La querelle foncière se renforce dans le quartier arménien de Jérusalem
Les tensions montent après qu'un promoteur juif a loué 25 % du quartier, dans la Vieille Ville, au Patriarcat arménien et ce, contre la volonté de la communauté ; les résidents craignent l'expulsion
Alors que les regards du monde entier se concentrent sur la guerre contre le Hamas, Jérusalem connaît une querelle immobilière, depuis un mois, qui pourrait avoir de graves conséquences sur la coexistence entre les groupes religieux du pays.
Une parcelle de terrain convoitée située à l’intérieur du quartier arménien de Jérusalem est au centre d’une controverse juridique entre la communauté d’un côté et de l’autre, un promoteur australo-israélien qui a l’intention de faire construire un hôtel de luxe sur les lieux. Cette querelle foncière n’a cessé de s’accroître, ces dernières semaines.
Le quartier abrite environ 2 000 chrétiens arméniens, une petite communauté soudée dont la présence est ancienne de 1600 ans. C’est la plus vieille diaspora arménienne dans le monde.
Au mois d’avril, cette année, suite à la visite-surprise effectuée par des géomètres israéliens, les résidents avaient découvert qu’un contrat de location foncière qui avait été signé par le chef de la communauté, le patriarche Nourhan Manougian, en 2021 avait une portée bien plus large que cela avait été initialement annoncé.
Il s’était avéré que le bail de 89 ans comprenait un secteur appelé « le Jardin des Vaches », une parcelle utilisée dans les temps anciens pour garder le bétail et qui accueille dorénavant un séminaire et des salles culturelles communautaires, ainsi que le propre jardin du patriarche et les habitations de cinq familles arméniennes.
Le contrat, qui porte sur un périmètre de plus de 11 500 mètres-carrés – soit environ 25 % de la surface du quartier arménien – a été conclu avec Xana Capital, une compagnie hôtelière qui est la propriété de l’homme d’affaires australien Danny Rothman.
Le patriarche a nié avoir eu connaissance des termes exacts du contrat, disant que c’était un prêtre local, Baret Yeretsian, qui avait signé l’accord en son nom. Le prêtre en question a depuis été renvoyé de l’église et il se serait réfugié à Pasadena, à proximité de Los Angeles.
Dans un entretien accordé au Times of Israel, Hagop Djernazian, activiste du quartier arménien, déclare que la communauté devait toucher une somme annuelle de 300 000 dollars dans le cadre de ce contrat de location : « Ce qui est risible au vu de cette parcelle qui est située au point le plus élevé de la Vieille Ville, sur le mont Sion et qui est le plus grand espace ouvert de la Vieille Ville. Il n’y a aucun espace comparable à celui-là dans les autres quartiers », dit-il.
La zone prend appui sur le quartier juif et elle se situe à quelques pas seulement du mur Occidental.
Les investisseurs juifs en Israël et à l’étranger cherchent depuis longtemps à acheter des biens dans la Vieille Ville et à Jérusalem-Est, tentant d’ancrer le contrôle israélien dans certaines parties de la ville revendiquées par les Palestiniens comme capitale pour leur futur état. Pour les Juifs, Jérusalem, la Vieille Ville et le mont du Temple, à l’intérieur de cette dernière, sont au cœur de l’identité nationale depuis 3000 ans et Israël considère une Jérusalem unifiée comme sa capitale.
Des scandales impliquant des ventes de terrains à des groupes juifs ont d’ores et déjà éclaboussé l’église grecque orthodoxe, le custode d’un grand nombre de site chrétiens de la région. Ainsi, il y a deux décennies, l’église grecque avait vendu deux hôtels dirigés par des Palestiniens, qui se trouvaient dans la Vieille ville, à des compagnies étrangères qui servaient de vitrine à un groupe juif. Ces accords, conclus dans le plus grand secret, avaient causé la chute du patriarche grec et indigné la communauté internationale.
Quand la communauté arménienne a appris que les dispositions du contrat divergeaient de manière importante des informations qu’ils avaient initialement pu recevoir, des mouvements de protestation ont eu lieu. Un premier rassemblement a été organisé en date du 12 mai.
Les leaders de la communauté ont demandé l’annulation du contrat, affirmant qu’il contrevient à la Constitution du Patriarcat qui n’autorise nullement ce dernier à louer des terres pendant des périodes si longues. Le patriarche lui-même semblait ignorer que son jardin privé était inclus dans la location.
Le contrat a toutefois été signé et il est aujourd’hui légalement mis en vigueur – et si la communauté s’apprête à le remettre en cause devant les tribunaux, le bras de fer s’est durci sur le terrain.
A powerful image from the Armenian Quarter of Jerusalem taken by the prominent Armenian photographer Garo NalbandIan. Armenian priests standing in front of the tractor that destroyed the wall of the Armenian Seminary. pic.twitter.com/2R0COSjSgX
— Bedross Der Matossian (@BedrossDM) November 21, 2023
Le 26 octobre, un bulldozer a fait son apparition sur le grand parking du Jardin des Vaches, raconte Djernazian, et il a abattu un mur séparant les lieux du séminaire arménien. Il a également détruit certaines parties du trottoir, dont les fragments ont été empilés, formant un monticule – sur lequel a été planté un drapeau arménien.
Le même jour, le Patriarcat a envoyé un courrier à Xana Capital réclamant l’annulation du contrat de location.
« Cet accord met en danger l’intégrité du quartier arménien et à ce titre, il met en péril la présence arménienne et la présence chrétienne à Jérusalem dans la mesure où perdre ce périmètre nous coupera du quartier chrétien », dit Djernazian.
Le 5 novembre, Rothman s’est présenté sur les terrains, accompagné par son partenaire d’affaires arabe et par un groupe d’environ 15 Israéliens armés qui avaient avec eux deux chiens d’attaque. Ils ont cherché « à menacer et à porter atteinte à la communauté » qui avait organisé un sit-in, raconte l’activiste.
« Ils se comportent comme une mafia ; ils ont envoyé des voyous pour nous faire face », dit Djernazian. Un face à face qui a nécessité une intervention de la police.
Danny Rothman n’a pas répondu à une demande de commentaire.
Danny Rothman, majority shareholder of XANA Gardens, accompanied by his business partner George Warwar, harassing Armenian protestors on Armenian property.
We will not be intimidated! We will not surrender!????????#Armenian #Jerusalem pic.twitter.com/6ktWccTOWY
— SaveTheArQ (@SavetheArQ) November 6, 2023
Selon le site d’information New Arab, Saadia Hershkop, partisan israélo-américain du mouvement pro-implantation en Cisjordanie, qui fait partie du mouvement des « Jeunes des collines » et qui ne s’en cache pas, était là lors de cette altercation.
En 2005, Hershkop avait été renvoyé aux États-Unis pendant 40 jours par crainte qu’il ne prenne part à des actes de violences visant à perturber le processus de désengagement israélien à Gaza.
Il semble encore avoir des démêlés avec la justice et il a récemment lancé une campagne de financement participatif pour couvrir les coûts d’une procédure judiciaire qualifiée, selon lui, « de mise en examen grave émise à mon encontre pour se venger de mon activisme ».
La confrontation a décidé la communauté arménienne à dresser une tente de protestation dans les meilleurs délais, où se trouvent des résidents 24 heures sur 24, de manière à monter la garde pour prévenir de nouvelles incursions d’étrangers. La communauté a également mis en place une barricade renforcée avec du fil barbelé pour bloquer l’accès au site.
????????The peaceful action is still going on in the Armenian quarter of Jerusalem! for the protection of the thousand-year-old Armenian heritage@SavetheArQ @ArmenianQuarter pic.twitter.com/jGXQ5yTbfQ
— Liana Margaryan (@lio___m) November 25, 2023
Le 15 novembre, un groupe s’est présenté et a envahi le périmètre. Selon la communauté, les intrus ont été envoyés par Xana Capital. Quand la police est arrivée sur les lieux, les individus s’étaient déjà majoritairement éparpillés. La communauté a déploré que ceux qui restaient n’avaient pas été appréhendés, les forces de l’ordre arrêtant par ailleurs trois Arméniens.
Djernazian accuse la police de coopérer avec la compagnie dans sa tentative de prendre possession des terrains.
Dans une réponse à une demande de réaction, la police a noté « ne pas être partie des querelles civiles et contractuelles ».
« Lorsqu’elle reçoit des informations ou des plaintes portant sur des soupçons de délit criminel, la police prend en charge ces dernières de manière appropriée, comme c’est le cas également lorsqu’elle reçoit des plaintes mutuelles faisant état d’agressions et/ou de menaces ».
Le jour suivant, le Patriarcat arménien de Jérusalem a diffusé un communiqué en urgence, affirmant que la communauté « est actuellement sous le coup d’une menace existentielle qui est peut-être la plus grande depuis le 16e siècle » et qui plane également, a-t-il dit, « sur toutes les communautés chrétiennes de Jérusalem ».
En signe de solidarité, les dirigeants des autres courants chrétiens de Jérusalem ont diffusé un communiqué conjoint deux jours plus tard, disant que la récente escalade des événements « peut potentiellement mettre en péril la présence arménienne dans le secteur, affaiblissant et mettant en danger la présence chrétienne en Terre sainte ». Ils ont appelé à trouver une solution au conflit devant les tribunaux, sans recours au harcèlement ou aux intimidations.
Djernazian note que la communauté a reçu le soutien des autres groupes de la ville dans ses efforts livrés pour reprendre le contrôle de son quartier – un appui notamment offert de la part de Juifs. « Les Israéliens comme les Palestiniens nous soutiennent, ce qui est désespérément nécessaire parce qu’en fin de compte, ce projet effacera la présence arménienne à Jérusalem ainsi que la présence chrétienne. Les gens émigreront et nous perdrons nos institutions », précise-t-il.
« Cette compagnie immobilière utilise le moment de la guerre de Gaza à notre détriment. Ces gens ont pensé que personne ne prêterait attention à nous, ni les journalistes, ni la communauté internationale. Mais il s’avère que c’est le contraire qui s’est produit, que nous avons attiré l’attention des journalistes locaux et des autres pays, ainsi que le soutien des missions diplomatiques locales et de la communauté internationale. »
« Des institutions et des responsables différents veulent ces parcelles depuis 1967 mais ces terrains se trouvent à proximité de notre école, à proximité de notre église et à proximité de notre couvent », continue Djernazian. « Nous n’abandonnerons pas la lutte ».
L’AFP a contribué à cet article.