Meurtre sauvage d’un jeune à Shfaram: un système malade, dénoncent les habitants
Réclamant justice après le meurtre d'Adel Khatib, 17 ans, les dirigeants des villes arabes du nord accusent Israël de détourner le regard face à la crise du secteur arabe
La ville arabe israélienne de Shfaram est sur les nerfs. La communauté habituellement tranquille, où l’ancien se mêle au moderne sur le fond pittoresque des collines et des montagnes qui encadrent le nord d’Israël, s’est trouvée plongée dans un meurtre sordide qui démontre la nature brutale de ce qui est devenu une statistique éculée sur la « violence dans le secteur arabe ».
Shfaram compte près de 42 000 habitants. Environ 60 % de ses résidents sont musulmans, près de 30 % sont chrétiens, et le reste druzes et bédouins. L’église catholique locale est située à quelques pas seulement de l’ancienne synagogue de la ville et une forteresse de l’époque des Croisés se trouve à proximité.
Mais aujourd’hui, un cordon de police rouge délimite un endroit à proximité de la bordure est de la ville, barrant l’accès à un grand trou dans le sol – la scène d’un meurtre atroce qui a secoué la localité au plus profond de sa chair.
Plus tôt ce mois-ci, Adel Khatib, 17 ans, de Shfaram, a reçu un appel téléphonique. À l’autre bout de la ligne, d’autres adolescents avec lesquels il s’est disputé. Ils l’auraient ensuite attiré à la limite de la ville et tué.
La police israélienne a imposé un embargo sur l’enquête, précisant seulement que quatre suspects, âgés de 18 à 24 ans, se trouvaient en garde à vue.
Adel Khatib avait décroché du collège et travaillait à l’atelier de plâtre de son grand-père. Il aimait l’équitation. Ses parents et ses quatre sœurs le décrivent comme une personnalité aimable mais dominante. Il rêvait d’avoir une voiture, de reprendre et de terminer ses études au lycée et de trouver l’amour.
Il rêvait aussi d’un avenir meilleur pour sa ville et assistait aux réunions hebdomadaires organisées par le programme « Ville sans violence ». L’un des participants a confirmé à Zman Yisrael, le site frère en hébreu du Times of Israel, que celui-ci était régulièrement présent aux réunions.
Lancé en 2004, « Ville sans violence » est le programme national de lutte contre la violence au niveau local, en particulier chez les adolescents. Il vise à lutter contre les comportements antisociaux, la violence, la délinquance et la criminalité. Actuellement, 151 municipalités y participent.
Ancien conseiller en investissement de la Banque Leumi d’Israël, Zuhair Karkabi est un conseiller municipal de Shfaram représentant le parti mixte juif-arabe Hadash. Cela fait prétendument de lui un communiste de gauche, mais « il n’y a pas d’intermédiaire ici. Vous êtes soit un gauchiste, soit un islamiste », regrette-t-il.
Hadash siège actuellement dans l’opposition à Shfaram, avec deux sièges au conseil municipal. Les autres listes sont des listes communautaires locales, et les postes officiels à la mairie sont répartis en fonction du poids de chaque groupe, ce qui signifie que le maire est musulman, son premier adjoint est chrétien et son second adjoint est druze.
Zuhair Karkabi lui-même est chrétien, ce qu’il dit ne fait guère de différence pour lui ou pour qui que ce soit d’autre. Sa famille est fière de son grand héritage politique : son grand-père, Daoud Sulaiman Talhami, a été maire de la ville de 1910 à 1933.
Quelle que soit leur religion, les habitants de Shfaram ont toujours préféré la fraternité à l’animosité, a fait remarquer M. Karkabi. C’est ce qui s’est passé à la suite du meurtre d’Adel Khatib, lorsque l’église locale a reporté sa cérémonie traditionnelle d’allumage de l’arbre de Noël en signe de respect et de solidarité avec leurs voisins musulmans en deuil.
L’élection générale du 17 septembre a vu un taux de participation de 60 % à Shfaram. La majorité a voté pour l’alliance de la Liste arabe unie composée des partis à majorité arabe, tandis que le parti de droite Yisrael Beytenu a remporté un surprenant 11 %, principalement en raison du fait que le résident druze local Hamad Amar est l’un des députés de ce parti à la Knesset.
Zuhair Karkabi n’a pas hésité à souligner que le chef du parti Yisrael Beytenu, Avigdor Liberman, ne le représente pas personnellement. « Il nous déteste », dénonce-t-il.
« L’État doit trouver la solution »
Comme beaucoup de municipalités arabes en Israël, Shfaram lutte pour équilibrer la tradition avec le style de vie moderne, une tâche rendue plus difficile par les divers problèmes d’infrastructure qui affectent les communautés du secteur arabe dans son ensemble.
La ville a une population relativement jeune, qui vient des villages environnants et de la ville voisine de Nazareth principalement en raison de ses logements abordables.
Selon M. Karkabi, les grands promoteurs ne sont pas intéressés à réaliser des projets de logement à Shfaram, laissant les initiatives de construction aux entrepreneurs locaux. Mais un amendement récent à la loi sur la construction, qui a aggravé les peines pour construction illégale, a alimenté les craintes que les autorités israéliennes ne démolissent des maisons.
Selon Karkabi, si la dernière famille juive – « que mes grands-parents connaissaient » – a quitté Shfaram en 1920 en raison de difficultés financières, le fait qu’il n’y ait pas de communauté juive locale ne dispense pas l’État de sa responsabilité à cet égard. C’est lui qui devrait apporter des solutions en matière de logement et d’emploi pour les nouveaux arrivants à Shfaram, estime M. Karkabi.
Il faudrait notamment permettre aux habitants des villes qui servent dans l’armée d’acheter des terrains et développer l’infrastructure nécessaire pour soutenir la population croissante, suggère-t-il.
Shfaram est l’une des rares villes d’Israël à avoir été préservée dans son intégralité au lendemain de la guerre d’indépendance de 1948, probablement grâce aux efforts de médiation de sa communauté druze. En se promenant dans ses rues, on peut apercevoir des maisons centenaires un peu partout.
La vieille ville de Shfaram abrite une grande forteresse de l’époque des Croisés construite en 1760 par le gouverneur de l’époque, Daher el-Omar, dans le but de protéger la région, y compris les lieux de culte traditionnels – une synagogue, une mosquée, la khalwa druze et une église catholique.
Quand les armes sont aussi bon marché que les frites
M. Karkabi estime que la lutte contre la violence qui sévit dans le secteur arabe d’Israël n’est pas une chimère et soutient les efforts de la police pour retirer les armes illégales des rues dans le cadre de diverses campagnes de rachat avec immunité.
La police israélienne lance périodiquement diverses campagnes de ce type, mais jusqu’à présent, malgré le soutien qu’elle reçoit des maires arabes, elle n’a enregistré qu’un succès mitigé. Selon la Radio de l’Armée, la dernière campagne – qui s’est terminée le 5 décembre – s’est particulièrement mal passée, et seules quelques dizaines de milliers d’armes illégales dans le secteur arabe ont été rendues.
« Malheureusement, les armes sont très bon marché. Vous pouvez en acheter une pour le prix d’une assiette de falafel », explique M. Karkabi.
« Vous devez aussi vous rappeler que nous n’avions pas de crime organisé dans le secteur arabe, et maintenant vous avez des familles de criminels. Nous avons fait des progrès dans le domaine de l’éducation et de notre situation financière, mais nous avons perdu de vue notre moralité », ajoute-t-il.
Le choc et la douleur du meurtre d’Adel Khatib sont profonds. C’est compréhensible quand on sait que Shfaram a su se rétablir après la tristement célèbre fusillade perpétrée par le soldat Eden Natan-Zada de Tsahal qui, en 2005, est monté à bord d’un bus local et a ouvert le feu, tuant quatre Arabes israéliens et en blessant 12 autres. Il a été maîtrisé et désarmé alors qu’il tentait de recharger son arme, puis battu à mort par une foule en colère arrivée sur les lieux.
Un monument a été construit au cœur de la ville pour commémorer l’attaque, qui a été largement condamnée par les responsables politiques israéliens de tous bords.
Au cours des années qui ont suivi l’attaque, Shfaram a réussi à guérir et, pour l’essentiel, il s’agit d’une communauté pacifique dont les habitants se détournent du radicalisme. C’est pourquoi le fait que quatre résidents aient été tués en 2019 en raison de « la violence dans le secteur arabe » a secoué la ville au plus profond, commente M. Karkabi.
La disparition du code patriarcal
Sayid Khatib, le cousin d’Adel, est un avocat et un travailleur social qui dirige le programme local « Ville sans violence ».
« Nous attendons le changement depuis 70 ans, mais il n’a jamais eu lieu. Adel en a été victime. Nous avons vu toutes sortes d’atrocités, et je veux croire que le peuple juif, qui a survécu à la Shoah, ne voudrait pas que cela se produise dans l’État juif », a-t-il déclaré.
La société arabe en Israël est aux prises avec la disparition du code patriarcal, qui ébranle les normes sociales conventionnelles, explique Sayid Khatib.
« Dans le passé, le chef de famille contrôlait les finances et, dans une certaine mesure, chaque membre de la famille, de sorte que s’il y avait un incident et que plus tard il négociait ou acceptait une sulh, la famille était obligée de suivre le mouvement », indique-t-il, utilisant le terme arabe pour « règlement ».
« Désormais, la situation est différente », selon l’avocat. « Les jeunes étudient et travaillent en dehors de la sphère familiale. Les pères n’ont plus de terres à léguer à leurs fils et n’ont plus de véritables moyens financiers. Il en résulte une perte d’autorité. »
Par exemple, il a raconté un incident entre Adel Khatib et un groupe d’autres adolescents qui le harcelaient. Une tentative pour parvenir à une sulh s’est avérée vaine, car les parents des adolescents ont reproché au père de n’avoir aucun contrôle sur leurs enfants.
« Les familles ont dit aux parents d’Adel que leurs enfants étaient délinquants et les ont mentionnés à la police. Ce sont des garçons émotionnellement immatures. Ils ont continué à harceler Adel et ont fini par le mettre au défi de les affronter. Ils lui ont dit : ‘Si tu es un homme, montre-toi' », relate son cousin.
« Il avait son orgueil, mais il était aussi naïf. Il a pensé qu’ils pourraient le passer à tabac, mais je doute qu’il ait jamais imaginé qu’ils le tueraient, juste pour répondre à leur désir de vengeance », a-t-il poursuivi. « Ces garçons viennent de familles éclatées et sont en colère contre tout, contre la société, et ils s’en sont pris à Adel. Si ça n’avait pas été lui, ça aurait été quelqu’un d’autre. »
Selon Sayid Khatib, le programme anti-violence auquel son cousin a participé « a amélioré son comportement et sa façon de faire face à toutes sortes de situations problématiques ».
La plupart des jeunes de Shfaram s’efforcent de décrocher un diplôme universitaire. La ville compte actuellement 9 000 étudiants dans son système scolaire et plusieurs milliers de ses jeunes ont fréquenté des collèges et des universités en Israël et à l’étranger.
Mais Adel a abandonné l’école, et son cousin reproche à son école de l’avoir encouragé plutôt que de se battre pour qu’il y reste, affirmant que de nombreux directeurs d’école préfèrent voir les élèves les plus faibles abandonner l’école pour ne pas nuire au classement de l’école.
« Si Adel était resté à l’école, je suis sûr qu’il serait avec nous en ce moment. Ça l’aurait tenu à l’écart de la rue. Je l’ai encouragé à obtenir son baccalauréat, mais il n’y a pas d’autres programmes pour les jeunes [à Shfaram] que ‘Ville sans violence' », déplore Sayid Khatib.
Il a demandé au gouvernement d’accroître son soutien à de tels programmes afin que les instructeurs puissent activement sortir et rencontrer les adolescents là où ils sont – dans la rue.
« Nous n’avons pas d’instructeurs de terrain. Ils [les adolescents] savent toujours comment nous trouver, mais ceux qui sont vraiment en difficulté ne le font pas et nous devons venir à eux, nous devons leur donner une chance – donner des alternatives à ceux qui ont abandonné le système éducatif défaillant dans le secteur arabe. Mais le ministère de l’Éducation ne se soucie pas de la jeunesse arabe. C’est à la fois triste et très décevant », regrette-t-il.
Sayid Khatib a en outre demandé un changement de politique publique, affirmant que les députés arabes ne font pas partie du gouvernement et n’ont donc pas leur mot à dire sur les crédits budgétaires. « Il faudrait un dirigeant juif courageux, capable de mettre la politique de côté et de comprendre qu’il y a un million et demi d’Arabes qui cherchent désespérément de meilleures infrastructures, pour que nous n’ayons pas un autre Adel », estime-t-il.
« Nous avons besoin d’une liste arabo-juive pour cela, ou que le parti Kakhol lavan dise : ‘Les Arabes font partie de nous’, qu’il inclue des ministres arabes dans son gouvernement et qu’il inclue les besoins du secteur arabe dans le budget de l’État », recommande M. Khatib.
Le maire de Shfaram, Ursan Yassin, s’est fait l’écho de ce sentiment : « Nous avons besoin que le gouvernement et le secteur arabe coopèrent afin de mettre fin au cancer de la violence dans notre société ».
La version originale de cet article a été publiée en hébreu sur le site jumeau du « Times of Israel », Zman Yisrael.