécessaires aux dortoirs de l’école.

Chaque semaine, il donnait des hallot à la yeshiva ainsi qu’à l’hôpital juif, sans oublier la hallah du rabbin hassidique Bialer de Lublin, qu’il lui livrait personnellement avant l’entrée dans Shabbat.

Les Allemands ont fermé presque toutes les boulangeries de Lublin en 1939, mais la boulangerie Bajtel est restée ouverte. Jusqu’en novembre 1942, Bajtel et ses fils sont obligés de réserver leur fournée aux Allemands ; après cette date, ils sont rassemblés et envoyés au camp de concentration de Majdanek, où ils sont tués.

Doba Bajtel a été abattue avec ses belles-filles et ses petits-enfants dans la forêt de Krepiecki. Aucun des Bajtel n’a survécu.

Après-guerre, Eisenkeit est revenue à Lublin dans l’idée de demander qu’on lui rende la boulangerie, en sa qualité d’unique héritière encore en vie. Mais le gouvernement polonais l’avait déjà donnée à Włodzimierz Kuźmiuk.

La Pologne s’est en effet empressée de redistribuer les biens des Juifs morts après la Shoah suite à la nationalisation des propriétés privées, alors en vigueur sous le régime soviétique d’après-guerre.

Eisenkeit aurait pu contester, mais il lui aurait fallu attendre des mois et peut-être même plus, le temps que son dossier soit examiné. Or, elle ne voulait plus rester dans cette ville dont sa famille, ses amis, ses voisins et toute vie juive avaient été éradiqués.

D’autres rescapés sont rentrés chez eux et se sont fait menacer – parfois tuer – par les Polonais qui avaient pris leur place. Cela ne l’a pas empêchée d’aller voir le nouveau propriétaire de la boulangerie.

La yeshiva Chachmei Lublin a été inaugurée le 24 juin 1930. Une dizaine d’années plus tard, elle était détruite par les nazis. (Avec l’aimable autorisation du Grodzka Gate-NN Theater Center)

C’est ainsi que, 70 ans avant le voyage de sa fille depuis la Floride, Eisenkeit est entrée dans la boulangerie et a rencontré Kuźmiuk. Il lui a expliqué qu’il avait attendu la venue d’un héritier, mais que comme personne ne s’était présenté, il avait pris possession de l’immeuble la veille. Elle lui a dit que la boulangerie lui appartenait.

Peu de temps après, elle rencontra un de ses anciens voisins juifs de Lublin, Moshe Eisenkeit, qui lui aussi avait perdu tous les siens. Ils se marièrent et quittèrent la Pologne pour s’installer en Israël puis aux États-Unis.

La spécialité de la boulangerie Kuźmiuk est aujourd’hui connue en polonais sous le nom de « cebularz » ou « pletzel » pour les Juifs de langue yiddish de Lublin : il s’agit d’un pain plat rond garni d’oignons coupés en dés et de graines de pavot.

Avant la Seconde Guerre mondiale, cette spécialité était spécifiquement juive. Après la disparition de 90 % des Juifs de Pologne, tué par les nazis, le pays a incorporé des fragments de culture juive – comme ce pain plat à l’oignon –, mais sans Juifs.

Les enfants polonais qui avaient grandi en mangeant du cebularz préparé par des boulangers juifs ont continué de vouloir en manger plus tard, alors même que les boulangers n’étaient plus juifs.

« Si vous avez l’habitude de manger quelque chose depuis l’enfance, il est tout à fait normal que vous en mangiez encore », explique Goławski.

Elle travaille actuellement à l’impression d’une brochure en hébreu consacrée à l’histoire du cebularz et à ses origines dans la communauté juive de Lublin, qui sera exposée dans la boulangerie.

Des décennies durant dans l’après-guerre, le régime soviétique a réprimé toute forme de vie religieuse et culturelle juive et imposé des récits idéologiques socialistes sur la mémoire de la Shoah en Pologne.

Dans l’ensemble, les quelques Juifs qui y vivent encore n’ont que très récemment découvert leurs racines juives, après des générations de peur, de secret et d’assimilation.

Goławski et Piotr Nazaruk, qui dirige les recherches au Grodzka Gate-NN Theater Center, seraient bien incapables de donner le nom d’une boulangerie juive polonaise traditionnelle comme celle des Bajtel.

« Il n’y a plus de boulangers juifs en Pologne », conclut Nazaruk. « En Pologne, il doit y avoir au maximum 20 000 Juifs, et la plupart d’entre eux sont très assimilés, le plus souvent totalement déconnectés de leur judéité. Il n’y a donc plus d’entreprises juives du passé. »

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