Robert Harris joue l’avocat du diable de Neville Chamberlain
La fiction historique examine de plus près si le Premier ministre britannique était véritablement aussi naïf qu'il ne le semblait
LONDRES — L’été 1940 lorsque la Grande-Bretagne résistait alors que la machine de guerre nazie foudroyait sans relâche toute l’Europe, fut, selon les mots de WInston Churchill, restés célèbres, « l’heure la plus belle de la nation ».
Presque quatre-vingts ans plus tard, les événements de 1940 – le Blitz, la promesse que Churchill ne se « rendrait jamais », les combats aériens au-dessus du sud de l’Angleterre au cours desquels la Royal Air Force avait repoussé l’invasion allemande – restent scellés dans la conscience nationale.
Cette année, les passionnés de cinéma ont eu la chance de voir à nouveau racontée cette histoire dans trois films majeurs : « Churchill », « Dunkerque » et « Les heures sombres ».
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« J’ai toujours eu à l’esprit… cet autre point de vue qu’il est impossible d’observer l’année 1940 sans penser également à 1938 », affirme l’auteur de best-sellers Robert Harris.
Un an avant qu’ils ne perdent finalement patience devant l’invasion par l’Allemagne de la Pologne en 1939, la Grande-Bretagne et la France avaient été proches de déclarer la guerre alors qu’Adolf Hitler menaçait la Tchécoslovaquie.
La crise avait été évitée après que le Premier ministre britannique, Neville Chamberlain, s’est envolé à Munich et a trouvé un accord avec le Führer qui accordait à l’Allemagne la région des Sudètes, laissant les Tchèques sans défense. Il était alors rentré à Londres pour évoquer « la paix pour notre temps ».
Semblant avoir écarté la probabilité d’une guerre qui avait fini par être considérée comme inévitable – comme le rappelle Harris, les enfants avaient reçu des masques à gaz, des tranchées avaient été creusées dans Green Park et des sacs de sable avaient été alignés à Whitehall avant le départ de Chamberlain pour Munich — l’initiative de Chamberlain avait été accueillie avec joie par de nombreux Britanniques. Le trajet séparant l’aéroport Heston de Londres et Downing Street avait duré une heure et demi de plus que d’habitude en raison de la densité de la foule venue saluer le Premier ministre à son retour.
Une voix dissidente s’était toutefois faite entendre au Parlement : celle de Churchill. Hué par ses collègues conservateurs, qui l’interrompaient aux cris de « sottises ! », il avait déclaré à la Chambre des communes : « Nous avons subi une défaite totale et absolue… Le dictateur allemand, au lieu de voler les victuailles sur la table, a eu la satisfaction qu’on les lui serve plat par plat ».
L’appétit de Hitler s’était simplement aiguisé et le reste de la Tchécoslovaquie devait inévitablement être rapidement « englouti ».
Churchill avait raison. Six mois plus tard à peine, Hitler rompait ses engagements et entrait dans Prague. La guerre était à nouveau inévitable et la réputation de Chamberlain devait s’écrouler et ne jamais être réhabilitée. Munich devait être considéré comme une trahison absolue des Tchèques – résumée dans la description dédaigneuse faite par Chamberlain de la crise, une « querelle dans un pays très éloigné entre des gens dont nous ne savons rien » ou, tout du moins, l’opportunité manquée de montrer à Hitler que l’agression ne paierait pas.
Chamberlain avait persuadé Hitler de signer la déclaration, dans laquelle les deux nations promettaient de ne « plus jamais entrer en guerre ». Cette déclaration fut un exemple de la naïveté et de la faiblesse du Premier ministre – un « drapeau blanc brandi face à une tragédie en cours », comme l’a écrit récemment l’écrivain Anthony Quinn.
Neuf mois après avoir déclaré la guerre à l’Allemagne, Chamberlain avait été forcé à démissionner suite à l’invasion de la Norvège par Hitler. A ce jour, il reste « le Premier ministre britannique le plus calomnié et le plus diabolisé du 20e siècle », a suggéré son biographe Andrew Crozier.
Mais cela, estime Harris, est injuste et injustifié. Dans Munich, il tente audacieusement de venir au secours de la réputation de Chamberlain. Reconstitution partiellement fictive des événements du mois de septembre 1938, le livre – qui est le douzième roman de Harris – se concentre sur la tentative de Paul Hartmann, un diplomate allemand qui s’oppose à Hitler, de stopper la signature des accords en transmettant à Hugh Legat, un ami d’Oxford et l’un des secrétaires privés de Chamberlain, un document détaillant les véritables ambitions expansionnistes des nazis.
« J’aime jouer le rôle de l’avocat du diable », suggère Harris. « Il y avait dans ce mépris universel pour [Chamberlain] quelque chose qui m’a fait penser qu’il devait y avoir des choses à dire à son sujet ».
Harris pense que la guerre que Chamberlain aurait pu éviter au mois de septembre 1938 « aurait été une catastrophe pour la France et pour la Grande-Bretagne ».
Comme le savait pertinemment le Premier ministre, le programme de réarmement tardif de l’Angleterre avait douloureusement laissé le pays à court des armes dont il aurait eu besoin pour affronter les forces de Hitler. « On ne peut pas jouer au poker avec un voyou si on n’a pas de cartes entre les mains », avait confié le politicien à titre privé au moment de l’accord.
« Je pense que l’idée qu’un vieil homme faible avec un parapluie qui ne savait pas vraiment ce qu’il faisait, a été dupé, trompé par Hitler, est absolument et complètement fausse à 100 % », affirme Harris. »Chamberlain a été la personnalité agissante au mois de septembre 1938 – celui qui est monté dans un avion et qui a affronté le monstre dans sa tanière ».
De plus, pense Harris, l’opinion publique britannique n’était tout simplement pas prête pour le conflit long et brutal qui aurait suivi. C’est seulement après avoir vu les événements de 1939 qu’elle a développé le sens de « l’unité nationale et la détermination d’avancer » qui lui a permis de traverser ensuite les journées obscures de 1940 et des années suivantes.
Chamberlain tentait-il donc simplement de gagner du temps plutôt que de chercher véritablement, comme il le proclamait à l’époque, à empêcher une autre explosion en Europe ?
« Cela a été un mélange des deux », explique Harris. « Je pense que le courant dominant était certainement d’éviter une guerre et qu’il était suffisamment vaniteux pour croire qu’il savait qui était Hitler et qu’il avait d’une certaine manière… compris qui il était ».
S’il y a eu sans aucun doute « un élément de pensée magique » dans les calculs de Chamberlain, ce dernier n’était toutefois pas aveugle face à la dure réalité.
« Il y a beaucoup de preuves contemporaines affirmant qu’étant un homme politique perspicace et pragmatique, il avait également réfléchi à la possibilité qu’Hitler manque à sa parole, et qu’il avait eu le sentiment que les accords de Munich – ou ce document sur papier seulement – seraient en soi un fil de déclenchement qu’il aurait entre les mains pour convaincre les dominions et les Américains, et en effet les Britanniques, qu’il fallait mener cette guerre », dit Harris.
Chamberlain n’était pas non plus inconscient de la nature monstrueuse de l’homme avec lequel il avait échangé. Il avait confié à Lord Dunglass, son secrétaire parlementaire privé qui l’avait accompagné à Munich, que Hitler était « sans aucun doute l’homme le plus détestable et le plus fanatique » avec lequel il avait été amené à « entretenir des relations ».
Harris tente de capturer certains de ces sentiments dans le livre. Le Premier ministre refuse de se rendre à un dîner avec le Führer après les pourparlers, tandis que Legat offre un aperçu de la répulsion physique ressentie envers Hitler parmi les membres de la délégation qui avait accompagné Chamberlain. Alors que le dictateur passe devant eux, il sent son odeur corporelle : celle d’un « ouvrier qui ne s’est pas lavé ou qui n’a pas changé de chemise depuis une semaine ».
Mais, pour Harris, l’argument le plus puissant en faveur de Chamberlain est peut-être le fait que « le témoignage de Hitler lui-même jouerait en sa faveur ».
Et en effet, dans Munich, il rappelle les paroles désespérées du dictateur au moment de l’effondrement de ses rêves d’un Reich millénaire au début de l’année 1945 : « Nous aurions dû entrer en guerre en 1938… Septembre 1938 aurait été pour nous la date la plus favorable ».
Ce n’est pas simplement une question de recul. Le Hitler de Harris n’est guère un hôte heureux au moment de Munich. Il n’était pas seulement furieux de la popularité dont jouit Chamberlain parmi les Allemands : l’historien allemand Joachim Fest, nègre des mémoires d’Albert Speer, raconte également que l’architecte favori de Hitler, qui allait devenir son ministre de l’Armement, avait eu le sentiment que le Führer « a senti qu’il avait été floué d’une réelle victoire ».
« Toutes les sources contemporaines affirment qu’il était furieux », dit Harris. « Il aurait pu préparer la cérémonie de signature la plus extraordinaire pour les médias du monde. Au contraire, il n’a autorisé qu’un seul appareil photo. Je pense que c’est une preuve supplémentaire du fait qu’il était véritablement irrité par cet accord ».
Et si, suite à la rencontre, Chamberlain a eu des mots durs en privé concernant Hitler, la réciproque a été également largement vraie. Hitler avait dit du Premier ministre britannique, qu’il était un « vieux connard ».
« Ce Chamberlain », avait gémi Hitler en s’adressant à Mussolini. « Il a marchandé chaque village avec un intérêt mesquin comme un vendeur sur un marché… Qu’est-ce que tout cela a à voir avec lui ? »
Munich fait également éclater certains autres mythes qui, selon Harris, entourent l’accord. La notion peut-être la plus puissante est que si la Grande Bretagne avait déclaré la guerre en septembre 1938, l’armée allemande se serait soulevée pour destituer Hitler. Le Hartmann de fiction décrit par Harris fait ainsi partie de ce qu’on a appelé la « conspiration Oster ».
Mais, dans sa narration de reconstitution, tandis que les meneurs sont déterminés à renverser Hitler, Hans Oster – qui était l’adjoint du chef de l’organisation de renseignement allemand Abwehr – a été dans la vraie vie lui-même arrêté en 1943 et exécuté un mois avant la reddition de l’Allemagne en 1945. Harris dépeint la conspiration Oster comme à moitié préparée et non-plausible, s’appuyant sur un niveau d’engagement que le haut-commandement allemand ne pouvait tout simplement pas tenir.
« Je ne vois aucune preuve autre que des bavardages après la guerre lorsque les gens étaient traduits en justice pour crime de guerre et qu’ils essayaient de se faire passer pour des opposants de toujours à Hitler », estime Harris. « Ils ne s’en sont pris à Hitler qu’à la dernière minute, alors qu’un idiot pouvait constater que la guerre était bel et bien perdue ».
A travers le personnage de Hartmann, Harris tente de dépeindre « l’ambivalence du nationalisme allemand ». Hartmann ressemble vaguement à Adam von Trott, un diplomate ayant joué un rôle central dans la résistance à Hitler qui avait été exécuté après le complot raté du 20 juillet, et une personnalité qui a longtemps fasciné le romancier.
« Je voulais créer un Allemand authentique et crédible, troublé par le régime mais encore nationaliste », suggère Harris. Comme il le note, beaucoup de ces hommes ont pleinement soutenu l’Anschluss et la réintégration de la région des Sudètes au sein de l’Allemagne et Von Trott considérait également comme justifiées les revendications de Hitler sur la Pologne. « C’est… la crudité de la méthode qu’ils n’ont guère appréciée ».
Toutefois, comme Munich le dépeint, l’opposition de Hartmann est en partie motivée par sa détestation – et son expérience personnelle – du traitement réservé aux Juifs par les nazis.
Dans une scène puissante à la fin du livre, il rejette ainsi l’argument de nombreux conservateurs, « qu’Hitler est un type terrible mais qu’il n’est pas nécessairement complètement mauvais… si on laisse de côté cette haine anti-juive horrible de l’époque médiévale mais cela passera ».
« Mais le fait est que cela ne passera pas », dit Hatmann. « Vous ne pouvez pas isoler cela du reste. C’est là, au milieu. Et si l’antisémitisme est le mal, alors tout est mal. Parce que s’ils sont capables de cela, ils sont capables de tout ».
Harris admet que la situation des Juifs a posé un dilemme.
« Je ne pense pas qu’il soit possible d’écrire un livre sur l’Allemagne nazie et de ne pas toucher du doigt l’antisémitisme », dit-il. En même temps, si on veut être fidèle aux faits historiques, l’antisémitisme n’a pas été au premier plan dans l’esprit des Britanniques et des Français en 1938 parce que, bien sûr, c’était avant la Nuit de cristal, sans même parler du mécanisme de l’Holocauste lui-même ».
Harris pense également que les sentiments de Hartmann étaient inhabituels. « Il faut dire que la résistance à Hitler, pour ce que j’en ai vu, ne se basait pas sur les horreurs de ce que les Juifs subissaient ».
Il accepte également le fait que la tragédie juive qui était en train de se dérouler n’a pas semblé grandement affecter Chamberlain à l’époque de Munich.
« Je ne pense pas qu’elle ait été un élément pris en compte dans les calculs de [Chamberlain] en septembre 1938… Sa principale préoccupation était de tenter d’éviter une guerre mondiale dont il pensait – à mon avis – qu’elle engendrerait un effondrement complet des valeurs civilisées. Et en cela, il avait raison », dit Harris.
Toutefois, le Premier ministre a été ému par les événements survenus lors de la Nuit de Cristal qui a eu lieu un mois à peine après son retour de Munich. Chamberlain, selon Harris, a été le « moteur » derrière la décision prise par l’Angleterre d’admettre 10 000 réfugiés, majoritairement juifs, dans le cadre des Kindertransporte, une approche qu’il compare favorablement à la politique mise en oeuvre à l’époque par les Américains.
La publication du roman survient au 25e anniversaire de Fatherland, le livre qui a lancé la carrière de romancier d’Harris. Un roman dystopique qui imaginait comment les nazis victorieux auraient tenté de dissimuler le plus grand crime de l’Histoire. L’ouvrage a été vendu à plus de trois millions de copies et a été traduit en 25 langues.
« Ayant écrit Fatherland, j’étais plutôt méfiant à l’idée d’écrire à nouveau sur les nazis. Je ne voulais pas véritablement donner l’impression que je ne peux écrire que là-dessus et que ce sujet m’obsède », explique Harris.
Il a néanmoins le sentiment que c’était le bon moment pour écrire l’ouvrage.
« Un romancier perçoit quelque chose dans l’air et tout à coup, on se sent pousser à écrire. Il y a quelque chose concernant Munich et 1938 qui semble plus pertinent aujourd’hui qu’il y a cinq ou dix ans », dit-il.
« On a bien vu ce spectacle des bannières nazies brandies dans les rues américaines et cette incapacité étrange du président américain à condamner de tels phénomènes de manière appropriée », dit Harris.
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