Quand un entretien d’embauche se transforme en interrogatoire
Pourquoi les employeurs israéliens utilisent-ils encore les tests au détecteur de mensonges quand ils sont interdits aux Etats-Unis ?

Lorsque Jeff P., un récent immigrant en Israël en provenance des États-Unis, était à la recherche d’un emploi il y a quelques mois, il a été surpris quand un employeur potentiel lui a demandé de passer un test au détecteur de mensonges.
« C’était une société Forex. J’avais eu plusieurs entretiens et j’avais même une date pour commencer. Puis ils ont dit : ‘il y a cette formalité, vous devez passer un test au détecteur de mensonges’. J’ai répondu : ‘oui, bien sûr, je n’ai rien à cacher ».
Jeff est arrivé à un bureau dans le centre de Tel Aviv, géré par une équipe mère-fille. La fille lui a posé quelques questions, puis l’a escorté dans le bureau de sa mère, où il devait s’asseoir face à un mur tandis que les testeurs l’observaient de profil.
Les testeurs lui ont posé des questions comme : « Avez-vous déjà volé ? Avez-vous déjà pris certaines drogues ? Est-ce que vous essayez d’entrer dans la société pour voler des informations ? Avez-vous un but caché ? ».
Jeff a confié que toutes ces questions enregistrées lui semblaient raisonnables et il a supposé qu’il avait réussi le test. Mais quelques jours plus tard, il a reçu un appel de la compagnie qui l’a informé qu’elle n’aurait pas besoin de ses services.
« La femme au téléphone a insisté sur le fait que cela n’avait rien à voir avec le test. Mais j’avais la forte impression que c’était le cas. C’est un peu bizarre que vous soyez jugé par des personnes qui utilisent des instruments qui ne sont pas capables de déterminer si quelqu’un dit la vérité. C’est une sorte de simulacre ».
Aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux, l’utilisation des examens polygraphiques dans le cadre du milieu professionnel est interdite, mais en Israël la pratique est courante pour les employeurs, même si ces tests sont interdits comme preuves devant un tribunal pénal. Les critiques disent que les tests polygraphiques sont une atteinte à la vie privée, sans parler du fait qu’il n’y a aucune preuve réelle permettant d’affirmer qu’ils fonctionnent.
Trois types de tests
Tuvya Amsel, le président de l’Israeli Polygraph Examiners Association, a expliqué qu’Israël est plus sensible aux questions liées à la sécurité, ce qui peut expliquer l’utilisation continue des tests polygraphiques par les employeurs.
« Nous sommes plus méfiants dans ce pays », a-t-il fait valoir.
Amsel, qui dirige également un cabinet privé de polygraphe, a précisé que ses clients sont des entreprises de télécommunications, des entreprises qui proposent des chaînes câblées, des institutions financières, des banques, des sociétés de cartes de crédit, des industriel du diamant et de l’or, ainsi que des entreprises spécialisées en haute technologie qui craignent l’espionnage industriel.
Amsel est un homme affable avec un accent hongrois qui cite le Talmud et qui a enseigné des techniques polygraphiques aux services de sécurité du Shin Bet, à la police israélienne et au FBI. Il a confié que les gens qui viennent pour passer le test s’ouvrent souvent à lui, comme avec un thérapeute.
« Nous avons nos limites : nous ne posons pas aux gens des questions sur leur vie personnelle mais parfois les gens nous disent tout. Ils disent : « je sais que je ne vais pas avoir le poste mais je me sens tellement à l’aise avec vous ».
Amsel a précisé que son entreprise, qui opère uniquement dans le secteur privé, réalise trois types de tests. « Il existe un test spécifique pour les problèmes. S’il y a un problème sur le lieu de travail, comme du harcèlement sexuel, de l’argent manquant, ou un détournement de fonds, nous examinons les gens pour voir s’ils disent la vérité ».
Deuxièmement, il y a le test des vérifications pré-emplois, dans lequel Amsel va essayer de déterminer si un candidat a un casier judiciaire, n’a jamais été congédié pour mauvaise foi, ou a une dépendance à la drogue.
« Nous ne disqualifions personne pour usage de drogues, ce n’est pas notre problème. La question est de savoir la quantité consommée – est-ce que ça coûte beaucoup d’argent ? Nous nous concentrons sur les dépenses – si quelqu’un est un consommateur social, nous ne nous en soucions pas ».
Le troisième type de test, a poursuivi Amsel, est le test périodique, où l’on demande aux employés de temps en temps s’ils ont volé quoi que ce soit ou s’ils ont fait fuiter des informations. Le but de ce test est de dissuader les gens.
« 90 à 95 % des personnes ne volent pas sur leur lieu de travail. Donc, si vous avez quelque chose pour les dissuader de faire des choses stupides, ils ne le feront pas ».
Amsel a précisé que, sur un problème spécifique, le test polygraphique présente 94 % de précision alors que le test de vérifications pré-emplois est à environ 80 % exact.
Mais le test polygraphique dans le milieu professionnel ne détruirait-il pas le climat de confiance ? Amsel a insisté sur le fait que c’était le contraire.
« Il y a quelques années, une grande chaîne de supermarchés au Brésil m’a demandé de mettre en œuvre un projet sur l’intégrité, sans utiliser un polygraphe mais seulement avec des tests papier, accompagnés d’entretiens. Le chef de la direction était en faveur de ce projet mais la responsable des ressources humaines y était opposée, estimant que le projet donnerait aux employés le sentiment de ne pas être dignes de confiance ».
Pour montrer son désaccord, la directrice des ressources humaines n’a jamais participé aux réunions avec Amsel. Mais après un an et demi, s’est remémoré Amsel, elle est revenue vers lui et lui a expliqué avoir été convertie.
« Elle a dit que dans un premier temps, lorsque les employés ont été invités à prendre part à une entrevue, ils étaient irrités. Ils se sont dits : ‘je travaille ici depuis 30 ans et vous ne me faites pas confiance ?’. Mais l’employé se dit alors, ce n’est pas personnellement contre moi donc je peux m’y faire. Quand ils finissent par passer le test, les employés pensent : ‘Non seulement je dis que je suis honnête mais la direction a la preuve que je suis honnête’ ».
La directrice des ressources humaines a confié à Amsel qu’après un an et demi la société avait été transformée.
« Tout le monde avait le sentiment qu’il y avait un environnement de travail plus sain », a expliqué Amsel. « C’est comme lorsque vous voyagez dans un avion et que vous allez aux toilettes et vous voyez qu’ils sont propres et brillants, vous les laissez dans le même état. Si vous entrez dans des toilettes sales, vous n’allez pas les nettoyer. C’est la théorie des fenêtres brisées ».
Du démystificateur de détecteurs de mensonges au sociologue juif
Leonard Saxe, connu par les lecteurs du Times of Israel en tant que sociologue de la communauté juive américaine, a passé la première partie de sa carrière, dans les années 1980 et 1990, en tant que démystificateurs des tests polygraphiques.
Saxe a expliqué qu’il s’est lui-même licencié quand, en 1988, les États-Unis ont adopté la loi sur la Protection des employés contre les polygraphes, qui interdit l’utilisation de tests polygraphiques dans les milieux professionnels américains, à l’exception des entreprises spécialisées en sécurité, des fabricants pharmaceutiques et des organismes gouvernementaux.
En 1998, la Cour suprême des Etats-Unis (dans l’affaire États-Unis contre Scheffer) a jugé que le polygraphe était irrecevable comme preuve devant un tribunal.
En Israël aussi, les résultats d’un test polygraphique ne sont pas recevables dans une cour pénale mais devant un tribunal civil, ils sont utilisables si la personne testée consent à faire le test à l’avance.
Saxe a indiqué qu’il n’y avait pas de preuve qu’un polygraphe n’a pas de meilleure chance de dire si une personne ment. Plus précisément, pour les tests pré-emplois, il n’y a aucun moyen de tester l’efficacité de ces tests polygraphiques parce que les chercheurs ne savent pas ce qui est vrai et ce qui est faux.
« Comment pouvez-vous savoir ce que quelqu’un essaie de cacher ? ».
Le test polygraphique a une histoire mouvementée.
Il a été inventé par William Moulton Marston, un psychologue du 20e siècle « qui était obsédé par le sexe et qui vivait avec deux femmes, sa maîtresse et sa femme. Il a poursuivi sa carrière en devenant l’auteur des bandes dessinées Wonder Woman », a décrit Saxe. Wonder Woman, comme les lecteurs peuvent s’en rappeler, avait un lasso doré qui contraint quiconque à dire la vérité.
« Marston a eu cette idée qu’il faut une activité énergétique ou dans le cerveau pour mentir. Donc, cela devait être détectable. Mais les gens sont nerveux et anxieux pour de nombreuses raisons. Cela pourrait être dû à l’interaction entre l’examinateur et la personne, ou la quantité de café que la personne avait bu ce jour-là ».
Saxe évoque un épisode de 1986 de l’émission de télévision « 60 Minutes » dans lequel trois testeurs polygraphiques différents ont accusé trois employés différents pour un soi-disant vol de matériel pour appuyer leurs dires.
Michael Eitan, ancien député Likud de la Knesset et ancien ministre, a décrit au Times of Israel comment en 1991 il a présidé une commission d’enquête parlementaire de la Knesset sur la validité des tests polygraphiques. L’industrie polygraphique d’Israël est non réglementée à ce jour.
« Elle a inclus Amnon Rubinstein et Yitzhak Levi. Il y avait une inquiétude sur le nombre élevé de faux positifs et de faux négatifs. L’une de nos recommandations était d’exiger des testeurs polygraphiques qu’ils aient une licence parce que tout le monde pouvait se faire appeler expert polygraphe sans aucun contrôle ».
Eitan affirme que les recommandations de la commission ne sont pas passées lors d’un vote d’un vote serré et l’industrie polygraphique d’Israël reste non réglementée à ce jour.
A qui cela nuit-il ?
The Times of Israel a posté une question sur Facebook pour rechercher des personnes qui avaient passé un test polygraphique pour du travail. Quelques anciens employés d’entreprises technologiques ont répondu qu’ils en avaient effectué mais que ce n’était « pas grave » ou que c’était « beaucoup moins sinistre et plus amusant qu’ils ne le pensaient au départ ».
Une recherche Google révèle que les tests polygraphiques sont un usage courant dans le milieu du travail israélien. Le nouveau chef de la police d’Israël veut que tous ses employés passent des tests au détecteur de mensonges et le magnat des supermarchés, Rami Levy, aurait demandé à des caissiers de signer des accords de non-divulgation et de passer au détecteur de mensonges.
Pour beaucoup d’Israéliens le test polygraphique est considéré comme une demande légale mais draconienne de la part des employeurs.
« Croyez-le ou non, j’en ai passé un pour travailler dans une station d’essence alors que j’étais en oulpan », a écrit un internaute sur Facebook. « Le test en lui-même était très bien mais je me suis demandé où on était – dans l’ancienne Union soviétique ? ».
« Je n’ai pas accepté un emploi bien rémunéré parce qu’ils ont dit que tout était ‘parfait’ mais nous voulons juste que vous passiez un test de détecteur de mensonges, ce qui était la norme dans le cadre de leur processus d’embauche », a écrit une autre personne.
« J’ai eu le sentiment que cela en disait long sur la société, s’ils ne peuvent pas faire confiance à mon caractère, à mes références et aux entrevues que nous avons eues, je ne pense pas que ça soit le bon employeur ».
Saxe a ajouté que le problème avec les employeurs qui utilisent des polygraphes est que « vous rendez votre entreprise moins compétitive et moins efficace et vous avez des employés moins spécialisés. Dans la haute technologie et dans d’autres domaines, vous voulez tout le contraire. Aussi, quand les employés se rendent compte que c’est juste un jeu, ils apprennent à passer le test, et là vous pouvez réellement rater des personnes ».
Selon l’ancien membre de la Knesset, Eitan, le problème avec le test du polygraphe est qu’il est non réglementé.
« La mafia peut ouvrir un bureau de polygraphe si elle le veut. Vous êtes en instance de divorce avec un problème de pension alimentaire, et quelqu’un vous dit : ‘si vous allez dans ce cabinet, vous aurez un test polygraphique qui est plus à votre goût’. Il y a beaucoup d’argent à se faire. Et il n’y a pas de surveillance, c’est comme une personne qui vend des fleurs sur le marché ».
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