Rechercher

Loin de leur terre, les Nubiens rêvent de redonner vie à leur langue

Les experts et associations nubiennes évaluent leur nombre entre trois à quatre millions de personnes aujourd'hui, sur plus de 100 millions d'Egyptiens

Hafsa Amberkab (R) and Fatma Addar (L), Nubian Egyptian women who compiled a handy dictionary of some 230 words in the Kenzi dialect, speak to an AFP journalist as they show off a Nubian lexical chart in the village of Gharb Suhail, near Aswan in Upper Egypt, some 920 kilometres south of the capital Cairo, on February 3, 2020. - Addar grew up in a Nubian family but as a child was schooled mostly in Arabic -- only hearing her ancestral tongue when spoken by the family elders. Amberkab, an entrepreneur, launched the initiative "Koma Waidi" -- meaning tales from the past -- documenting stories told by elders and collecting dying expressions. According to locals, the Nubian language is unpractised by many after their mass eviction from their ancestral lands to make way for the construction of the Aswan High Dam on the Nile in the 1960s. (Photo by Khaled DESOUKI / AFP)
Hafsa Amberkab (R) and Fatma Addar (L), Nubian Egyptian women who compiled a handy dictionary of some 230 words in the Kenzi dialect, speak to an AFP journalist as they show off a Nubian lexical chart in the village of Gharb Suhail, near Aswan in Upper Egypt, some 920 kilometres south of the capital Cairo, on February 3, 2020. - Addar grew up in a Nubian family but as a child was schooled mostly in Arabic -- only hearing her ancestral tongue when spoken by the family elders. Amberkab, an entrepreneur, launched the initiative "Koma Waidi" -- meaning tales from the past -- documenting stories told by elders and collecting dying expressions. According to locals, the Nubian language is unpractised by many after their mass eviction from their ancestral lands to make way for the construction of the Aswan High Dam on the Nile in the 1960s. (Photo by Khaled DESOUKI / AFP)

Nourrie aux récits de l’époque lointaine où la vie s’articulait autour du Nil, Fatma Addar, 23 ans, a grandi dans la culture nubienne de ses parents, sans jamais en parler la langue, aujourd’hui très peu usitée.

« On me demande souvent comment je peux être nubienne si je ne parle pas notre propre langue (…). Cela a toujours été un problème pour moi », déplore Mme Addar, arabophone d’éducation.

Cette habitante d’Assouan (sud) appartient à la principale minorité ethnique d’Egypte : les Nubiens, qui ont leurs racines dans le Sud du pays et le Nord du Soudan actuel.

Depuis les années 1960, les terres de l’ancienne Nubie sont en grande partie submergées par les eaux du lac Nasser, né de la construction du Haut barrage d’Assouan, projet monumental lancé par le président Gamal Abdel Nasser et inauguré en 1971.

En l’absence de chiffres officiels, les experts et associations nubiennes évaluent leur nombre entre trois à quatre millions de personnes aujourd’hui, sur plus de 100 millions d’Egyptiens.

A l’époque de la submersion, une part importante de la population d’alors -soit quelque dizaines de milliers de personnes, selon les associations – a dû quitter les rives fertiles du Nil pour les campagnes arides du Sud, ou les grandes villes, et s’assimiler progressivement au reste de la société… Jusqu’à en adopter la langue.

Hafsa Amberkab (droite) et Fatma Addar (gauche), des femmes nubiennes égyptiennes qui ont créé un dictionnaire de poche d’environ 230 mots du dialecte Kenzi, parlent à un journaliste de l’AFP. Elle montre une carte lexicale nubienne dans le village de Gharb Suhail, non loin d’Assouan dans l’Egypte haute, à environ 920 kilomètres au sud de la capitale du Caire, le 2 février 2020. (Photo par Khaled DESOUKI / AFP)

Car si les programmes scolaires comprennent des langues étrangères, ni le nubien ni le berbère, langues minoritaires, ne sont enseignés dans les écoles égyptiennes.

Pour le chercheur Hussein Kobbara, 63 ans, cela participe « clairement de la marginalisation culturelle » des Nubiens.

« Cela fragilise notre identité », ajoute l’universitaire, lui-même d’origine nubienne.

Mme Addar, à l’instar de la plupart des Nubiens de sa génération, n’a été exposée à la langue de ses aïeux qu’à de rares occasions, notamment auprès des membres les plus âgés de la communauté, derniers gardiens de l’idiome ancestral.

« Notre intégration à la société arabophone a peu à peu éloigné le besoin de parler nubien », regrette la jeune femme.

Avec ses origines remontant à plusieurs milliers d’années, la langue nubienne se décline en deux dialectes, le kenzi et le fadidji, assez différents l’un de l’autre.

Transmise surtout oralement, elle est aujourd’hui transcrite dans un alphabet de 24 lettres proche du grec, mis au point par une équipe de chercheurs dans les années 1990.

Du fait de sa rareté, cette langue a été utilisée comme code militaire dans l’armée égyptienne durant la guerre de 1973 contre Israël.

Ces dernières années, la communauté nubienne a décidé de réinvestir son patrimoine linguistique en profitant notamment des nouvelles technologies.

« On filme des Nubiens âgés qui nous racontent les coutumes et légendes de leurs anciens villages, puis on en extrait des expressions », explique à l’AFP Hafsa Amberkab, une cheffe d’entreprise nubienne.

Hafsa Amberkab (droite) et Fatma Addar (gauche), des femmes nubiennes égyptiennes qui ont créé un dictionnaire de poche d’environ 230 mots du dialecte Kenzi, parlent à un journaliste de l’AFP. Elle montre une carte lexicale nubienne dans le village de Gharb Suhail, non loin d’Assouan dans l’Egypte haute, à environ 920 kilomètres au sud de la capitale du Caire, le 2 février 2020. (Photo par Khaled DESOUKI / AFP)

Cette initiative intitulée « Komma Waidi » (« Contes d’antan », en nubien), vise à documenter toute une tradition orale de récits et de fables.

Dans l’une des vidéos – dont certaines sont accessibles sur les réseaux sociaux -, on voit une femme âgée baigner un nouveau-né dans le Nil sept jours après sa naissance pour le bénir et le protéger, selon un vieux rituel de baptême nubien.

Depuis 2019, Mmes Amberkab et Addar travaillent également à un dictionnaire kenzi qui comprend 230 mots transcrits en alphabet arabe et traduits en arabe, anglais et espagnol.

En 2017, le développeur Momen Talouch a de son côté créé l’application mobile Nubi destinée à l’apprentissage des deux dialectes nubiens.

« Je ne les parle pas couramment moi-même car j’ai toujours vécu à Alexandrie », dans le nord de l’Egypte, affirme-t-il, tout en revendiquant son appartenance à la Nubie.

Dotée de 3 000 utilisateurs réguliers et téléchargée plus de 20 000 fois, l’application propose d’apprendre, avec des jeux, des chansons et des proverbes transcrits en alphabet nubien moderne et traduits en arabe.

Des garçons nubiens chargent des chameaux dans une petite rue d’un village de Gharb Suhail, non loin d’Assouan dans l’Egypte haute, à environ 920 kilomètres au sud de la capitale du Caire, le 2 février 2020. (Photo par Khaled DESOUKI / AFP)

Les chansons oscillent entre des airs gais, incontournables des mariages de la communauté, et des morceaux chargés de mélancolie.

« Mon fils, toi qui t’en vas rejoindre le village, pense à moi quand tu y seras et salue-le pour moi », raconte l’une d’elles.

Les Nubiens réclament de longue date un « droit de retour » et ont obtenu, en 2014, l’inscription de cette revendication dans la Constitution égyptienne.

Bien que le texte leur garantisse « un retour sous dix ans », aucune mesure concrète n’a pour l’heure été prise.

Au contraire, le territoire de l’ancienne Nubie qui n’a pas été inondé a progressivement été placé sous le contrôle de l’armée, dont le rôle est croissant dans l’économie égyptienne.

L’histoire récente des Nubiens est jalonnée de vagues successives de déplacements de population.

Des femmes nubiennes vendent des souvenirs dans le village de Gharb Suhail, non loin d’Assouan dans l’Egypte haute, à environ 920 kilomètres au sud de la capitale du Caire, le 2 février 2020. (Photo par Khaled DESOUKI / AFP)

Les différentes étapes de la construction de l’ancien barrage (1902, 1912, 1933), édifié sous le protectorat britannique à la fin du XIXe siècle, ont donné lieu à de premières évacuations, culminant avec la construction du Haut barrage d’Assouan dans les années 1960.

En 2017, plusieurs sit-ins et marches « pour le retour » dans le sud ont abouti à l’arrestation d’une vingtaine de manifestants nubiens.

L’an dernier, le gouvernement a annoncé des mesures partielles de réparation prévoyant le dédommagement, par compensations financières ou attribution de logements sociaux, de quelques milliers de Nubiens.

Toutefois, aux yeux des militants de la cause nubienne, ces gestes ne peuvent remplacer leur droit au retour.

« Cela sera toujours notre rêve et nous devons maintenir notre langue en vie jusqu’à ce que l’on puisse se réinstaller sur nos terres », exhorte la cheffe d’entreprise Hafsa Amberkab.

« Sinon, ce sera un retour sans âme ».

En savoir plus sur :
S'inscrire ou se connecter
Veuillez utiliser le format suivant : [email protected]
Se connecter avec
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions d'utilisation
S'inscrire pour continuer
Se connecter avec
Se connecter pour continuer
S'inscrire ou se connecter
Se connecter avec
check your email
Consultez vos mails
Nous vous avons envoyé un email à [email protected].
Il contient un lien qui vous permettra de vous connecter.