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Les crimes d’honneur dont Israël refuse de parler

La police n’utilise plus le terme "crime d’honneur", et pourtant, les Arabes israéliennes continuent d'être assassinées, et les féministes combattent un système juridique « trop indulgent »

Simona Weinglass est journaliste d'investigation au Times of Israël

Une étudiante arabe marche devant des murs colorés dans les couloirs du campus de l'Université hébraïque de Jérusalem en 2009. (Miriam Alster / FLASH90)
Une étudiante arabe marche devant des murs colorés dans les couloirs du campus de l'Université hébraïque de Jérusalem en 2009. (Miriam Alster / FLASH90)

La résidente de Beer SHeva Bahia Mana’a, 22 ans, était dans une voiture avec son petit ami et au moins un autre homme quand quelque chose de terrible est arrivé. Son corps a été retrouvé par la police à 3 heures du matin le 15 août, sur le bord d’une route près d’Ashkelon.

Le mois dernier, le corps de Tasneem Abou Quider, également 22 ans, mariée et mère de deux enfants, a été retrouvé par la police dans sa maison dans le village bédouin d’Abu Quider au sud d’Israël. La semaine dernière, la police a arrêté deux suspects dans son assassinat présumé : la mère et le père d’Abu Quider.

Ces deux décès sont les derniers d’une série de sept cas recensés cette année seulement, dans lesquels des femmes arabes israéliennes semblent avoir été assassinées par des partenaires ou des proches, selon les militantes féministes de la communauté arabe d’Israël.

Ces décès ne sont que la manifestation la plus extrême, disent-elles, de la violence contre un groupe « triplement marginalisé » dans la société israélienne.

« D’abord, il y a le fait que nous appartenons à une communauté patriarcale », explique Neila Awad-Rashed, directrice de Women Against Violence, une ONG basée à Nazareth qui offre un abri et une défense aux victimes de violence domestique.

« Deuxièmement, nous appartenons à une minorité nationale qui fait l’objet d’une discrimination dans l’État d’Israël, et troisièmement, nous sommes des femmes, et les femmes sont aussi de seconde zone dans l’Etat d’Israël. Voilà trois cercles d’oppression. »

Les rapports établis par les chercheurs de la Knesset suggèrent, cependant, que le nombre de femmes arabes israéliennes assassinées par leurs partenaires n’est pas supérieur à celui de la population générale.

Année Femmes assassinées par leur partenaire Arabes israéliennes
assassinées
2004 10 2
2005 11 0
2006 12 2
2007 13 4
2008 11 1
2009 8 2
2010 18 6 (ou plus)
2011 18
2012 13
2013 14 1

Les statistiques ci-dessus montrent que seulement 18 % des meurtres commis par des partenaires domestiques sont survenus dans la communauté arabe. Les Arabes israéliens constituent un peu plus de 20 % de la population.

Toutefois, selon l’un des rapports de la Knesset cités ci-dessus, « ces statistiques ne comprennent pas les meurtres de femmes dans le secteur arabe pour ‘d’autres raisons familiales’ », euphémisme employé par la police et les fonctionnaires pour décrire les crimes d’honneur.

« Selon la police, en 2009, il y a eu un meurtre dans le secteur arabe pour ‘d’autres raisons familiales’, deux en 2010, quatre en 2012 et quatre également en 2013. »

Selon une note dans le rapport, malgré le changement de la terminologie de « crime d’honneur » à « d’autres raisons familiales », adopté par décret de la police en 2012, les critères sont identiques.

Ne pas utiliser le terme « crime d’honneur »

Les féministes arabes israéliennes contactées par le Times of Israel reconnaissent qu’un sous-ensemble de meurtres perpétrés par des membres de la famille ne correspond pas à la description de « crimes d’honneur » – faisant référence à l’assassinat d’une mère, sœur ou fille pour inconduite sexuelle soupçonnée, allant de l’infidélité au flirt, en passant par avoir été la victime d’un viol. En 2000, l’ONU estime que 5 000 crimes d’honneur se produisent dans le monde entier par an.

Cependant, selon les activistes féministes de la communauté arabe, l’utilisation de ce terme par les médias israéliens, le gouvernement et la police est contre-productive.

« Je n’accepte pas qu’ils traitent ces meurtres comme un type unique d’assassinat », dit la députée Aida Touma-Suleiman, de la Liste arabe unie, qui dirige également la commission parlementaire sur la condition de la femme et l’égalité des sexes.

La députée Aida Touma-Suleiman de la Liste (arabe) unie, (Hadas Parush/Flash90)
La députée Aida Touma-Suleiman de la Liste (arabe) unie, (Hadas Parush/Flash90)

« Ce sont des meurtres de femmes comme tous les autres meurtres de femmes dans d’autres sociétés. Les policiers ont reçu des ordres clairs depuis quelques années – ne pas parler de meurtres d’honneur. Pendant des années, nous leur avons expliqué qu’assassiner une femme est assassiner une femme. Peu importe qui est l’auteur – un mari ou un frère. Les deux veulent contrôler sa vie. Tous les deux veulent qu’elle se comporte d’une certaine manière et pas d’une autre. »

Suleiman conteste également les statistiques gouvernementales, disant que de nombreux cas de violence contre les femmes arabes sont enterrés dans d’autres catégories.

Par exemple, selon les statistiques de la police à partir de 2012, si vous observez tous les meurtres en Israël, 67 % impliquent des membres du secteur arabe. Certains d’entre eux sont des incidents de violence familiale qui ne sont pas décrits comme tels.

A la question de savoir pourquoi il est négatif que la police qualifie les meurtres de femmes de « crimes d’honneur », Suleiman répond : « parce que quand ils y pensent seulement comme à un crime d’honneur – cela signifie tout d’abord qu’il s’agit d’une question culturelle. Quand c’est un problème culturel, ils essaient de le résoudre de manière paternaliste. »

Selon Neila Awad-Rashed, appeler un assassinat un « crime d’honneur » lui accorde un peu de légitimité dans la société arabe. « Et la police peut plus facilement passer à autre chose. Chaque fois que nous parlons de femmes arabes tuées, la plupart du temps il n’y a jamais d’acte d’accusation. »

Même quand il y a un acte d’accusation, dit Awad-Rashed, les juges acceptent souvent un compromis. Dans le passé, les juges allégeaient la peine de l’auteur du crime, sur la base de références de bonne moralité émises par des dignitaires locaux, « même dans le cas d’un père qui a tué sa propre fille ».

Un cas célèbre implique le clan Abou Ghanem de Ramleh, où dix femmes auraient été assassinées depuis 2000.

En 2006, Reem Abou Ghanem, 19 ans, a refusé de se soumettre à un mariage arrangé et s’est enfuie de chez elle pour se fiancer à un homme d’une autre ville dont elle était tombée amoureuse. Selon certains témoignages, la police l’a rendue à sa famille après l’obtention de leur accord signé de ne pas lui faire du mal.

Mais quand le premier fiancé de Reem a rompu les fiançailles, quatre de ses frères ont comploté d’assassiner leur sœur. L’un des frères, un pédiatre à l’hôpital Assaf Harofeh, a fourni les somnifères.

Le plan consistait à l’étouffer dans son sommeil, mais quand elle s’est réveillée et les a implorés de la laisser en vie, un autre frère l’a étranglée et a jeté son corps dans un puits. Malgré la brutalité de l’assassinat, en 2008, les trois des frères ont été accusés de simple homicide involontaire dans une négociation de peine.

Ils ont reçu des peines de 20 ans. Sur les 10 meurtres présumés de filles du clan Abou Ghanem, deux seulement ont abouti à des condamnations à ce jour, selon Haaretz.

Une société divisée

Une enquête de 2010 menée par des élèves du Collège académique d’éducation arabe, un collège d’enseignants de Haïfa, financé par le ministère de l’Education, a constaté que 20 % des étudiants étaient en faveur de la pratique du « crime
d’honneur », tandis que 59 % croyaient que le « tueur d’honneur » devrait être exécuté.

64 % des répondants ont affirmé que les peines infligées pour les tueurs d’honneur en Israël ne sont pas assez sévères. Les répondants étaient âgés de 19 à 25 ans et, notamment, 89 % d’entre eux étaient des femmes.

Janan Faraj Falah, conférencière druze en études de genre à l’université, a déclaré à la commission parlementaire de la condition de la femme et de l’égalité des sexes en novembre dernier : « Les résultats de l’étude nous ont choqués. Nous parlons d’étudiants qui vont devenir des enseignants. Ce sont des gens destinés à façonner les opinions et les points de vue de la future génération dans la société arabe. »

Après la présentation des résultats de l’enquête à la Knesset, le ministère de l’Education a institué immédiatement un cours sur l’égalité des sexes à l’université, ainsi que des conférences et des ateliers sur le rôle des femmes dans la société. Falah a ensuite répété l’enquête après la fin du cours, et les résultats ont montré moins d’approbation pour les crimes d’honneur.

Cette vision positive du crime d’honneur chez certains membres de la société arabe israélienne est ce qui a incité le député Ahmed Tibi de la Liste arabe unie de proposer une loi en 2010 interdisant l’utilisation du terme.

Le député Ahmed Tibi (Flash 90)
Le député Ahmed Tibi (Flash 90)

« Un homme qui tue une femme n’a pas d’honneur, » a-t-il déclaré à la Knesset, « et il est donc inapproprié de lui attribuer des termes positifs. Il suffit de dire que la femme a été assassinée, car en soit c’est terrible, et parfois [la police] dit qu’il s’agissait d’un crime d’honneur, comme c’est arrivé à Lod il y a moins d’un an, alors que ce n’était pas le cas, et cela porte atteinte à la réputation [de la femme décédée], de sa fille et de sa famille pour les prochaines générations. »

La proposition de loi de Tibi, qui n’est pas parvenue au stade du vote, aurait interdit la police, les procureurs et les médias de décrire tout assassinat présumé comme un crime d’honneur.

Elle aurait également interdit l’utilisation de l’expression « pour motifs romantiques », variation hébraïque « crime passionnel ». Les contrevenants auraient été condamnés à une amende et tenus de présenter des excuses publiques. En outre, la famille de la victime aurait eu le droit de poursuivre le contrevenant pour un maximum de 50 000 shekels.

Se sentir comme des citoyennes de seconde classe

Quel que soit le motif immédiat, la violence contre les femmes découle d’une vision du monde patriarcale, dit Salah Salaime, assistante sociale qui aide les victimes de violence domestique dans la ville centrale de Lod.

« Je pense que la violence familiale se produit davantage dans la société arabe parce que le statut de la femme vis-à-vis des hommes est encore plus subordonné. Les femmes arabes sont également moins susceptibles de se plaindre et d’obtenir de l’aide. »

« Je pense que la violence familiale se produit davantage dans la société arabe parce que le statut de la femme vis-à-vis des hommes est encore plus subordonné. Les femmes arabes sont également moins susceptibles de se plaindre et d’obtenir de l’aide. »

Salah Salaime

Selon Women Against Violence, 30 % des femmes qui cherchent un abri en Israël sont arabes. En fait, ce chiffre peut ne pas refléter l’étendue de la violence dans le secteur arabe, car beaucoup de femmes ne se se tournent pas vers les autorités.

« Nous avons interrogé des personnes en 2013 sur leur degré de confiance dans les institutions », dit Awad-Rashed. « Plus de 65 % des femmes arabes ont parlé d’un manque de confiance dans le système policier. »

« Si les policiers sont les mêmes que ceux qui utilisent la violence pour disperser des manifestations, qui détruisent nos maisons, bien sûr les gens ne les voient pas comme une adresse de soutien et d’encouragement. »

Au-delà de cela, dit Awad-Rashed, les services de protection sont insuffisants et discriminatoires. Sur les 14 refuges à travers le pays, seulement deux sont réservés aux femmes arabes. L’un d’eux est dirigé par Awad-Rashed elle-même.

« Si le pourcentage de femmes arabes dans les abris est de 30 %, alors au moins 30 % des refuges pour femmes devraient être réservés aux Arabes. »

Les femmes arabes ne peuvent-elles pas aller dans les autres abris ?

« Nous avons besoin de quelqu’un qui puisse parler de nos problèmes et de notre traumatisme. Nous devons être en mesure de parler dans notre langue maternelle. Il est plus professionnel pour l’assistante sociale de faire partie de la société. Si elle n’est pas arabe, comment peut-elle évaluer le degré de danger auquel la femme est
confrontée ? »

« Donc, nous parlons de budgets. Le gouvernement vient de fermer l’une de nos maisons sous prétexte qu’elle est trop coûteuse. Ils essaient de tout privatiser. L’attitude du ministère des Affaires sociales ne fait qu’aggraver la situation. »

Selon Aida Touma Suleiman, « il est temps de comprendre que le fait que les femmes ne disposent pas d’une adresse claire en termes de travailleurs sociaux, de services de bien-être ou de postes de police mène à davantage de crimes. »

L’assistante sociale Salaime, d’autre part, a un bon mot pour le gouvernement israélien.

« Cette dernière année, la police a fait un assez bon travail. Ils ont trouvé les tueurs. Je dois le reconnaître. »

L’enseignement supérieur

Les étudiants arabes représentent environ 13 % des étudiants de premier cycle dans les collèges et les universités israéliennes, et 56 % de ce nombre sont des femmes. Ce fait n’a-t-il aucune conséquence sur le statut des femmes dans la société arabe ?

Aida Touma Suleiman affirme qu’elle n’est pas sûre que le pourcentage de femmes à l’université est plus élevé, si l’on prend en compte tous les hommes qui étudient dans des endroits comme la Jordanie et la Cisjordanie. En tout cas, dit-elle, l’afflux des femmes dans la haute éducation aura un impact sur l’égalité des sexes « sur le long terme, mais pas demain ».

Etudiants de l'Université hébraïque de Jérusalem (Miriam Alster/Flash90)
Etudiants de l’Université hébraïque de Jérusalem (Miriam Alster/Flash90)

« Le statut des filles à l’école ne reflète pas leur statut dans la société », dit Salaime. Un homme peut aller travailler et gagner sa vie. Une fille arabe ne peut pas travailler dans l’agriculture, la construction, l’industrie ou les affaires. La seule façon d’avancer est via l’université. Je suis une femme qui travaille, avec une maîtrise, mais je n’ai pas atteint l’égalité. Si une femme obtient un doctorat sera-t-elle à l’abri de coups à la maison ? Je ne le crois pas. »

Selon Awad-Rashed, seulement 22 % des femmes arabes travaillent à l’extérieur de la maison (par rapport à 59 % des femmes juives et à 60 % des hommes arabes). Parmi celles-ci, seulement 1,1 % occupent un poste de direction (comparé à 5,4 % des femmes juives).

« Le travail réduit leur dépendance économique, mais ne change pas la culture patriarcale », dit-elle.

Awad-Rashed souligne que les obstacles placés devant les femmes arabes qui souhaitent travailler ne sont pas seulement sociaux, mais « ce sont des obstacles structurels que l’Etat met sur notre chemin. Il n’y a pas suffisamment de lieux de travail, nos villages et nos villes ne sont pas industrialisés, les transports publics ne suffisent pas et il n’y a pas assez de centres préscolaires pour enfants. Il y a une discrimination dans les budgets et les services. »

L’ancien ministre de l’économie Naftali Bennett a fait écho de certaines de ces critiques dans un discours à la Conférence du Premier ministre pour le développement du secteur arabe en 2013. « Il y a une discrimination intégrée contre les Arabes dans le marché de l’emploi. Il y a des obstacles et un manque d’exposition à des emplois ainsi qu’une situation sécuritaire qui entrave à tort l’embauche des Arabes. Le système bancaire complique le développement du secteur arabe et pour moi, le gouvernement est celui qui doit briser le plafond de verre pour les travailleurs arabes. Nous devons dire la vérité. C’est plus difficile pour les jeunes Arabes que pour les jeunes Juifs. Mais je veux envoyer un message : ne renoncez pas à l’Etat et l’État ne renoncera pas à vous. »

Mais selon Salaime, au-delà de l’économie, la manière la plus importante d’empêcher la violence contre les femmes arabes est tout simplement d’accroître la sensibilisation.

« Vous pouvez être une femme au foyer, mais vous saurez que personne ne vous touchera et que quiconque vous fait du mal devra en payer le prix. Vous seriez surpris de voir combien de femmes n’en ont même pas conscience ».

Salaime affirme qu’elle ne peut pas dire que le nombre de meurtres a baissé au cours des vingt dernières années, mais elle constate des progrès.

« Le nombre des naissances a baissé et le taux de divorce a augmenté. Plus de femmes choisissent par elles-mêmes leur époux. Je connais beaucoup de femmes qui ont pu sortir d’une mauvaise relation, ont trouvé du travail et ont recommencé à zéro. Nous sommes sur la bonne voie. »

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