L’illuminateur des paysages aveuglés
Erez Biton, poète de Lod, qui aurait pu être porteur à l'aéroport s’il n’avait pas perdu la vue, a remporté le Prix Bialik de littérature
Le célèbre poète Erez Biton est bercé de souvenirs visuels : l’éclat de la couleur bleue, deux filles aux cheveux d’or menant une vache dans la rue, et la ville de Lod, déserte à la lumière du matin, drapée de neige.
Le monde visuel, dans son esprit, est un paradis perdu, « un trésor » qu’il ne peut plus déverrouiller.
Et pourtant, privé de sa vue à dix ans, cet étranger – un aveugle parmi les voyants, un poète d’origine algérienne dans un pays forgé au rythme des vers du langage ashkénaze – a atteint la cime du monde littéraire israélien.
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Biton raconte lors d’une interview que s’il n’était pas aveugle, il travaillerait probablement à l’aéroport international de Ben Gurion comme chargeur de bagages sur les bandes transporteuses, comme tant de ses pairs résidents de Lod.
Mais une autre vie lui était destiné.
Il a reçu le prix de poésie Yehuda Amichai cette année et, récemment, le prix de littérature Bialik.
Editeur vétéran de la revue de poésie Apirion et assistant social qui n’a jamais confondu l’idée de gagner son pain et d’écrire de la poésie, il a partagé avec le Times of Israel l’art d’écrire des vers dans l’obscurité absolue.
Il décrit son voyage : de l’ »enfant sauvage » de Lod à l’homme qui, comme il l’écrit dans un poème, demande à son fils d’apprendre « à jouer aux bords de mes yeux » sans crainte « d’une morosité caverneuse. Et moi, en échange / t’apprendrai à marcher avec les ténèbres / Comme avec des amis / Et tu ne seras pas déçu / Mon fils ».
Erez Biton est né « le long de la côte des mers, », sous le nom de Yaish, qui signifie Chaim : la vie. C’était en 1942. Ses parents, tous deux Juifs marocains, avaient émigré de petites villes bordant le Sahara vers la grande ville d’Oran, en Algérie, où Albert Camus a situé son illustre roman L’étranger.
En 1948 ou 1949 – les antécédents familiaux et la documentation se contredisent – il est arrivé en Israël à l’âge de 6 ans. Sa famille a vécu pendant un an dans un camp d’immigrants construit à proximité de la ville de Raanana, puis transféré à Lod, ville vidée de ses habitants arabes pendant la guerre d’Indépendance. Son père, il le décrit dans un poème comme un homme qui accueillait le Shabbat avec de l’arak pur et était contraint, dans le pays des Juifs, au travail manuel tandis que la plupart se rendaient à la synagogue. Il était employé dans les chemins de fer et les mines de sel. « Il était très amer, fatigué, en proie à une lutte quotidienne pour survivre », raconte Biton.
Lui-même et ses frères et sœurs, cependant, vivaient sur un petit nuage. Ils jouaient dans les vergers et les champs. Ils se faufilaient dans la salle de cinéma et, s’ils ressentaient la tristesse des maisons arabes vacantes, ils recherchaient avidement les trésors que leurs anciens résidents auraient enterrés. Elève d’une école ultra-orthodoxe, Biton se souvient de son enfance insouciante passée les pieds nus.
Un vendredi après-midi de 1953, pendant les vacances de Souccot, il a trouvé un objet sur le sol. Il ne se rappelle pas à quoi cela ressemblait, ou ne veut peut-être pas s’en souvenir. Il avait probablement été laissé là par des Arabes de Beit Nabala. À l’époque, cependant, cela avait éveillé sa curiosité. Son ami, assoiffé, est allé chercher un verre d’eau. Biton, 10 ans, a tapé sur l’objet, qui lui a explosé entre les mains, arrachant son bras gauche, lui laissant des cicatrices sur le visage, et l’a à jamais privé de sa vue.
Soudain, il s’est retrouvé seul. L’enfant, toujours entouré d’amis et souvent dehors, allait être confiné dans sa chambre, dans une obscurité perpétuelle, avec peu de compagnie, sa curiosité guillotinée par la cécité.
Heureusement, ses parents ont entendu parler de l’Institut juif pour aveugles de Jérusalem, qui, dit-il, « en réalité, m’a sauvé la vie ».
L’expérience oscillait entre la douceur et l’amertume. Les professeurs ont changé son nom, de l’arabe Yaish, à Erez, en hébreu, signifiant cèdre, un prénom rare à l’époque. Ils l’ont sensibilisé à Bach et Beethoven et lui ont donné ce qu’il appelle une Haskala, qui signifie à la fois l’éducation et l’illumination, tout en le coupant des mets et de la langue de sa jeunesse.
Dans Les familles de l’école pour aveugles de Jérusalem, il écrit que les enfants se frottaient les uns contre les autres « sous couvert de bousculade » mais en fait à la recherche de chaleur corporelle ; « Et j’appelai une certaine jeune fille : ‘Ma sœur, ma sœur Rachel’ / Et un garçon : ‘Mon frère, mon frère Yossi’ / Et nous formions des familles de pacotille / Nous sommes les enfants / De l’école de Jérusalem pour aveugles ».
Dans un autre poème, il écrit : « L’enfant s’asseyait dans les coins avec sa vue restante / Derniers rayons de lumière / Pour les transformer en soleils / Dans un temps à venir // À l’école pour aveugles / L’enfant avec l’écoulement nasal / Recueillait / Des échos de sons / Pour les transformer en symphonies de l’amour ».
Il a écrit ses premiers poèmes à 13 ans sur une machine à écrire Hermes 2000, écoutant le bruit des touches claquer sur la page et imaginant l’architecture noire et blanche de ses vers. « Ecrits avec pudeur » et jamais montrés ou lus à personne, ils portaient tous sur l’amour.
Plusieurs années plus tard, cependant, ressentant toujours « une immense envie interne » d’écrire, il a montré un recueil de poèmes au professeur de piano de l’école, Elisheva Kaplan, qui avait cessé de jouer pour traduire autant de livres que possible en braille. Elle a montré les poèmes au professeur Shimon Halkin, directeur du Département de littérature à l’Université hébraïque « et il m’a sacré poète », dit Biton.
Pendant des années, tout en travaillant comme assistant social et directeur de l’Association israélienne des victimes du terrorisme, il a porté son attention sur la fracture ethnique entre les Juifs en Israël et sur la marginalisation de la culture séfarade.
« Je sentais que mon côté marocain, algérien, Mizrahi, était défectueux, superflu… sans importance, anachronique, et j’essayais tout le temps de m’en démarquer, mais vous ne pouvez pas vous éloigner d’éléments au sein desquels vous avez grandi : la nourriture, la musique, les noms, les souvenirs des voisins ».
Il a décidé d’explorer cette partie de lui-même, parce que « ce n’est qu’alors que je pouvais me sentir plus entier ».
Ses deux premiers livres de poésie, publiés en 1976 et 1979, étaient aux antipodes de la norme. Dans sa première collection, « Minha Marokayit » [Présent marocain], il écrit sur les achats rue Dizengoff dans le centre de Tel Aviv, sur l’hébreu poli, nécessaire là-bas, dégainé sur commande, et sur son retour, à travers les ténèbres, vers la périphérie, et « l’autre hébreu ». Il écrit sur des mariages marocains et des matins d’hiver « contre des stores brisés ». Il épice sa poésie avec sa langue maternelle, l’arabe, et évoque souvent les Juifs et les Arabes coexistant au Maroc.
Biton est devenu, comme l’a écrit Hannan Hever de l’Université de Yale, « le père fondateur » de la poésie séfarade en Israël.
En 2013, il publie un nouveau recueil, Nofim Havushei Einayim, qui peut se traduire par « paysages aveuglés », ou « paysages aux yeux bandés », sur le sujet de la cécité.
Il fut dans sa jeunesse « un enfant de la lumière », le genre d’enfant dont les pupilles sont assaillies de différentes couleurs, désireuses d’entrer dans son champ de vision. Aujourd’hui, il ressemble, dans une certaine mesure, à l’homme du « Poème de la canne » : « Quand les enfants traversent la rue avec moi / Je leur dis / Je suis un homme doux / La canne à la main / N’est pas faite pour frapper / Et quand ils me laissent / Au bas de la rue sinueuse / Je reste seul / Enfant effrayé par la canne ».
Cette mutation – de Yaish à Erez, du garçon voyant qui aurait pu travailler comme chargeur de fret à l’aéroport à l’aveugle vulnérable, récompensé pour la chaleur et la perspicacité de ses vers – se veut une exploration « très ésotérique – qui pourrait s’identifier à cela. »
Mais « comme avec ma culture marocaine, dès que j’ai commencé à écrire à ce sujet, mon âme s’est allégée. Je me sentais plus entier, moins embarrassé de moi-même dans ce monde ».
Et le monde local des lettres, à son tour, l’a étreint. « En tant qu’écrivain, je pensais que l’hégémonie littéraire ne reconnaissait pas à juste titre ma contribution, mon style unique, mes réalisations poétiques », dit-il. « Maintenant je me sens plus accepté, membre d’un groupe, un individu sur lequel on ne fait plus l’impasse. »
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