La radio militaire transformée en arme de Netanyahu contre l’Etat de droit ?
Yaakov Bardugo diffuse son mépris et ses théories du complot à la nation quotidiennement mais, l'année dernière, son obsession du procureur-général est devenue dangereuse
La radio de l’armée israélienne – Galei Tsahal – a été considérée pendant de nombreuses années comme la première station de radio du pays. Gérée par l’armée et financée par les contribuables, elle n’était pas un outil de propagande gouvernementale ou militaire, mais un média crédible qui garantissait à la fois la liberté journalistique et l’impératif de Tsahal de ne pas s’aventurer dans les eaux troubles de la politique politicienne et partisane.
Aujourd’hui, malgré tout, ses émissions et sa réputation sont dominées par Yaakov Bardugo, « analyste politique » qui se livre sans relâche à une propagande pro-Netanyahu, éviscérant les critiques ou les rivaux du Premier ministre avec férocité et en disposant d’un temps d’antenne nettement supérieur à celui de n’importe quel autre partisan de Netanyahu – voire supérieur à celui du Premier ministre lui-même.
Un phénomène qui semble déjà très déplacé pour une radio financée par les Israéliens et qui porte la marque de Tsahal. Mais, l’année dernière, il a accentué encore sa charge.
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On peut considérer que s’attaquer aux adversaires et aux détracteurs de Netanyahu est de bonne guerre – mais sa cible principale, cette cible obsessionnelle des piques lancées par Bardugo, n’est ni un politicien, ni un rival : C’est le plus haut conseiller juridique de tout l’Etat d’Israël, le procureur-général Avichai Mandelblit, ce fonctionnaire qui, au mois de janvier 2020, avait mis Netanyahu officiellement en examen.
En d’autres mots, la voix dominante d’une station de radio financée par le public israélien s’attaque sans répit à l’homme qui se trouve être à la tête du système judiciaire israélien.
Homme d’affaires, activiste politique, porte-parole
Bardugo, 55 ans, est un phénomène rare – même au sein de l’arène médiatique d’aujourd’hui où la politique, les intérêts particuliers et le journalisme semblent se mélanger plus que jamais auparavant. Pendant les années 1980 et 1990, il était un jeune activiste du Likud, connu comme étant un conseiller proche du secrétaire aux Affaires étrangères du parti de l’époque, David Levy, et du magnat autrichien du casino Martin Schlaff.
Pendant la première apparition de Netanyahu au poste de Premier ministre, de 1996 à 1999, Bardugo s’était rapproché de lui et il avait été nommé directeur de la compagnie nationale du loto – une fonction de pouvoir, à l’intersection de l’argent et de la politique. Depuis, Bardugo n’a cessé de mélanger les affaires et le militantisme, restant un membre loyal du Likud et un soutien fervent de son leader.
Pendant la première apparition de Netanyahu au poste de Premier ministre, de 1996 à 1999, Bardugo s’était rapproché de lui et il avait été nommé directeur de la compagnie nationale du loto – une fonction de pouvoir, à l’intersection de l’argent et de la politique
Il y a environ cinq ans, sa carrière a pris un tournant inattendu lorsqu’il s’était aventuré dans le journalisme.
Le commandant et dirigeant de la radio militaire de l’époque, Yaron Deckel, avait offert à Bardugo son poste d’analyste politique en chef et avait fait de lui le coprésentateur de l’émission d’information du soir, très populaire.
Cette promotion accordée d’emblée avait suscité l’indignation au sein de la rédaction. Des journalistes vétérans comme Rino Zror et Razi Barkai – des présentateurs qui ne se situent manifestement pas dans le camp de Netanyahu – avaient dénoncé Bardugo, disant qu’il était un porte-parole du Likud. Le désarroi s’était approfondi à la station de radio quand les conditions bizarres de son embauche avaient émergé : Il n’avait pas reçu de salaire pendant longtemps et il n’avait pas été placé dans l’obligation de signer une déclaration standard portant sur les conflits d’intérêts.
Deckel avait insisté sur le fait qu’il n’y avait rien eu de fâcheux dans le recrutement de Bardugo qui était alors, selon lui, « le meilleur analyste du pays ». Mais Netanyahu a ensuite reconnu, au cours des interrogatoires réalisés dans le cadre des enquêtes pour corruption ouvertes à son encontre, qu’il avait passé un accord avec Deckel dans l’objectif de modifier la nature de la Radio militaire et de remanier son service de l’information.
Mais Netanyahu a ensuite reconnu, au cours de ses interrogatoires, qu’il avait passé un accord avec Deckel dans l’objectif de modifier la nature de la Radio militaire et de remanier son service de l’information
Dans une plainte en diffamation contre Bardugo déposée par l’ex-conseiller politique de Netanyahu Nir Hefetz, devenu témoin de l’accusation contre le Premier ministre – une plainte actuellement en suspens – Hefetz affirme qu’un accord avait été conclu entre Netanyahu et Deckel visant à accorder à Bardugo un poste qui saurait asseoir son influence sur les ondes israéliennes.
Les efforts livrés par Netanyahu pour rassembler autour de lui les médias sont au cœur des accusations lancées à son encontre dans deux des trois dossiers dont il doit aujourd’hui répondre devant les juges : L’Affaire 2000, qui aborde l’existence d’un accord, jamais mis en vigueur, passé avec le propriétaire du Yedioth Ahronoth, le quotidien le plus vendu en Israël et l’Affaire 4000, dans laquelle le Premier ministre aurait adopté des régulations bénéficiant financièrement au propriétaire de Walla News qui était, à l’époque, le deuxième site internet d’information le plus important de tout l’Etat juif.
Dans les deux cas, l’objectif poursuivi – et qui aurait été atteint sur le site Walla – avait été de donner de l’influence au Premier ministre sur les contenus de ces différents médias et de garantir ainsi une couverture favorable de ses activités, au détriment inévitable de l’intérêt public et de l’indépendance de l’information.
Mais, dans une certaine mesure, le cas de la radio militaire et de Bardugo paraît encore plus grave : Aucun homme d’affaires ne profite directement de l’arrangement grâce auquel un partisan de Netanyahu s’est retrouvé à bénéficier d’une importance extraordinaire (contrairement à ce qui aurait été le cas d’Arnon Mozes, propriétaire du Yedioth, dans l’Affaire 2000, ou du propriétaire de Walla et chef de l’entreprise de télécommunications Bezeq Shaul Elovitch, comme le prétend l’Affaire 4000).
Mais bien sûr, la Radio militaire est une station de radio publique, financée avec l’argent du contribuable. Et Bardugo utilise finalement des fonds publics pour transformer un service public en porte-parole de Netanyahu, en machine de propagande – et il l’a utilisée, l’année dernière, pour mettre au défi la légitimité de la plus haute personnalité du système judiciaire israélien.
La Radio militaire est une station de radio publique, financée avec l’argent du contribuable. Et Bardugo utilise finalement des fonds publics pour transformer un service public en porte-parole de Netanyahu, en machine de propagande
Une offensive contre le procureur-général sur Twitter
La campagne obsessionnelle qui est menée par Bardugo contre le procureur-général Mandelblit va au-delà de son émission hebdomadaire de début de soirée sur la Radio militaire. Après s’être installé sur les ondes israéliennes, Bardugo écrit dorénavant des tribunes dans le journal Israel Hayom, le quotidien gratuit numéro un en Israël en termes de circulation, qui a été fondé par Sheldon et Miriam Adelson, il y a plus d’une décennie, afin de promouvoir et de soutenir l’agenda de Netanyahu.
De plus, la notoriété médiatique de l’homme lui a permis d’être très présent sur Twitter, où il compte 30 000 abonnés – un chiffre respectable en ce qui concerne Israël, en particulier dans la mesure où il a commencé à utiliser la plateforme sérieusement il y a seulement un peu plus d’un an, alors qu’il utilisait jusque-là son compte presque exclusivement pour retweeter les publicités de la Radio militaire pour son émission.
Et une grande partie de ce que Bardugo dit lors de son émission de radio ou de ce qu’il écrit dans ses tribunes est dorénavant pilonné sur sa page Twitter. Depuis février 2020, des publications incessantes s’en prennent à Mandelblit, auquel il reproche les bourdes et les ratés du gouvernement et – c’est beaucoup plus dommageable – où il affirme que le procureur-général a piégé Netanyahu dans ses affaires de corruption, inventant les accusations lancées contre le Premier ministre.
Le moment choisi n’avait pas été une coïncidence : Mandelblit avait mis le Premier ministre en examen devant la Cour de district de Jérusalem en date du 28 juin 2020. Et c’est à ce moment-là que Bardugo a commencé à tweeter – et il ne s’est pas arrêté depuis.
Sur 803 tweets publiés dans les douze mois ayant suivi les mises en examen de Netanyahu, mon décompte indique que 466 ont concerné le procureur-général. Un grand nombre des publications s’achèvent par ailleurs par un appel à la démission de Mandelblit.
« Il n’y a pas de contre-pouvoirs qui puissent s’opposer à Mandelblit dans ses attaques contre le Premier ministre », avait écrit Bardugo sur le réseau social, le 20 août. « Il doit immédiatement démissionner ».
« Mandelblit, vous n’avez aucune autorité », avait-il tweeté le 29 septembre. « Vous devez démissionner et le plus tôt sera le mieux. Vous n’êtes pas apte à examiner si le Premier ministre s’est livré ou non à un conflit d’intérêt alors qu’il existe des enregistrements de vous que vous avez bien mis en sécurité. Vous devriez avoir honte ! »
« Mandelblit », avait-il posté encore le même jour, « vous avez demandé à la Cour des audiences quotidiennes dans l’affaire du Premier ministre ».
« Pourquoi ne décidez-vous donc pas d’emblée que Netanyahu a d’ores et déjà été condamné, et nous éviterons ainsi tout ce processus de recherche de la vérité devant les magistrats ? Vous n’êtes pas digne de votre poste de procureur-général. Vous devriez avoir honte », avait-il ajouté.
« Mandelblit, » avait écrit Bardugo sur Twitter en date du 5 novembre, « la forteresse de Salah al-Din [adresse du ministère de la Justice] est en train de trembler. L’hystérie est à son comble ».
« Mandelblit s’assure de ne laisser aucune empreinte de manière à pouvoir prendre position sur la base de ses besoins politiques personnels », avait-il posté dans une publication du 18 janvier de cette année. « C’est ainsi qu’il a pris en charge ‘l’autorisation’ donnée pour ouvrir une enquête contre le Premier ministre. Mais qui le croit encore ? »
Vingt-quatre heures plus tard, Bardugo avait continué : « Mandelblit se plaint dans les réunions gouvernementales qu’il y aurait des incitations à la violence émises contre lui. Eh bien, nous nous sommes habitués à ce type de pleurnicheries ».
Et lors de la reprise du procès de Netanyahu, le 8 février, Bardugo a tweeté que « Mandelblit a été tellement excité, la nuit dernière, qu’il n’a pas pu fermer l’œil. Ce n’est pas tous les jours qu’il fait une apparition devant le tribunal. La route est encore longue mais la vérité sera révélée ».
Les auditeurs se détournent
La Radio militaire est une anomalie dans le paysage médiatique. Elle avait commencé à émettre en 1950 en tant que service d’information de l’armée, mais des changements législatifs variés survenus au fil des ans en ont fait un service national de radiodiffusion.
Elle est encore intégrée au sein de l’armée et c’est le ministère de la Défense qui est en charge de son budget, mais ses émissions ne sont pas placées sous le contrôle des militaires. Et tandis que la loi exige que l’Autorité israélienne de radiodiffusion supervise les émissions de la station, en pratique, la surveillance civile d’un organe militaire s’est avérée être impossible et aucune instance régulatoire ne supervise ses émissions.
La station est une question controversée pour les chefs d’Etat-major israéliens comme pour les ministres de la Défense. Au cours des quarante dernières années, un grand nombre d’entre eux ont cherché à l’affranchir du cadre militaire et à en faire un média civil et public.
Dans la mesure où ces initiatives ne se sont jamais concrétisées, l’intégrité de la Radio militaire et sa capacité à résister aux efforts livrés par les politiciens ou les officiers pour intervenir dans ses contenus dépendent entièrement du commandant/rédacteur en chef de la station – c’est parfois un militaire, parfois un civil ayant antérieurement fait carrière dans l’armée, qui est, dans tous les cas, nommé par le chef d’Etat-major – et cela a toujours été un homme à ce jour. Et depuis de nombreuses années, les personnalités nommées à ce poste avaient su résister aux pressions extérieures et garantir la liberté journalistique.
Le mandat de Yaron Deckel semble avoir marqué le franchissement de cette ligne tandis que son chef actuel, Shimon Elkabetz, n’a rien fait pour corriger le tir.
Le mandat de Yaron Deckel semble avoir marqué le franchissement de cette barrière tandis que son chef actuel, Shimon Elkabetz, n’a rien fait pour corriger le tir
Cela fait des mois que d’éminents journalistes se plaignent de Bardugo à Elkabetz – mais le commandant/rédacteur en chef de la Radio militaire ne fera rien, ou ne peut rien faire. « Il se comporte comme si le silence lui était imposé d’en haut, ou comme s’il subissait des pressions », selon un journaliste aguerri de la station qui a témoigné sous couvert d’anonymat.
Bardugo a ses fans, mais la part d’audience de la Radio militaire est déclinante depuis deux ans. Certains vétérans de la station attribuent cette désaffection des auditeurs à ce qu’ils appellent le « Bardugoïsme » qui, selon eux, nuit à la marque du vénérable média.
« Ce serait une erreur de penser que le problème n’existe que lorsque Bardugo est à l’antenne », explique un journaliste de la station. « C’est un extrémiste et il projette cette image sur toute notre station. A cause de lui, nos auditeurs ont le sentiment que notre ton a changé drastiquement, devenant celui d’une extrême-droite irritante et gorgée de mépris. Ce qui les ennuie. Et Bardugo n’est pas un intellectuel, un idéologue de droite susceptible d’entraîner la discussion, il est toxique. Avec pour conséquence que les auditeurs se détournent. Ils ne reviendront pas », estime-t-il.
Ce serait une erreur de penser que le problème n’existe que lorsque Bardugo est à l’antenne », explique un journaliste de la station. « C’est un extrémiste et il projette cette image sur toute notre station
Plusieurs politiciens se sont refusés à accorder des interviews dans l’émission d’information du soir tant que Bardugo serait chargé de l’animer. Parmi eux, le ministre de la Défense Benny Gantz, lui-même responsable de la Radio militaire : C’est le budget de son ministère qui couvre son fonctionnement ; ce sont les fonds de son ministère qui permettent à Bardugo de déverser sa bile tous les soirs de la semaine à partir de 17 heures.
Gantz aurait pu faire quelque chose sur la situation dégradée au sein de la Radio militaire, mais il avait initialement hésité. Et lorsqu’il avait finalement décidé de prendre une initiative – annonçant, le mois dernier, qu’il était prêt à rendre la station à la vie civile ou à la fermer – il lui avait été dit qu’il ne disposait pas de l’autorité légale pour le faire, le Parlement ayant été dissous, le gouvernement n’étant qu’intérimaire et Israël entrant en campagne électorale.
Et, ironie suprême, le responsable qui était intervenu, le fonctionnaire qui avait voulu faire appliquer la loi en empêchant Gantz de fermer le rideau sur la Radio militaire – s’assurant ainsi que Jacob Bardugo pourrait continuer à cracher quotidiennement son venin – avait été le procureur-général Avichai Mandelblit.
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Avner Hofstein a travaillé comme chef du bureau de journalisme d’investigation à la Radio militaire de 2015 à 2017. Il a été renvoyé par le commandant Yaron Deckel, des documents judiciaires révélant ultérieurement que ce limogeage avait été fait à la demande de Nir Hefetz, ancien conseiller des médias de Netanyahu devenu témoin de l’accusation dans les affaires de corruption impliquant le Premier ministre. Hofstein a mis un terme à une procédure judiciaire entamée pour licenciement abusif contre la Radio militaire après avoir reçu la somme de 83 000 shekels en dommages et intérêts.
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