Pourquoi les chefs enfreignent les règlements pour solliciter des dons de matériel ?
Les soldats ne sont pas supposés accepter de dons mais les officiers chargés de l'approvisionnement se tournent régulièrement vers la diaspora pour se procurer des fournitures
JTA — Micha Shtiebel ne s’attendait pas à être rappelé par l’armée si tôt. Il ne s’attendait pas non plus à ce que sa brigade – normalement stationnée le long de la frontière avec le Liban – soit déployée à Gaza, dans le cadre d’intenses combats urbains auxquels elle n’est absolument pas habituée. Mais fin mai, le moment était venu de relever une autre brigade combattant à Gaza et l’armée avait omis d’en déployer une nouvelle.
Cet imprévu a eu pour conséquence que la brigade Alexandroni de Shtiebel, composée de milliers de réservistes, n’a pas eu quelques mois pour se préparer à sa nouvelle affectation. Elle n’a disposé que de quelques jours.
« C’est fou que huit mois plus tard, nous allions à Gaza sans avoir eu le temps de nous entraîner ou même de revevoir les bons équipements. Tout est fait à la dernière minute parce que l’armée a oublié de missionner une équipe de remplacement », explique Shtiebel à la Jewish Telegraphic Agency.
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Il se démène pour obtenir les fournitures dont il a besoin car il sait qu’il n’a pas grand chose à attendre de la chaîne d’approvisionnement de l’armée. Il a déjà essayé, cela ne donne rien. En outre, ordre lui a été donné, à lui comme à d’autres responsables de la logistique, de trouver le matériel sans toucher aux stocks, manifestement en prévision au conflit imminent à la frontière nord d’Israël.
Shtiebel s’est donc tourné vers les personnes qui se sont montrées rapides et utiles pour répondre aux besoins des 450 soldats de son bataillon depuis le début de la guerre, le 7 octobre, à savoir son réseau informel de civils bénévoles qui achètent du matériel avec les dons faits par les Juifs de la diaspora.
Il est contraire aux règlements militaires d’accepter les dons et même de parler à des donateurs – essentiellement de façon à garantir une certaine forme d’équité dans les rangs de l’armée -, mais Shtiebel, et tous les autres officiers dans sa position ou presque, procèdent régulièrement à des collectes de fonds.
Nombre de ses soldats avaient encore des casques standard – certains datant des années 1970 -, non seulement horriblement inconfortables mais aussi potentiellement dangereux. Les casques de combat, surtout lorsqu’ils ont pris des coups, offrent une moindre protection balistique au fil du temps.
Les bénévoles ont rapidement fourni à Shtiebel 150 nouveaux casques tactiques, au prix de 400 dollars l’unité.
Ensuite, il leur a demandé des drones.
Les unités d’infanterie israéliennes n’utilisaient pas de drones avant cette guerre, mais lorsque les bénévoles civils ont commencé à en fournir, les soldats ont découvert que le fait de pouvoir observer le champ de bataille depuis le ciel ou de fouiller à distance l’intérieur de maisons potentiellement piégées pourrait leur sauver la vie. Et ils en sont venus à considérer ces petits drones, aisément disponibles dans les magasins d’électronique américains, comme des basiques, au même titre que les casques.
Les bénévoles ont accepté de prêter sept drones à l’unité, qui ont été livrés au commandant adjoint de la brigade, quelques échelons au-dessus de Shtiebel.
Pour l’heure, le commandant refuse de mettre les drones à disposition, et ce, sans donner d’explication, indique Shtiebel. « C’est incompréhensible », estime Shtiebel.
Ni l’armée ni le ministère israélien de la Défense n’ont souhaité s’exprimer sur ce point.
Quelles que soient les intentions du commandant avec ces drones, elles contribuent à entretenir l’ambiguïté et la confusion sur la question des dons d’équipements au sein de l’armée israélienne.
Depuis le début de la guerre, l’armée assure que ses soldats ne manquent de rien, alors même que des civils ont livré à des unités pour un milliard de dollars de casques et de drones, sans compter les vêtements, lunettes de vision nocturne, gilets pare-balles, lunettes de visée et autres articles.
Pour de nombreux Juifs américains, faire un don pour acheter des équipements militaires est un moyen concret et personnel de témoigner de leur soutien aux soldats israéliens depuis le 7 octobre, date à laquelle des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont massacré 1 200 personnes dans le sud d’Israël et fait 251 otages lors d’une offensive transfrontalière qui a déclenché les hostilités actuelles.
Sur les réseaux sociaux, les demandes de dons sont partout, et certaines de ces campagnes, comme Boots for Israel, sont devenues des symboles de la solidarité juive américaine avec Israël, qui lutte sur plusieurs fronts.
Selon Shtiebel et la dizaine de chefs opérationnels et d’officiers logistiques d’unités de combat qui témoignent dans le même sens, sous couvert d’anonymat, à la Jewish Telegraphic Agency, le démenti de l’armée sur les pénuries est mensonger.
Un haut gradé, interrogé lors de son service actif à Gaza, souligne à quel point les dons sont essentiels.
« L’armée prétend que rien ne manque », dit-il. « Mais regardez-moi, de la tête aux pieds, je suis couvert d’équipements qui m’ont été donnés : casques, lunettes de protection, gilet pare-balles, lunette de mon fusil et même le treillis que je porte. Tout sauf l’arme. »
Petit à petit, l’armée est parvenue à mettre ses stocks à niveau et distribuer des fournitures à certains de ses soldats, mais de nombreuses unités, en particulier celles composées de réservistes, continuent de solliciter de l’aide en violation des règlements de l’armée, selon certains témoignages.
« Ne vous méprenez pas, même si je n’avais avec moi qu’une épée, je me battrais quand même », assure un haut gradé, pour lequel il est difficile de reconnaître publiquement les défaillances de l’armée.
Mais ces officiers disent se sentir obligés de parler à la presse, malgré les règlements militaires qui l’interdisent, de façon à attirer l’attention du public ou faire connaître leurs besoins à des donateurs peut-être inconscients de l’acuité et de l’actualité de la demande.
L’un de ces chefs dit avoir appelé un donateur, à Miami, pour lui demander d’acheter un drone.
« C’est triste d’en arriver là. Cela n’a pas de sens d’avoir à acheter nous-mêmes les équipements ou de devoir collecter des fonds pour le faire », dit-il. « Mais je le fais parce que je ne peux pas dire combien de vies ces drones ont sauvées. J’ai eu des blessés, dans mon unité, et sans le gilet pare-balles en céramique qui leur a été donné, ils seraient tout bonnement morts. »
Daniel Polisar, fondateur du Shalem College de Jérusalem, a trois fils dans l’armée israélienne. Il a commencé par les aider à s’équiper. Puis, il s’est rendu compte de l’ampleur du problème et a réuni des bénévoles qui ont collecté 15 millions de dollars, qui ont servi à acheter des équipements pour des dizaines de milliers de soldats, explique Polisar.
Il affirme que la plupart des Israéliens ne croient pas Tsahal quand il assure qu’il n’y a pas de pénurie.
« Ces affirmations sont aussi crédibles que celles d’un météorologue en train de dire qu’il fait beau et sec alors qu’il a les deux pieds dans l’eau », estime Polisar.
Il ajoute que ces propos ne sont pas neutres, car ils sapent la crédibilité de l’armée et l’empêchent de procéder aux ajustements nécessaires. Sans compter qu’elles compliquent singulièrement son action.
« J’ai été confronté à cette question à plusieurs reprises, et ces dernières semaines, quasi- quotidiennement », confie Polisar. « Les donateurs me demandent pourquoi ils devraient donner de l’argent pour acheter du matériel alors que les porte-parole de Tsahal et officiers de haut rang affirment que tout le monde dispose des équipements requis. C’est le principal obstacle à la collecte de fonds par mon équipe et d’autres groupes pour venir en aide à nos soldats.
Le phénomène des dons de la diaspora juive à l’armée israélienne n’est pas nouveau. Il existe même depuis la fondation d’Israël. Sauf que ces dons sont supposés transiter par un service dédié au sein de l’armée. Soldats et unités ne sont pas censés collecter des fonds et les gérer eux-mêmes.
L’armée est au courant de l’existence de ces filières irrégulières d’approvisionnement depuis 2016 au moins, lorsque le Bureau du contrôleur de l’État – l’agence officielle de surveillance d’Israël – a consacré une section de son rapport annuel à la question. Ce rapport note que les règlements de Tsahal interdisant aux soldats d’être en contact direct avec les donateurs sont régulièrement ignorés.
Publié deux ans après la précédente guerre d’Israël à Gaza, le rapport indique que le problème a été particulièrement aigu lors de ce conflit.
Il explique par ailleurs la raison pour laquelle l’armée ne doit pas permettre ces dons, à savoir qu’il pourrait être moralement difficile pour certaines unités de constater que d’autres bénéficient de davantage d’équipements ou de fournitures de meilleure qualité ou qu’il pourrait alors y avoir une pression indue sur les familles des soldats pour qu’elles fassent des dons. Cet état de fait est « de nature à nuire à la réputation de Tsahal, en la faisant passer pour une armée qui n’applique pas les ordres qu’elle donne à ses soldats et qui n’est pas en mesure de subvenir à leurs besoins de base », lit-on dans le rapport.
Un commandant supérieur a déclaré dans une interview que ces préoccupations étaient fondées, mais que cela allait bien au-delà d’une simple question de réputation. « Loin de moi l’idée de vouloir donner une mauvaise image de l’armée et de dire qu’elle nous fait prendre des risques et facilite la tâche de l’ennemi, mais c’est la réalité des choses », ajoute-t-il.
Le rapport fait également état de réserves concernant la qualité et la sécurité des équipements donnés en dehors des protocoles officiels. Au début de cette guerre, ces réserves pouvaient paraître fondées. En effet, les tout premiers jours, nombre de ces équipements donnés étaient de piètre qualité, inutiles et parfois même contrefaits, comme ces caisses de casques en plastique conçus pour ressembler aux originaux, comme en témoignent plusieurs entretiens avec des soldats et des civils bénévoles.
Désormais, nombre de ces bénévoles ont développé une réelle expertise en matière de besoins des soldats et des équipements militaires appropriés, souvent en relation étroite avec les officiers chargés de la logistique militaire. Selon des interviews et rapports balistiques des tests, ils ont parfois pris sur leurs deniers pour faire tester les gilets et les casques donnés selon des normes professionnelles.
Cette affluence de dons non autorisés ne devrait pas surprendre l’armée, qui avait reçu des avertissements sur son manque de préparation en matière d’équipements de base.
Amir Avivi, général de brigade à la retraite, explique à la JTA avoir passé des années à avertir du danger de la question lorsqu’il était directeur de cabinet du chef d’Etat-major de Tsahal et contrôleur adjoint des forces de sécurité. Il a continué à en parler après son départ à la retraite, en 2017, en fondant le Forum israélien de défense et de sécurité, organisation de droite axée sur les questions militaires. Il estime que l’armée ne dépense pas toujours son argent à bon escient.
« L’armée n’a pas un budget infini, et ce n’est pas passionnant pour les dirigeants d’acheter des bottes et/ou des casques », concède-t-il. « C’est beaucoup plus intéressant d’investir dans de nouvelles technologies comme les cyber-armes. Mais la guerre demeure quelque chose de physique. En temps de guerre, tout tourne autour du nombre de soldats, de la quantité d’équipement, de munitions et de carburant, d’eau et de nourriture. C’est avec ça qu’on gagne la guerre. Il suffit de voir ce qui se passe en Ukraine. »
Avivi a le souvenir d’une querelle avec son supérieur de l’époque, le chef d’État-major de l’armée israélienne Benny Gantz. En 2013, ce dernier avait été contraint de procéder à de sévères coupes budgétaires et avait donc proposé d’investir dans la technologie pour compenser les coupes dans les forces conventionnelles. Gantz est depuis devenu ministre de la Défense et a rejoint le cabinet de guerre resserré installé par le Premier ministre Benjamin Netanyahu suite au 7 octobre, avant d’en démissionner.
« J’avais alors dit à Gantz que l’armée priorisait des gadgets, des technologies, des choses qui semblaient marrantes, mais qui, au final, sapaient notre préparation », explique Avivi.
« L’armée a vraiment négligé ces choses, parfois de façon criminelle, raison pour laquelle nous avons aujourd’hui des pénuries. C’est le jour où on réactive soudain toute l’armée que l’on prend conscience de l’étendue du problème. »
Il estime que l’armée israélienne a, semble-t-il, commencé à corriger le tir en dépensant plusieurs milliards de dollars en nouveaux équipements pour les besoins de cette guerre. L’armée israélienne ne dit pas précisément ce qu’elle achète, mais ses dépenses de défense ont doublé depuis leur niveau d’avant la guerre, qui était aussi leur plus bas niveau historique.
Plusieurs commandants et officiers logistiques, en particulier ceux des unités de l’armée régulière, par opposition aux réservistes, disent à la JTA voir les effets des achats frénétiques de l’armée, au moins dans certaines catégories d’équipement.
« C’était le Far West, avec toutes les pénuries, au début, mais force est de constater que la situation est bien meilleure aujourd’hui », explique le commandant supérieur d’une unité de combat.
Pour autant, même les unités les mieux dotées continuent de demander des dons, estiment plusieurs commandants.
Les soldats ont tendance à vouloir les meilleurs équipements et aussi les plus récents. Ils se tournent donc vers le réseau des donateurs lorsqu’ils ont besoin de quelque chose rapidement, car le traitement des demandes d’équipement par l’armée peut prendre jusqu’à plusieurs mois. « Grâce aux bénévoles civils, je peux obtenir ce dont j’ai besoin le lendemain », explique un officier logistique.
Les unités bien dotées dépendent également des dons pour les équipements dont elles ont besoin mais pour lesquels l’armée n’a pas établi de normes, comme c’est le cas des drones avec caméras thermiques ou des panneaux solaires, pour pouvoir recharger les matériels électroniques sur le terrain.
L’écart entre ce dont les soldats disent avoir besoin et ce que l’armée estime nécessaire est l’une des raisons qui explique que l’armée prétend qu’il n’y a pas de pénurie, analyse Avivi.
« L’armée israélienne n’a tout simplement peut-être pas publié de normes officielles pour les choses dont les soldats ont vraiment besoin », explique-t-il. « Il y a des choses que l’armée israélienne n’achète pas, donc, pour elle, ce n’est pas un problème de pénurie. »
Détails techniques mis à part, nombreuses sont les voix, dans les rangs comme hors les rangs de l’armée, qui voient dans les propos de l’armée des mensonges qui érodent la confiance et conduisent à des déceptions.
Shtiebel concède qu’il ne lui a pas été facile de parvenir à un stade lui permettant de s’exprimer publiquement sur la question. Il a accepté de donner son identité, pour les besoins de cet article, pour donner plus de force aux problèmes sur lesquels il souhaite attirer l’attention. Et aussi en pensant à ses deux jeunes fils.
« Que ferai-je le jour où ils partiront pour l’armée alors que je ne lui fais pas confiance ? », s’interroge-t-il. « C’est pour cette raison que j’ai décidé de me mettre en avant, pour tenter de faire bouger les choses dans le bon sens. »
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