Le nord brûle, mais envahir le Liban ne réglera rien
Israël a besoin de temps pour se refaire une armée avant d'affronter le Hezbollah, mais a peu de moyens pour mettre fin aux combats et faire revenir les habitants du nord, faute d'accord sur les otages
À la fin du VIe siècle avant notre ère, alors que les Juifs revenaient de Babylone à Sion et reconstruisaient le Second Temple, le stratège chinois Sun Tzu s’asseyait près de l’embouchure du fleuve Yangtze et écrivait l’une de ses célèbres maximes : « Gagnera celui qui sait quand se battre et quand ne pas se battre. »
Depuis huit mois, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a décidé que le moment n’était pas venu de se battre dans le nord, du moins pas dans le cadre d’une guerre à part entière.
Face aux incessants tirs de roquettes et de drones du Hezbollah depuis le Liban, Netanyahu a décidé d’évacuer des dizaines de milliers de civils dès le début des combats, puis de se lancer dans une campagne qui gagne en intensité – lentement mais sûrement – contre les combattants et infrastructures du groupe terroriste soutenu par l’Iran.
Cette approche semble aujourd’hui toucher à sa fin.
Jeudi, le Hezbollah a tiré des roquettes et un essaim de drones chargés d’explosifs qui ont causé une dizaine d’incendies en Galilée et dans le Golan.
La veille, le puissant groupe chiite avait tiré sa plus importante salve depuis le 7 octobre 2023, avec 215 roquettes lancées sur les villes du nord du pays.
« Plus le temps passe, plus le conflit s’intensifie et plus le risque d’une guerre augmente », explique Orna Mizrahi, chercheuse principale à l’Institut d’études de sécurité nationale.
Netanyahu, avec son cabinet de guerre très réduit, est maintenant confronté au défi posé par Sun Tzu : est-ce le moment de se battre ?
Non, ne faites pas ça
Dès le début de la guerre d’Israël contre le Hamas, le président américain Joe Biden a mis tout le poids diplomatique américain dans la balance, sans oublier les menaces d’usage de la force militaire, pour empêcher les hostilités à Gaza de gagner le Liban voire ailleurs.
« Mon message aux États ou acteurs hostiles qui envisageraient d’attaquer Israël est le même que la semaine dernière », avait déclaré Biden le 18 octobre. « Ne faites pas ça. Non. Ne faites pas ça. »
Il avait également envoyé deux porte-avions en Méditerranée orientale. Mais ces mesures n’ont pas eu l’effet escompté, si tant est qu’elles en aient eu un.
Désireux de montrer son soutien au Hamas et sentant l’occasion d’infliger des pertes à des Israéliens vulnérables, le Hezbollah s’est lancé dans une guerre d’usure contre Israël. Et Biden a finalement changé de tactique.
Il a envoyé son représentant spécial Amos Hochstein en Israël et au Liban pour tenter de trouver une issue diplomatique. Les incessants déplacements dans la région et la présentation d’un plan de trêve ont manifestement échoué.
Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a clairement dit qu’il n’y aurait pas de fin des combats dans le nord sans cessez-le-feu dans le sud.
« Le lien entre le front libanais de soutien et Gaza est définitif, total et concluant », a-t-il souligné. « Personne ne peut les dissocier. »
Biden a fait tout ce qu’il pouvait pour mettre fin aux combats à Gaza. S’il trouvait le moyen de mettre un couvercle sur la guerre, estime la Maison Blanche, alors le Hezbollah et Israël seraient plus que ravis de mettre un terme à un conflit qu’aucun des deux ne peut gagner, ce qui ouvrirait la voie vers un accord de paix saoudo-israélien, le tout avant les élections de novembre contre Donald Trump, dont Biden peine à combler la petite avance dans les sondages.
Il a surtout cherché à amener Israël et le Hamas à accepter un accord de libération d’otages assorti d’un cessez-le-feu, même si cela doit passer par le survie du Hamas à cette guerre.
Biden a même pris la décision – assez exceptionnelle – de présenter publiquement la dernière proposition israélienne en date, fin mai, pour quelque part forcer la main à Netanyahu pour qu’il se tienne à ses engagements et inciter l’Egypte et le Qatar à convaincre le Hamas.
Au final, Israël a fait d’importantes concessions sur tout, sauf sur l’engagement à mettre fin à la guerre, et le Hamas ne voit, lui, aucune raison de faire autre chose que d’attendre que les amis d’Israël continuent de saper la position de Jérusalem.
À la grande surprise de la Maison Blanche – mais de personne en Israël –, le fait de menacer de ne pas acheminer les armes ou de répéter à l’envi que les États-Unis n’étaient pas favorables à une invasion du dernier bastion du Hamas à Gaza semble avoir eu pour résultat d’affaiblir encore les chances de conclusion d’un accord de cessez-le-feu.
« Les Israéliens sont exactement là où nous le voulions », aurait récemment écrit le chef du Hamas, Yahya Sinwar, à ses négociateurs de l’accord, sous l’égide du Qatar et de l’Egypte.
Il est possible qu’à un moment donné, l’administration Biden finisse par conclure que, sans pression militaire, le Hamas ne libérera pas les otages sans avoir la garantie d’avoir gagné la guerre – ou qu’Israël l’a perdue.
Mais ils n’en sont pas encore là. « Nous sommes déterminés à essayer de rapprocher les deux parties : je crois que c’est possible », a déclaré le Secrétaire d’État Antony Blinken suite à la dernière tactique dilatoire du Hamas, qui consiste à ne pas dire non à la dernière offre mais à insister sur la question de la fin de la guerre.
Pas prêt pour la victoire
Les États-Unis semblent à court d’idées, et en Israël, une offensive terrestre au Liban semble de plus en plus évoquée.
Il est largement admis qu’une telle décision est tout sauf prise à la légère.
« Pour vaincre le Hezbollah, il faudra une guerre longue et très complexe », avertit Mizrahi.
Elle ne sera pas seulement longue et complexe ; c’est aussi une guerre qu’Israël n’est pas prêt à gagner.
Il y a de cela cinq ans, le chef d’État-major de Tsahal, Aviv Kohavi, avait réuni les hauts gradés de l’armée pour un « atelier de la victoire » afin de jeter les bases du prochain plan pluriannuel de l’armée. Les dirigeants de Tsahal étaient sortis de cet atelier avec des conclusions inquiétantes.
La supériorité militaire totale dont Tsahal a bénéficié pendant trois décennies s’est érodée. Le Hamas et le Hezbollah, autrefois considérés comme des groupes terroristes disposant de peu de ressources, tout juste capables de mener des attentats occasionnels à la bombe ou de petites attaques éclair, possèdent désormais des capacités comparables à celles d’armées étatiques.
Kohavi a expliqué quels seraient les défis auxquels les forces de Tsahal feraient face, avec ces armées terroristes : « [Elles] sont situées au cœur de zones urbaines de manière décentralisée, ce qui rend très difficile leur localisation et leur destruction, et permet à l’ennemi d’attaquer efficacement le front intérieur d’Israël. »
Ils sont parvenus à renforcer progressivement leurs capacités pendant que Tsahal développait une force basée sur le renseignement et la puissance aérienne, destinée à dissuader ses ennemis lors d’opérations occasionnelles de courte durée.
Reconnaissant le besoin urgent de changement, Kohavi a appelé à une létalité accrue pour les forces terrestres, une meilleure interconnexion entre les pilotes, l’infanterie, les chars et les drones, et de meilleurs capteurs sur le champ de bataille pour localiser l’ennemi au plus vite.
Ces nouvelles capacités n’avaient été que partiellement introduites dans l’arsenal des forces terrestres au moment où les terroristes dirigés par le Hamas ont envahi Israël le 7 octobre.
Contre le Hamas, l’armée israélienne s’est adaptée rapidement et efficacement, développant des tactiques qui ont permis de percer les défenses du Hamas en surface à Gaza.
Dans les tréfonds de Gaza, en revanche, Israël n’a pas surmonté tous les défis. Ses unités spéciales du génie peuvent, lentement, s’occuper des tunnels individuels, mais l’armée israélienne peine à trouver les principaux atouts stratégiques du Hamas, à savoir ses hauts dirigeants et ses otages.
Les défis auxquels Tsahal serait confronté au Liban seraient d’un tout autre ordre de grandeur. Le Hezbollah dispose en effet d’armes antichars et de drones d’attaque nettement plus perfectionnés et, disposant de défenses en territoire ouvert, pourrait s’en prendre à des unités de Tsahal à des kilomètres à la ronde.
Pour les réservistes, il s’agirait de la troisième sinon de la quatrième période de service cette année. Nul doute qu’ils se présenteraient, en tout cas pour la plupart, mais la pression sur les familles et les entreprises serait plus forte que jamais.
Ce ne serait pas la première fois que l’armée israélienne ferait intervenir des forces terrestres au Liban, confiante dans le fait que ses succès écrasants contre les terroristes palestiniens donnent lieu à des succès comparables contre le Hezbollah.
En 2006, après avoir vaincu militairement la vague terroriste de la deuxième Intifada, l’armée israélienne a agi contre le Hezbollah lors de la deuxième guerre du Liban. Elle a trouvé un type de guerre auquel elle ne s’était pas préparée et a combattu le Hezbollah jusqu’à l’impasse.
Cette réalité n’a pas empêché les décideurs de plaider pour une action au Liban. Netanyahu, soutenu au sein du cabinet de guerre par Benny Gantz et Gadi Eizenkot, aurait empêché le ministre de la Défense Yoav Gallant et de hauts responsables de l’armée de se lancer dans une offensive terrestre préventive contre le Hezbollah quelques jours après le 7 octobre.
« Si vous ne pensiez pas qu’il était juste d’entrer en guerre contre le Hezbollah le 8 octobre, cela a encore moins de sens aujourd’hui », a déclaré le théoricien militaire israélien Eran Ortal, ancien général de Tsahal.
Le prix fort, et pour quoi ?
Les centaines de milliers de soldats de Tsahal qui combattent le Hamas depuis plus de huit mois à Gaza ont utilisé énormément d’obus, de bombes de précision et de missiles intercepteurs du Dôme de fer.
Le Hezbollah a, lui, bénéficié, de nombreux drones et armes en provenance d’Iran, qu’il a utilisés pour étudier les défenses aériennes d’Israël.
« Nous n’avons pas encore refait le plain de nos capacités », estime Ortal. « Nos stocks se sont vidés, les leurs sont pleins. »
Les soldats de Tsahal sont actuellement positionnées derrière les défenses et sur les pentes arrière, loin des missiles du Hezbollah. Une offensive aurait pour effet de les mettre en danger sans pour autant résoudre le problème qu’elle est supposée résoudre – à savoir les tirs du Hezbollah sur les civils israéliens.
L’armée israélienne pourrait prendre chaque centimètre carré de territoire à 10 – voire 20 – kilomètres de la frontière que le Hezbollah serait toujours en mesure de faire pleuvoir ses roquettes sur Israël.
Le combat se transformerait en une guerre de manœuvre coûteuse : Israël infligerait des dommages massifs au Liban, et le Hezbollah ferait de même sur le front intérieur d’Israël.
Il s’agirait, en effet, d’une autre guerre destinée non pas à vaincre le Hezbollah mais à le dissuader, en le punissant – le même genre de campagne qui s’est avéré terriblement inefficace le 7 octobre.
Cela se terminerait par un accord de cessez-le-feu, auquel les habitants du nord n’accorderaient probablement pas beaucoup de crédit.
Israël aurait propagé la guerre d’usure actuelle dans le nord, en se mettant au passage dans une position bien plus dégradée encore.
« Le prix serait beaucoup, beaucoup plus élevé que la réussite », avertit Ortal.
Cela ne laisse pas beaucoup d’options à Israël.
Pourtant, il lui faut prendre une décision à Gaza. Israël pourrait choisir d’en faire plus, sur le plan militaire, pour maximiser ses réalisations et déclarer une sorte de fin des hostilités.
Netanyahu pourrait également exercer un nouveau type de pression sur Sinwar en permettant enfin à l’Autorité palestinienne de prendre le contrôle de certaines zones à Gaza, ce qui écourterait sans nul doute la lutte contre le Hamas.
Il pourrait aussi se dire que la guerre contre le Hamas n’est qu’un petit combat préparatoire à une lutte bien plus longue, quasi-générationnelle, contre l’Iran et ses mandataires, et accepter les conditions de Sinwar pour permettre à l’armée israélienne de se refaire pour une prochaine offensive au Liban, dans quelques années.
Quoi qu’il en soit, livrer un combat simultané contre le Hamas et le Hezbollah en ce moment serait loin d’être l’idéal pour Israël en ce moment.
« Pourquoi une armée conçue il y a de cela 30 ans autour de la dissuasion serait-elle soudainement capable de vaincre militairement le Hamas et le Hezbollah ? », interroge Ortal.
Ou, comme l’écrivait Sun Tzu, il y a 2 500 ans, « Les bons combattants d’autrefois se sont d’abord mis hors de portée de la défaite, puis ont attendu l’occasion de vaincre l’ennemi ».
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