L’embargo dans une affaire d’abus sexuels impliquant un ministre du cabinet illustre le manque de transparence
Bon nombre s'inquiètent du fait que, plutôt que de protéger les victimes, le régime de censure imposé par Israël sert à protéger des personnalités influentes du jugement public

Lorsque Dassi Erlich a dénoncé en 2007 les abus commis par son ancienne directrice d’école, Malka Leifer, elle pensait que le plus difficile serait de parler. Mais ce qui a suivi a été bien pire : une bataille juridique longue de seize ans, marquée par la frustration de voir le système censé la protéger servir au contraire à protéger son agresseuse.
Bien qu’Erlich et ses sœurs Nicole Meyer et Elly Sapper, qui ont également accusé Leifer d’agression, aient renoncé à leur droit à l’anonymat, les tribunaux australiens leur ont interdit de s’exprimer sur cette affaire tant que les tribunaux israéliens maintenaient un embargo empêchant la presse d’identifier Leifer.
« Après avoir enfin trouvé le courage de parler, nous avons été légalement contraintes de nous taire. J’avais l’impression que le système me disait que ce qui m’était arrivé était honteux, que c’était ma honte, alors que cette honte était uniquement la sienne », a déclaré Erlich au Times of Israel.
Alors que les médias internationaux couvraient librement l’affaire, le public israélien ignorait tout de l’identité de Leifer et des accusations portées contre elle. Selon Erlich, cela a conduit à un système judiciaire qui a muselé les survivantes tout en permettant aux auteurs des crimes d’agir à huis clos.
Cette expérience, a-t-elle expliqué, « ressemblait à une punition » – une punition qui perdure aujourd’hui en Israël.
La fille d’un haut responsable du gouvernement a porté des accusations d’abus sexuels contre ses parents, mais l’affaire a fait l’objet de l’une des mesures d’embargo les plus strictes de ces dernières années.

Malgré la gravité des accusations portées contre le fonctionnaire, la presse n’est légalement pas autorisée à rendre compte de l’affaire de manière substantielle, notamment en divulguant les noms des personnes impliquées, les détails de l’enquête et, jusqu’à la semaine dernière, l’existence même de l’affaire.
Les ordonnances d’embargo – des interdictions prononcées par les tribunaux de publier des détails sur une affaire – sont courantes dans le paysage juridique israélien, en particulier dans les affaires d’agression sexuelle. Elles visent à protéger la vie privée et la sécurité des victimes et des accusés, ainsi qu’à garantir l’intégrité des procédures judiciaires.
Dans le cadre d’enquêtes criminelles, ces interdictions temporaires de publication peuvent empêcher les suspects de coordonner leurs témoignages, de falsifier des preuves ou d’échapper aux forces de l’ordre. Dans les affaires d’agression sexuelle, les embargo peuvent être cruciaux pour protéger l’identité des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les victimes ou les témoins exposés à des risques de représailles.
Elles protègent également le droit fondamental à la présomption d’innocence des suspects jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie, empêchant ainsi les procès médiatiques et les dommages irréversibles que peuvent causer les accusations publiques, en particulier celles relatives à des agressions sexuelles.
« C’est la procédure habituelle lorsque des accusations sont portées. Au début d’une enquête, en particulier lorsqu’il s’agit d’une personnalité publique. Être accusé d’avoir commis une infraction sexuelle peut causer un préjudice considérable », a expliqué Irit Gazit, directrice de l’unité de documentation de la commission civile du Dvora Institute for Gender and Sustainability Studies (l’Institut Dvora pour l’étude du genre et de la durabilité).
Cependant, l’actuelle censure a suscité un débat sur l’utilisation abusive des ordonnances d’embargo pour protéger les puissants et étouffer les accusations, ainsi que sur le droit du grand public à l’information, en particulier lorsqu’il s’agit de membres du gouvernement.
Ce n’est pas la première fois que des embargo sont utilisés pour protéger des personnalités influentes accusées d’agression sexuelle. Lorsque l’ancien président Moshe Katsav a été accusé pour la première fois de viol en 2006, son identité a été protégée par une ordonnance d’embargo.

En 2021, Moshe Hogeg, homme d’affaires et ancien propriétaire de l’équipe de football Beitar Jerusalem, a été arrêté pour des accusations liées au trafic sexuel et à la prostitution de mineurs. La presse a dans un premier temps été empêchée de révéler son identité.
Pendant le procès visant à extrader Leifer, les médias israéliens ont été empêchés de mentionner son nom et contraints de flouter toute image la représentant, alors que l’affaire était couverte par la presse étrangère. Leifer a finalement été extradée en 2021 et condamnée à quinze ans de prison après avoir été reconnue coupable de dix-huit chefs d’accusation d’abus sexuels sur Erlich et Sapper.
« Cela ne ressemblait pas à une protection, mais plutôt à une suppression », a déclaré Erlich à propos des ordonnances de non-divulgation présentées comme des outils visant à protéger la vie privée et la dignité des victimes.
« On nous a traitées comme des criminelles parce que nous étions des rescapées. »
Pour Meyer, le recours aux ordonnances d’embargo dans des affaires comme la sienne reflète une défaillance systémique plus large, d’ampleur mondiale.
« Les systèmes judiciaires du monde entier accordent la priorité aux droits des accusés plutôt qu’à ceux des victimes », a-t-elle souligné.
« Ils démoralisent, réduisent au silence et invalident les victimes et leurs récits. »
« Cela donnait l’impression que la justice était partiale. J’ai été réduite au silence, mais [Leifer] est quand même parvenue à manipuler le système en coulisses », a déclaré Erlich.

« Comment pouvez-vous faire confiance à un processus qui protège davantage les auteurs d’actes répréhensibles qu’il ne soutient les personnes qu’ils ont lésées ? »
« Les personnes au pouvoir doivent être surveillées de près »
Orit Sulizeanu, présidente de l’Association of Rape Crisis Centers in Israel (ARCCI), remet en question l’embargo qui pèse actuellement sur les accusations d’agression sexuelle portées contre un haut responsable du gouvernement, notamment parce que l’accusé occupe une fonction importante.
« Habituellement, les ordonnances d’embargo sont utilisées pour protéger les victimes », a-t-elle noté.

« Mais ici, c’est différent. La question est de savoir si la police a décidé d’émettre une ordonnance de non-divulgation parce qu’elle était justifiée ou parce qu’elle concernait un membre du gouvernement. »
Selon Maya Oberbaum, conseillère juridique de l’ARCCI, les ordonnances d’embargo sont généralement accordées automatiquement pendant les premières 48 heures à la demande de la police, toute prolongation nécessitant l’accord du tribunal.
« Les tribunaux ont souvent tendance à privilégier la non-divulgation afin de protéger la vie privée des familles », a-t-elle déclaré.
« Mais cela a donné lieu à un système largement favorable aux accusés. »
Gazit reconnaît l’utilité des ordonnances de non-divulgation, mais elle met en garde contre le fait que les victimes sont souvent mises à l’écart dans le processus.
« Même si vous êtes représenté, vous êtes assis au fond de la salle d’audience avec le public – vous n’avez pas votre place dans la procédure », a-t-elle ajouté.
Pour Gazit, il ne s’agit pas d’éliminer les protections, mais de les équilibrer.
« Il ne devrait pas y avoir de conflit entre les droits des victimes et ceux des accusés. Il faut également tenir compte du droit du grand public à être informé, en particulier lorsqu’il s’agit d’un fonctionnaire », a-t-elle déclaré.

Ce manque de visibilité pour les victimes est confirmé par Sulizeanu. « Il existe déjà une méfiance importante envers la police israélienne parmi les survivantes de violences sexuelles », a-t-elle souligné.
« Si la personne qui m’a agressée est une personnalité importante, comme un rabbin ou un homme politique, il est déjà très difficile d’en parler. Les gens vont se dire qu’ils n’ont aucune chance. »
Le régime de censure en Israël contraste fortement avec la manière dont des situations similaires seraient traitées dans d’autres démocraties. Si les mécanismes juridiques en vigueur dans des pays tels que les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni limitent effectivement la couverture médiatique des affaires d’agression sexuelle, ils sont généralement appliqués dans un cadre plus restreint et avec une surveillance plus stricte.
« L’affaire dont nous ne pouvons pas parler n’est qu’un exemple infime du régime de censure qui règne en Israël », a déclaré la Dr. Ayala Panievsky, chercheuse spécialisée dans les médias sous pression et le recul de la démocratie au Center for the Renewal of Israeli Democracy (Centre pour le renouveau de la démocratie israélienne).
« C’est ainsi que des problèmes entiers échappent à la conscience publique. »
Aux États-Unis, le Iᵉʳ amendement garantit une protection solide de la liberté de la presse, rendant pratiquement inconcevable que des allégations d’abus sexuels à l’encontre d’un membre en exercice du Congrès puissent être légalement dissimulées au grand public.
Même au Canada et au Royaume-Uni, où les tribunaux peuvent prononcer des embargos, notamment dans les affaires impliquant des mineurs ou afin de protéger l’intégrité d’un procès, l’idée que des allégations visant un fonctionnaire puissent être connues des journalistes tout en étant légalement interdites de publication est inconcevable.
Panievsky affirme que le régime de censure imposé par Israël, déjà atypique parmi les démocraties par son ampleur et son utilisation, soulève des inquiétudes quant au recul de la démocratie, à la répression des médias et à la capacité de la population à demander des comptes aux élus israéliens.
« Il y a eu une campagne stratégique contre les reportages critiques et le journalisme indépendant. Les ordonnances d’embargo n’en sont qu’une partie », a-t-elle affirmé, ajoutant que les poursuites judiciaires stratégiques contre la participation publique, la censure militaire et la législation visant la presse « contribuent toutes à un paysage médiatique de plus en plus réticent, voire incapable, de remettre en question ceux qui détiennent le pouvoir ».
« Les personnes au pouvoir doivent être surveillées de près », estime Panievsky.
« Ce sont les citoyens israéliens qui ont le plus à perdre : nous en savons moins que nous le devrions. »
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