Les Israéliens laïcs et religieux face à la refonte du système judiciaire
Israël est en proie à des tensions religieuses depuis sa fondation mais la fracture entre religieux et laïcs est particulièrement forte face au projet de refonte, selon des études
Le projet de refonte judiciaire et le mouvement de protestation qui a suivi ont mis en exergue – et ils ont créé dans une large mesure – des conflits reposant sur des fondements religieux et ethniques. Depuis l’établissement de l’État, Israël est en proie à des tensions religieuses qui refont périodiquement leur apparition dans un contexte politique ou social particulier. Ces tensions sont néanmoins grimpées en flèche au cours des derniers mois.
Les conflits basés sur la religion ont été particulièrement amers pendant tout le mouvement de protestation dénonçant le projet de réforme radicale du système israélien de la justice – mais c’était déjà le cas auparavant. Les graines d’un embrasement ont été semées au moment même où la coalition s’est constituée, une coalition composée de partis orthodoxes ultra-nationalistes et de formations ultra-orthodoxes en plus du Likud. Et tout s’est encore un peu plus emballé quand un certain nombre d’initiatives ont commencé à se concrétiser, avec notamment des changements fondamentaux envisagés dans des domaines déterminants relevant de la sphère de la relation unissant la religion et l’État ou concernant des privilèges relatifs – parfois clairs – octroyés aux groupes religieux et ultra-orthodoxes.
Parmi ces initiatives au cœur du conflit, la loi sur le recrutement militaire, qui a relancé le débat sur la nécessité de faire porter de manière égalitaire à tous les Israéliens le fardeau du service militaire ; la Loi fondamentale qui a été proposée sur l’étude de la Torah et les appels lancés par les politiciens religieux et ultra-orthodoxes à interdire le fonctionnement des infrastructures ferroviaires à Shabbat. Une liste qui a aussi inclus un désir de « règlement de comptes », né de la composition même du gouvernement. De manière plus spécifique, les politiciens ultra-orthodoxes ont cherché à régler leurs comptes suite aux jugements rendus par la Cour suprême sur des problématiques liées à la relation entre religion et État. Les cercles de la droite religieuse ont eu hâte de pouvoir se venger des « injustices » qui, selon eux, avaient été entraînées par le Désengagement à Gaza et par les Accords d’Oslo et ils se sont montrés impatients de mettre en œuvre leurs ambitions – avec celle, prioritaire, d’enfin venir à bout du processus de « changement des élites ».
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Et il est donc intéressant de réexaminer les opinions des Israéliens sur la réforme en prenant en compte leurs affiliations religieuses qui sont elles-mêmes très associées à leurs modèles de vote.
Une série d’enquêtes réalisée par le Centre de la famille Viterbi sur l’Opinion publique et sur la Recherche politique, au sein de l’Institut israélien de la démocratie, a ainsi examiné – sur la période courant du mois de janvier à avril 2023 – l’ampleur du soutien apporté à la réforme et à ses composantes variées sur la base des différents milieux d’origine. Dans chaque enquête, les sondés ont dû définir leur niveau de religiosité.
Dans une étude lancée en janvier 2023, les personnes interrogées ont dû répondre à une question générale sur leur positionnement face à la réforme judiciaire. Une répartition des réponses – qui a été réalisée sur la base du degré de pratique religieuse – a révélé une corrélation forte entre degré de religiosité et étendue du soutien à la réforme. Seuls 16 % des Juifs laïcs ont estimé que la réforme était « très bonne » ou « assez bonne » contre 22 % des traditionalistes-non religieux, 48 % des traditionalistes-religieux et 66 % des orthodoxes et ultra-orthodoxes (voir Graphique 1).
Les écarts d’attitude face à la réforme sur la base de la religion sont devenus beaucoup plus importants pendant les mois suivants. En comparaison avec le mois de janvier – où un pourcentage significatif des personnes interrogées n’avaient pas d’opinion définitive face au plan de refonte du système judiciaire israélien – le pourcentage de celles qui considéraient la réforme de manière négative s’est élevé au mois d’avril parmi les Juifs laïcs et traditionalistes non-religieux. En même temps, le pourcentage de ceux qui considéraient la réforme comme une initiative positive avait augmenté dans tous les groupes, sauf chez les Juifs laïcs (Graphique 2).
Il est aussi important de noter que le lien positif établi entre le soutien à la réforme et le degré de pratique religieuse – plus les Israéliens qui ont été interrogés étaient religieux, plus ils soutenaient la réforme – est présent à la fois du côté des électeurs de la coalition et du côté des électeurs de l’opposition (voir Graphique 3). En d’autres mots, le niveau de pratique religieuse est un facteur déterminant en lui-même – en plus de sa relation étroite avec les différents modèles de vote.
Dans les enquêtes conduites au mois de février et au mois de mars, les personnes interrogées ont été amenées à répondre sur leur soutien à la loi qui visait à faire adopter la clause dite « dérogatoire », sur leur soutien apporté à celle sur l’abrogation de la capacité, pour la Cour, d’utiliser la notion juridique de « raisonnabilité » dans les jugements rendus par les magistrats et à celle qui prévoyait de changer en profondeur la composition de la Commission de sélection des juges. Là encore, le soutien à la réforme s’était renforcé avec le niveau de religiosité : plus les sondés étaient religieux, plus ils étaient susceptibles de soutenir la réforme et ses composantes spécifiques. Ce qui s’appliquait également à la clause dite « dérogatoire » (Graphique 4) et à la disparition de la notion juridique de « raisonnabilité » (Graphique 5).
Toutefois, les écarts entre les sondés par degré de pratique religieuse s’effondraient nettement en prenant en compte le niveau d’éducation. Les personnes interrogées et diplômées de l’université affichaient ainsi une plus grande tendance, de manière générale, à s’opposer à l’abrogation de la « raisonnabilité ». De plus – à chaque degré de religiosité – l’opposition à la réforme était plus forte parmi les Israéliens diplômés de l’enseignement supérieur. D’un autre côté, l’écart entre Juifs traditionalistes et Juifs laïcs, en termes de pourcentage d’opposants, était moins important parmi les diplômés de l’enseignement supérieur (Graphique 6).
Une image similaire se dessinait en examinant les positionnements face aux changements intervenant dans la composition de la Commission de sélection judiciaire (Graphique 7).
Enfin, la religiosité tenait un rôle important dans l’évaluation des possibles conséquences et du coût de la réforme. Le Graphique 8 montre le pourcentage de personnes interrogées, à tous les niveaux de pratique religieuse, qui disaient être « très inquiets » ou « inquiets » de l’éventualité de scénarios variés en résultat de l’adoption du projet de refonte du système judiciaire.
Il apparaît que le niveau de religiosité explique des différences significatives dans l’évaluation des risques : en moyenne, moins un sondé était religieux, plus il était inquiet face à la possibilité d’un changement pour le pire – dans tous les domaines précisés dans l’enquête, même si certains d’entre eux n’étaient pas particulièrement en lien avec les intérêts et les valeurs du groupe. Ainsi, par exemple, environ 20 % des orthodoxes et des ultra-orthodoxes avaient fait part de leur préoccupation face à la possibilité que la réforme nuise à leur épargne personnelle, tandis que parmi les populations traditionaliste et laïque, ce pourcentage atteignait respectivement 71 % et 80 %.
Il y a donc une corrélation entre opposition à la réforme et évaluation de ses conséquences : les personnes interrogées laïques – plus opposées au plan de réforme – sont également plus inquiètes de ses conséquences potentielles. Les sondés religieux – qui ont tendance à davantage la soutenir – sont moins préoccupés par d’éventuelles répercussions. Un résultat qui peut s’expliquer de deux façons. Ainsi, la population laïque peut supposer qu’il y a plus de probabilité qu’un scénario négatif survienne que ce n’est le cas chez les religieux, et elle est aussi plus sensible à ce qui se passe dans ces sphères, ayant tendance, pour cette raison, à s’opposer au plan de refonte (et vice versa parmi la population religieuse).
Autre possibilité : Les Juifs laïcs ont tendance à être défavorables au plan de réforme pour des motifs différents et ils estiment donc que le risque que des scénarios de mauvais augure se concrétisent est plus fort, ce qui leur permet de conserver un sentiment de cohérence interne (et encore une fois, vice versa du côté des religieux). De surcroît, il est frappant de constater que pour huit des dix scénarios présentés, les traditionalistes ont été plus proches dans leur évaluation de la situation des Juifs laïcs que des religieux et des ultra-orthodoxes. C’est-à-dire que comme c’est le cas également des laïcs qui ont été interrogés, ils ont fait part d’un niveau d’inquiétude élevé face à la possibilité que l’un de ces scénarios se réalise en résultat du plan de refonte.
Résumé et conclusion
Les résultats révèlent l’intensité du conflit religieux, qui s’avère être plus intense que ce à quoi nous avons pu assister depuis de nombreuses années. Ce conflit – et en particulier dans le contexte de convergence considérable entre l’axe religieux et l’axe idéologico-politique – a le potentiel de détruire toute possibilité de stabilisation des relations sociales. Il va sans dire qu’un leadership conscient de ses responsabilités devra prendre cette menace potentielle en compte.
Les importants écarts dans l’évaluation des coûts potentiels de la réforme indiquent qu’il y a une bonne raison de continuer à livrer des efforts visant à décrire la réalité telle qu’elle est – et il faut le faire avant toute autre querelle sur le cadre et sur le narratif. Il est très utile de continuer à œuvrer à établir clairement les coûts inhérents au plan de refonte dans la mesure où la reconnaissance de ces coûts pourrait avoir un effet sur l’attitude du public face à tout le travail qui est effectué en faveur de son adoption.
Itamar Yakir est chercheur au Centre de gouvernance et d’économie au sein de l’Institut israélien de la Démocratie. Il a obtenu un doctorat à la Faculté de politique publique au sein de l’Université Hébraïque, à Jérusalem.
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