Le gouverneur de la Banque du Liban, encensé puis maudit
Après avoir redressé l'économie libanaise après la guerre civile, Riad Salamé est au centre d'enquêtes judiciaires et est accusé d'être un des responsables de la chute financière
L’ancien banquier d’affaires de 72 ans, Riad Salamé, est entendu pour la première fois cette semaine par la justice libanaise en présence de magistrats européens dans le cadre d’investigations sur des mouvements de fonds suspects vers l’étranger.
Riad Salamé détient l’un des records de longévité à la tête d’une banque centrale : grand argentier du pays depuis 1993, il a été l’architecte d’une politique financière ayant permis au Liban de rebondir après 15 années de guerre (1975-1990).
Mais avec la descente aux enfers depuis fin 2019, il est devenu la bête noire du soulèvement dirigé contre la classe politique, qui l’accuse d’avoir ruiné le pays.
Le gouverneur, interdit de voyage, nie les accusations à son encontre et défend sa politique monétaire.
Il assure avoir amassé sa fortune lorsqu’il travaillait dans la banque d’investissements américaine Merril Lynch, où il gérait le portefeuille d’actifs du milliardaire Rafic Hariri, qui a fait fortune en Arabie saoudite.
Devenu Premier ministre en 1992, Rafic Hariri – assassiné en 2005 – installe Riad Salamé à la tête de la Banque centrale, poste réservé à la communauté chrétienne maronite en vertu du partage confessionnel du pouvoir.
« Il a été trader et courtier en bourse toute sa vie, c’est là le problème. Il faut un économiste pour diriger une Banque centrale et non quelqu’un de trop proche des banques qu’il veut protéger », souligne sous couvert d’anonymat un vétéran des marchés monétaires.
« Fuite en avant »
Le nouveau gouverneur décide de fixer le taux de change de la livre libanaise par rapport au dollar. Il a « su relancer l’économie et gagner la confiance des investisseurs », explique à l’AFP l’économiste Nicolas Chikhani.
Commencent des années fastes pour le Liban, qui attire les capitaux, notamment grâce à des taux d’intérêts très élevés.
Riad Salamé accumule les lauriers: il est désigné meilleur gouverneur d’une banque centrale dans le monde par Euromoney en 2006 et par le Banker Magazine en 2009.
Mais avec la guerre qui éclate en Syrie voisine en 2011, « les signaux rouges » s’accumulent pour l’économie libanaise, ajoute M. Chikhani.
Au lieu de restructurer l’économie et d’abandonner sa politique qui commence à coûter cher au Liban, M. Salamé choisit « la fuite en avant », explique-t-il.
Dès 2016, il se lance dans des ingénieries financières comparées à une « pyramide de Ponzi », et fin 2019, l’effondrement commence. Depuis, les épargnants libanais n’ont plus accès à leur argent en banque et la livre libanaise a perdu plus de 98% de sa valeur par rapport au dollar sur le marché parallèle.
Intouchable ?
Mais l’homme restait jusqu’à récemment intouchable, fort de l’appui et la protection d’une grande partie de la classe politique, dont il est proche.
Selon le vétéran des marchés financiers, il a aidé plusieurs dirigeants politiques à transférer leurs capitaux vers l’étranger en octobre 2019, juste avant l’effondrement, « pour un total de 9 milliards de dollars ».
Il ajoute que M. Salamé avait des ambitions présidentielles : « il ne refusait rien à la classe politique » et « a protégé les banques, dont les principaux actionnaires sont des politiciens ».
Il est en outre défendu par d’influents médias du pays, dont les liens avec les politiciens et les milieux d’affaires sont notoires.
Les proches de M. Salamé semblaient également protégés, notamment son frère Raja, mis en cause dans des mouvements de fonds de plus de 300 millions de dollars vers la Suisse.
En décembre, l’actrice libanaise Stéphanie Saliba a été brièvement interpellée elle aussi au sujet de somptueux « cadeaux » qu’elle aurait reçus de la part du gouverneur, dont une maison et des bijoux.
L’an dernier, la France, l’Allemagne et le Luxembourg ont gelé 120 millions d’euros d’avoirs libanais après une enquête visant cinq personnes, dont M. Salamé.
Et une Ukrainienne proche du gouverneur a été mise en examen en France en juin dans l’enquête menée à Paris sur le patrimoine potentiellement frauduleux acquis par celui-ci dans l’Hexagone.
Son mandat expire en juillet, mais des cercles politiques libanais ont laissé entendre qu’une reconduction serait possible. Les pays occidentaux ont averti les responsables libanais qu’une reconduction serait perçue « comme un message négatif par les bailleurs internationaux », confie une source diplomatique occidentale.