Pourquoi Israël peine à choisir son camp dans le conflit russo-ukrainien
Israël se trouve partagé entre le soutien à ses alliés dans la condamnation de l’invasion et la crainte de s'aliéner la Russie, cruciale pour la sécurité de sa frontière nord

JTA – Bien que situés en des points différents du spectre sioniste, le Premier ministre Naftali Bennett et le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid mènent une politique étrangère dans l’ensemble assez cohérente. À l’exception fracassante du jour où la Russie a envahi l’Ukraine.
Lapid a clairement arrimé Israël à l’Occident en condamnant la Russie sans détour. Craignant pour sa part d’inscrire Israël dans un conflit sans issue, Bennett a déclaré que ce conflit ne regardait pas le pays.
Ces différentes approches ont révélé les dangers auxquels Israël fait face, alors qu’un nouveau conflit déchire le continent européen : prendre le parti des valeurs occidentales adoptées par Israël depuis sa création ou garder un œil sur le colosse russe qui se profile aux portes d’Israël, en Syrie.
« L’attaque russe contre l’Ukraine est une grave violation de l’ordre international », a déclaré Lapid lors d’une conférence de presse et jeudi à midi sur Twitter. « Israël condamne cette attaque. »
Bennett a quant a lui publié sa première déclaration sur la guerre tard jeudi soir, évoquant l’évacuation des ressortissants Israéliens, le soutien apporté aux Juifs désireux de quitter le pays ou encore l’offre d’aide humanitaire. Il n’a porté aucune accusation, ni cherché de responsable, se contentant de rappeler qu’il y aurait « des discussions et une évaluation régulière de la situation afin d’anticiper de possibles conséquences (si tant est qu’il y en ait) pour Israël ».
Dans un discours prononcé plus tôt dans la journée, à l’occasion d’une cérémonie de remise des diplômes à des officiers de Tsahal, et dont des extraits ont été publiés sur Twitter par Bennett lui-même, le Premier ministre a précisé les contours du principe qui sous-tend sa réticence à prendre parti.
« Ces temps nous enseignent, à notre grand regret, que les guerres entre armées ne sont pas une chose du passé », a-t-il déclaré.
« Le monde est beaucoup moins stable et notre région change tous les jours. » Il n’a pas fait mention de la Russie.

Cette omission a contrarié Natan Sharansky, ancien « prisonnier de Sion » c’est-à-dire prisonnier politique du temps de l’Union soviétique, également ancien ministre et président de l’Agence juive pour Israël.
S’adressant à la Jewish Telegraphic Agency après une journée d’interventions dans les médias israéliens, Sharansky a déclaré se sentir dans la peau de Don Quichotte, repoussant journalistes et autres questionneurs de la légitimité d’Israël à s’impliquer dans cette affaire.
« Au cours des tables-rondes et des interviews, j’étais généralement la voix minoritaire affirmant que nous devrions adopter la position du monde », a-t-il déclaré.
Lui qui aimerait qu’Israël fournisse à l’Ukraine les systèmes défensifs antimissile déployés pendant les guerres avec le Hamas et le Hezbollah a dit comprendre ce qui préoccupait ses interlocuteurs. Ses détracteurs se demandent comment le prendrait la Russie, qui a empêché la Syrie, ennemi d’Israël, de se procurer des systèmes d’armes comparables.

Pour Sharansky, cela ne dispense pas Israël de se positionner sur le plan éthique. « Je me suis senti embarrassé ces derniers jours, qu’à ce moment critique pour l’avenir du monde, Israël ne soit pas prêt à prendre clairement position du cote de la morale », a-t-il déclaré.
Il a ajouté qu’entendre Lapid parler avait été un soulagement. « C’était vraiment merveilleux. »
Shalom Lipner, maître de recherche pour les programmes du Moyen-Orient à l’Atlantic Council, a déclaré que la présence de la Russie en Syrie depuis 2015 – la Russie a aidé son allié, le régime d’Assad, à réprimer un soulèvement civil – signifiait qu’Israël devait avancer avec prudence.
« Israël a certainement des inquiétudes au sujet de la désescalade avec la Russie », a déclaré Lipner, qui a travaillé pour plusieurs Premiers ministres israéliens. « La Russie est active dans la région. »

Israël, par exemple, doit obtenir l’autorisation russe pour survoler la Syrie, a déclaré Jonathan Schanzer, premier vice-président de la Fondation pour la défense des démocraties.
« La Russie contrôle l’espace aérien en Syrie », a-t-il déclaré.
« Israël voit la nécessité de continuer à mener des opérations en Syrie pour lutter contre la contrebande iranienne [d’armes à son client libanais le Hezbollah] et d’autres activités malveillantes. A minima, le pays a besoin de l’approbation tacite du Kremlin. Tant que ces opérations militaires seront sa priorité, il aura les mains liées. »
La perception par Israël de son rôle de protecteur des Juifs entre également en ligne de compte, a déclaré Lipner. « Il y a effectivement des communautés juives importantes dans les deux pays, et personne ne va chercher à couper les ponts », a-t-il déclaré.
En outre, une minorité substantielle de ressortissants israéliens ayant également la citoyenneté russe ont clairement intérêt à ce que les relations économiques entre les deux pays demeurent fortes.

Scott Lasensky, précédemment aux affaires au département d’État sous l’administration Obama et actuellement professeur d’études israéliennes à l’Université du Maryland, a déclaré que les Israéliens étaient prédisposés à considérer Poutine avec bienveillance en raison de son philosémitisme – une amitié envers les Juifs qui contraste avec les siècles d’hostilité antisémite des tsars, puis des Soviétiques.
Il s’est rappelé la visite de Poutine en Israël en 2014 et sa rencontre avec son ancien professeur d’allemand, une femme juive qui avait ultérieurement émigré en Israël. (Poutine avait eu besoin de parler allemand dans le cadre de ses fonctions d’officier du KGB stationné en Allemagne de l’Est.) « Ils avaient impressionné Poutine », a déclaré Lasensky à propos du gouvernement israélien.
« C’est un type de relation différent, et ils en ont gardé le côté chaleureux », a ajouté Lasensky, relevant en outre que la Russie autorisait les Israéliens à voyager sans visa, ce que les États-Unis ne permettaient pas.
Lorsqu’en 2014, les États-Unis avaient promu une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’annexion de la Crimée par la Russie, Israël s’était abstenue, rompant avec une longue pratique de vote conforme avec les États-Unis, sur des questions parfois des plus obscures.
Afficher sa gratitude pour un traitement favorable et ignorer d’évidentes violations, comme peut l’être l’invasion d’un voisin pacifique est une marque du « Juif de Cour », a déclaré Sharansky, et indigne d’un État juif.
« Nous sommes à un moment de l’histoire où nous avons un État – nous ne pouvons pas nous permettre que notre État devienne un ‘État courtisan’ », a déclaré Sharansky. « Ce leader remet en question tous les principes du monde libre, toutes les valeurs sur lesquelles l’État juif est construit. Et nous ne pouvons pas simplement nous taire et dire ‘merci pour ce que vous faites’ sans dommage. »
Lasensky a également fait référence au « Juif de Cour », l’intermédiaire qui plaide la cause de sa communauté devant les autorités.
« On retrouve certains éléments d’une tendance politique juive classique appelée ‘shtadlanut’ », un terme hébreu qui signifie « intercesseur », a-t-il indiqué. « C’est une sorte de quiétisme qui renforce le dilemme d’être un petit État » au milieu de superpuissances.
Sharansky a également identifié une ligne de fracture parmi les sionistes, antérieure à la constitution de l’État juif.

Lapid, qui dirige le parti Yesh Atid (« Il y a un avenir »), incarne le sionisme laïc de gauche qui a façonné Israël depuis sa fondation jusqu’aux années 1970. À cette époque, Israël se considérait comme égal des nations du monde, désireux de s’engager dans les crises et les succès de l’ordre mondial international, à l’instar de toute autre nation.
Bennett, qui dirige le parti Yamina (« À droite »), représente le sionisme religieux et nationaliste, qui a prévalu pendant les 45 dernières années, à quelques exceptions près. Pour ce parti, le rôle d’Israël est avant tout d’assurer la protection des Juifs, même au prix de l’aliénation des alliés.
Pour Lipner, Israël devrait finir par rejoindre les rangs occidentaux, où le pays a connu l’essentiel de ses succès tout au long de son existence. « Ce rôle de ‘bon flic, mauvais flic’ » n’est pas tenable : il n’est pas possible pour Israël de dire une chose aux Russes et son contraire le lendemain, a-t-il dit.
« Il est impossible de faire cause commune avec la Russie contre l’Occident tout entier. »
Lapid et Bennett ont déjà promis une aide humanitaire à l’Ukraine.
Au-delà, a déclaré Sharansky, Israël devrait être prêt à se joindre aux sanctions que l’administration Biden attend de ses alliés.
Schanzer a déclaré qu’Israël pourrait également jouer un rôle discret en utilisant ses capacités éprouvées dans la cyber-guerre.
« Les prouesses israéliennes dans le domaine cybernétique sont de notoriété publique », a-t-il déclaré. « Et il y a de fortes craintes de cyber-attaques russes en réponse aux sanctions ou autres mesures prises par l’Occident. Israël pourrait ainsi être les yeux et les oreilles, sinon le bouclier, de ses alliés occidentaux. »
Schanzer a également déclaré qu’Israël pourrait servir d’intermédiaire dans le conflit, étant l’un des rares pays à entretenir de bonnes relations à la fois avec la Russie et les États-Unis.
« Je ne sais pas dans quelle mesure il souhaite ce rôle, mais Israël serait considéré comme une tierce partie neutre », a-t-il conclu.
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