L’Orchestre de Louisville commémore son violon solo, rescapé de Theresienstadt
Rescapé d'Auschwitz, Paul Kling est parti vivre dans le Kentucky et est devenu premier violon d'orchestre. La représentation, samedi, de "Der Kaiser von Atlantis", lui a rendu hommage

JTA — Paul Kling avait 14 ans lorsqu’il a joué pour la première fois au violon une toute nouvelle oeuvre, au milieu de la maladie et de la mort, en plein camp de concentration nazi de Theresienstadt.
Il s’agissait de la répétition de « Der Kaiser von Atlantis » (« L’empereur de l’Atlantide »), écrit par le compositeur juif tchèque Viktor Ullman en 1943. Situé à une quarantaine de kilomètres au nord de Prague, le camp de Theresienstadt avait une vocation différente des autres camps nazis. Il comptait en effet dans ses rangs des artistes et écrivains juifs célèbres qui donnaient des concerts et montaient des pièces de théâtre : il s’agissait là d’une action de propagande nazie destinée à dissimuler les déportations et centres de mise à mort.
L’opéra d’Ullman raconte l’histoire de la Mort, incarnée dans un soldat tellement malmené par un dictateur belliciste, qu’il décide de faire grève, ce qui ne manque pas de causer une intense confusion lorsque les gens cessent de mourir. Kling a répété la partition de « Der Kaiser von Atlantis », mais cet opéra n’a jamais été joué à Theresienstadt – peut-être parce que les gardes nazis soupçonnaient l’existence d’un parallèle avec leur propre dictateur, ou parce que les musiciens avaient déjà été déportés à Auschwitz.
Ullman et la grande partie des membres de l’orchestre y ont trouvé la mort. Kling est, lui, parvenu à s’échapper lors d’une marche de la mort au départ d’Auschwitz, à la toute fin de la guerre : c’est en s’allongeant parmi les cadavres, dans la neige, qu’il a survécu. Dans l’après-guerre, il est parti vivre aux Etats-Unis, dans le Kentucky, où il est devenu violon solo au sein de l’Orchestre de Louisville, en 1957.
Samedi, l’Orchestre de Louisville a donné une représentation de l’opéra que Kling a répété à Theresienstadt. Unique, cette représentation précède de quelques heures la Journée internationale en mémoire des victimes de la Shoah et le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz.
« C’est un peu comme si nous lui devions de jouer cette oeuvre », explique Teddy Abrams, directeur de l’orchestre et membre du collectif juif à l’origine de cette initiative.
La représentation s’est accompagnée de la projection de l’adaptation du roman graphique paru en 2024. « Death Strikes : The Emperor of Atlantis », fusion d’opéra et de science-fiction, le tout mêlé de dystopie et d’horreur zombie.
Charles Brestel, violoniste dans l’orchestre depuis 49 ans, a suivi les cours de Kling à l’école de musique de l’Université de Louisville en 1971. Il se souvient d’un homme « très élégant », qui portait toujours un manteau et une cravate, et qui se distinguait des professeurs sévères auxquels Brestel était accoutumé par sa propension à encourager les élèves à travailler ensemble au lieu d’être dans un rapport de rivalité.
C’est à lui que Brestel estime devoir sa carrière de violoniste.
« Un jour, je me suis découragé et je lui ai dit que j’abandonnais les cours. Et il m’a laissé faire », se rappelle Brestel. « Deux ou trois semaines plus tard, il m’a appelé chez moi, à 120 kilomètres de là, et m’a dit : « Viens me voir. » Ce que j’ai fait, et c’est ainsi que j’ai repris les cours. »
Lorsqu’Ullman a compris qu’on allait bientôt l’envoyer à Auschwitz, il a confié ses œuvres à son ami Emil Utiz, philosophe juif tchèque en charge de la bibliothèque de Theresienstadt. Utiz a survécu et remis le manuscrit de « Der Kaiser von Atlantis » à un autre survivant, le célèbre écrivain Hans Günther Adler.
Selon Adam Millstein, violoniste et producteur de l’opéra de Louisville, 30 ans durant, on a cru l’œuvre perdue. Or, Millstein travaille avec Recover Voices, initiative destinée à promouvoir et jouer les oeuvres musicales de compositeurs dont l’œuvre a été supprimée ou perdue à cause des nazis. En 1975, c’est en faisant des recherches sur Theresienstadt qu’un chef d’orchestre britannique a découvert que « Der Kaiser von Atlantis » prenait la poussière dans le grenier d’Adler, à Londres, depuis tout ce temps.
Pourquoi Adler n’avait-il pas diffusé cette oeuvre ? « C’est une question qui revient souvent », confie M. Millstein. « Certains se demandent pour quelle raison les oeuvres de ces compositeurs n’ont pas été davantage promues par ceux qui ont survécu et qui les connaissaient ? Nous n’avons pas de réponse, mais nous pouvons supposer que le traumatisme était tel que la plupart ne voulaient pas se replonger dans cette musique. »
La représentation donnée à Louisville coïncide avec la sortie d’un documentaire, « The Lost Music of Auschwitz », qui suit les pas du compositeur et chef d’orchestre Leo Geyer lors du travail de recueil et de reconstitution des oeuvres des détenus d’Auschwitz, jusqu’à l’interprétation par un orchestre de ces œuvres perdues.
La musique faisait partie intégrante d’Auschwitz : les nazis forçaient en effet les prisonniers à jouer lors de l’arrivée des trains, au moment des mises à mort ou, tout simplement, lorsque les gardes voulaient se divertir en buvant une bière.

En 2021, Janie Press a fondé le groupe Holocaust Music Lost & Found {NDLT : la musique de la Shoah retrouvée] pour ramener à la vie les oeuvres composées dans les camps lors de concerts partout aux États-Unis. Elle explique avoir perçu un intérêt « extraordinairement fort » pour la musique de la Shoah, dernièrement, ce qui lui fait espérer que d’autres morceaux pourront encore être arrachés à l’oubli.
« J’ignore combien d’oeuvres demeurent encore cachées, mais j’ai l’espoir que, quelque part, dans un grenier, une valise ou bien une boîte, nous attende un autre trésor », poursuit Press.
Des représentations de « Der Kaiser von Atlantis » ont eu lieu, un peu partout dans le monde, depuis les années 1970. L’oeuvre n’est pas très connue, mais elle a marqué toutes celles et ceux qui ont fait en sorte de la faire connaître – à commencer par Tomer Zvulun, directeur de la production du spectacle de Louisville et de l’Opéra d’Atlanta.
Zvulun était un tout jeune homme lorsqu’il a assisté à sa première représentation de « Der Kaiser von Atlantis », dans les années 1990, en Israël. Plus tard, il a joué le rôle d’assistant metteur en scène pour une représentation à l’opéra de l’Université de Boston. Et en 2020, en pleine pandémie de COVID-19, alors que tant d’autres compagnies théâtrales avaient tiré le rideau, il a organisé des représentations de « Der Kaiser von Atlantis » pour le compte de l’Opéra d’Atlanta sur un terrain de baseball, sous un chapiteau de cirque, dans les conditions de distanciation sociale requises à l’époque.
« Tous ces artistes qui ont fait en sorte de continuer à composer et jouer en dépit des obstacles – pour nous une pandémie et à l’époque, à Theresienstadt – représentent pour moi quelque chose d’extrêmement puissant – la persévérance et l’attachement à déjouer la fatalité », explique Zvulun.
Le directeur général de l’Orchestre de Louisville, Graham Parker, n’avait jamais entendu parler de l’opéra avant qu’Abrams ne le lui présente. Ce qui ne l’empêche pas, aujourd’hui, de souligner l’importance pour la communauté juive de la ville de rendre hommage à Kling. Au moment de la création de l’orchestre, nombre de ses membres étaient en effet juifs.
« L’orchestre est très lié à la communauté juive de Louisville, et ce depuis sa création en 1937 », rappelle Parker, qui est lui aussi juif. « Quand l’orchestre s’est créé, juste après une inondation catastrophique dans la ville, la plupart de ses premiers membres sont venus d’un orchestre qui jouait au YYMA juif » – l’Association hébraïque des jeunes hommes de Louisville.
Selon Millstein, cette oeuvre ne parle pas que de l’histoire juive de Louisville. Sa musique ouvre sur une introspection envers le judaïsme qui est le fruit des réflexions d’Ullman dans un camp de concentration.
« La plupart de ces compositeurs étaient des Juifs assimilés, qui n’étaient pas pratiquants. Ce sont les lois raciales nazies qui leur ont collé l’étiquette de Juifs », souligne Millstein. « C’est quand il a été arrêté et envoyé à Theresienstadt qu’Ullman a commencé à penser au judaïsme, à ses racines juives et à toutes les questions juives qui allaient de pair. »
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