Israël en guerre - Jour 348

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Interview

Rahm Emanuel aux Juifs américains: « C’est à notre tour » de défendre les migrants

En 1917, son grand-père arrive à Chicago depuis la Moldavie. Un siècle plus tard, le maire de Chicago appelle à perpétuer les valeurs de l'Amérique accueillante

David est le fondateur et le rédacteur en chef du Times of Israel. Il était auparavant rédacteur en chef du Jerusalem Post et du Jerusalem Report. Il est l’auteur de « Un peu trop près de Dieu : les frissons et la panique d’une vie en Israël » (2000) et « Nature morte avec les poseurs de bombes : Israël à l’ère du terrorisme » (2004).

Le maire de Chicago Rahm Emanuel (Crédit : Scott Olson/Getty Images/AFP)
Le maire de Chicago Rahm Emanuel (Crédit : Scott Olson/Getty Images/AFP)

Le grand-père de Rahm Emanuel a été envoyé par ses parents à Chicago depuis l’Europe orientale il y a très exactement 100 ans. Il avait 13 ans et ne parlait pas un mot d’anglais. Ses parents voulaient qu’il soit en sécurité et ils l’ont fait embarquer à bord d’un bateau pour qu’il échappe aux pogroms. Il a rencontré un « cousin au troisième degré qu’il ne connaissait pas », raconte Emanuel, et est arrivé dans une ville dont « il ne parvenait pas à prononcer le nom » et qui, un siècle plus tard, aurait pour maire son petit-fils.

Emanuel est subjugué par cet « étonnant voyage ». Il s’émerveille de ce que son grand-père est parvenu à construire dans sa vie – en travaillant d’abord comme emballeur de viandes, puis comme chauffeur de camion, puis comme travailleur dans l’industrie de l’acier. Il s’émerveille de cette Amérique qui l’a accepté et qui a rendu sa vie possible. Il s’émerveille de la réalisation spectaculaire de ce rêve américain qui a permis, deux générations seulement après, à Rahm (ce mot qui en hébreu, signifie « élevé » et « haut ») d’assumer des rôles majeurs au service de deux présidents américains et de diriger maintenant la troisième plus importante ville du pays, tandis que ses deux frères ont accédé à de brillantes carrières, l’un dans la médecine et l’autre à Hollywood.

Cet accueil d’un immigrant juif il y a un siècle, cette opportunité offerte par l’Amérique, ont fermement convaincu Emanuel qu’il a dorénavant une obligation – qui, selon lui, s’étend à toute la communauté juive américaine.

Dans une interview accordée à Tel Aviv, ce maire habituellement discret – connu pour être coriace et un homme politique aux mots durs – s’est montré plutôt généreux en évoquant Israël. Il est prudent et circonspect en évoquant les relations entretenues par les différents gouvernements israéliens et les administrations dans lesquels il a officié.

Quand il parle de la responsabilité des Juifs américains qui, selon lui, doivent « s’exprimer » et utiliser leur influence dans l’Amérique d’aujourd’hui pour s’assurer que les politiques qui avaient permis à son grand-père de s’établir – et leurs valeurs sous-jacentes – n’ont pas été détruites, sa voix traduit une vive passion.

Le maire de Chicago Rahm Emanuel à Tel Aviv, le 12 septembre 2017 (Crédit : Equipe du Times of Israel)
Le maire de Chicago Rahm Emanuel à Tel Aviv, le 12 septembre 2017 (Crédit : Equipe du Times of Israël)

Le maire, qui a déclaré sa ville « zone libre de Trump », affirme que la communauté juive d’aujourd’hui est puissante et influente d’une manière sans précédent dans l’histoire et qu’elle doit utiliser cette force au nom des immigrants et des moins chanceux de la même façon que, dans les générations précédentes, d’autres s’étaient exprimés et avaient agi au nom des Juifs.

« Dans notre histoire », estime-t-il, « nous étions plus à l’aise parce qu’il y avait des justes ». Aujourd’hui, « nous avons la responsabilité… d’utiliser notre position de pouvoir pour ceux qui sont impuissants… d’utiliser notre position de sécurité pour leur fournir sûreté et sécurité ».

Il reconnaît que les Juifs, eux aussi, sont ciblés. « Croyez-moi, je sais » qu’il y a de l’antisémitisme, dit-il. Mais la communauté juive a plus de capacités et d’influence que d’autres qui doivent affronter la haine, estime-t-il.

L’antisémitisme a « toujours été présent, comme le fanatisme et le racisme auparavant », indique-t-il. « Il est seulement moins en périphérie et plus au centre, et plus visible pour ceux d’entre nous qui ne l’auraient pas aperçu dans toute sa laideur auparavant ».

« Mais le fait est », continue-t-il, que « nous, les Juifs américains, dans notre histoire, en tant que peuple, nous avons une position unique en Amérique. Vous êtes en train de parler avec le maire de Chicago. Le maire de Chicago est un Juif américain. Le maire de Los Angeles est un Juif américain ».

Emanuel, 57 ans, était à la tête d’une délégation commerciale et universitaire qui a signé de nombreux accords de coopération avec des homologues israéliens – de manière plus notable dans le domaine de l’eau.

Nous nous sommes entretenus dans la petite pièce d’un hôtel où était organisée une soirée événementielle pour le groupe avec notamment des débats où des experts militaires, technologiques et des cyber-spécialistes ont présenté quelques-uns des défis qu’Israël doit affronter ainsi que les innovations mises en place pour les relever. Son fils, Zack, et quelques conseillers ont écouté notre conversation en silence.

Emanuel, de manière peu surprenante, est un interlocuteur avisé, prudent et comme il l’a précisé lui-même en riant, soucieux de ne pas m’offrir un « gros titre ». Il a travaillé pour deux présidents : Bill Clinton (à un poste de conseiller spécial pendant six ans, de 1993 à 1998) et Barack Obama (dont il a été le chef de cabinet pendant deux ans, en 2009 et 2010), deux personnalités dont les relations avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu étaient loin d’être faciles.

Toutefois, il est la diplomatie incarnée lorsqu’il discute du processus de paix palestinien et de l’accord nucléaire passé avec l’Iran. Il n’est pas avare de compliments sur Israël (qui se trouve être son deuxième prénom), le pays où son père est né et que lui-même visite souvent. C’est l’Amérique d’aujourd’hui, comme l’établit cette transcription (légèrement révisée) de notre entretien, qui l’énerve profondément.

Times of Israël : Vous venez ici souvent et vous entretenez un lien et une histoire familiale forts avec Israël. Selon vous, comment se porte le pays ?

Il y a des forces incroyables. Je suis ici pour une conférence sur l’eau. Les avancées qu’Israël effectue dans le domaine de l’eau, au niveau technologique, se saisissant du défi de sa rareté et en le transformant en opportunité et en développement économique, sont formidables…

[Je suis venu ici pour la première fois le] 7 juin 1967, je crois, et nous sommes restés trois mois. Et on a refait cela en 1967, 1968, 1969, 1971, 1971 et 1973. Chaque année pendant trois mois, nous sommes restés ici du début du mois de juin jusqu’au mois de septembre, en famille.

Aujourd’hui, votre force est exactement la même que ce qu’elle était auparavant : un groupe incroyable de personnes dont l’amour, la passion et le sens de la vie sont admirables.

Je suis encore troublé par les travaux sur la place Dizengoff… Je n’arrive pas à me retrouver dans les rues de Tel Aviv.

(Emanuel fait une pause, semblant réticent à l’idée de dire quelque chose qui, même de loin, paraîtrait controversé).

Vous me demandez mon regard en tant qu’étranger ?

Mais vous n’êtes pas seulement un étranger.

Quand j’étais jeune adulte, [je suis arrivé ici] deux jours après que la guerre des Six Jours a commencé et il y avait ce sentiment que nous allions explorer partout, de Beer Sheva dans le Negev à Kiryat Shmona, et que les Juifs allaient se disperser dans tout le pays. Nous allions peupler la terre d’Israël.

Aujourd’hui, vous êtes passés d’un état-nation à un état-ville, où tout le monde vient à Tel Aviv et où les Juifs ne sont même pas majoritaires dans certaines parties d’Israël.

En 2017, c’est ce qui a changé depuis 1967 alors que nous fêtons ce soixante-dixième anniversaire de l’état. C’est juste une observation.

Comment se porte votre hébreu, au fait ?

Il est nul. Même si je peux comprendre ce qu’on me dit.

Pourquoi pensez-vous que le processus de paix n’a pas fonctionné à l’époque de Clinton ?

Eh bien, il y a eu un accord sous son mandat avec la Jordanie. Il y avait eu un accord avant lui avec l’Egypte. Cela a fonctionné. Que cela n’ait pas fonctionné, c’est un jugement de votre part.

Mais si l’objectif était un accord de paix permanent avec les Palestiniens…

Il y a eu une coopération qui n’aurait jamais pu exister auparavant. Il n’y a pas eu d’accords signés mais il y a eu quelques éléments de relations bilatérales, quelques éléments de paix. Alors, en tant qu’étranger, j’aurais envie de vous dire que vous vous trouvez dans un endroit mieux qu’auparavant mais je veux aussi faire attention. Ce n’est pas pour moi… Je ne veux pas donner mon avis… Mais comme je le dis toujours aux membres de mon équipe, si nous quittons la rive pour atteindre l’autre côté à la nage, nous ferions mieux de nous assurer que nous avons un plan pour bien arriver jusqu’au rivage opposé. On ne va pas arriver au milieu de l’eau et nous arrêter.

Il y a des observations légitimes qui attestent que vous n’avez pas eu un partenaire pour vous accompagner dans tout ce qui a été entrepris. Il y a d’autres choses qui dépendent de la responsabilité d’Israël, de ce qu’Israël aurait pu faire.

Je ne veux pas vous pousser, mais…

Ne vous inquiétez pas. (Rires.) Je ne vais pas vous faire votre gros titre, je ne vais pas créer une crise internationale. (Rires).

En ce qui concerne l’approche d’Israël par l’administration Obama, y avait-il des éléments qui vous paraissaient parfaits, injustes, équitables ? Puis en regardant cette administration…

Oui. (Il glousse.) Ce n’est pas mon premier rodéo, mon gars.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahu accueille le chef de cabinet de la Maison Blanche Rahm Emanuel au bureau du Premier ministre à Jérusalem, le 26 mai 2010 (Crédit : Ariel Jerozolimski/Flash90)
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu accueille le chef de cabinet de la Maison Blanche Rahm Emanuel au bureau du Premier ministre à Jérusalem, le 26 mai 2010 (Crédit : Ariel Jerozolimski/Flash90)

Ce que je sais intimement : En termes d’appareil sécuritaire israélien, l’administration Obama a été incroyable. Ce dont avait besoin Israël – de manière à créer la confiance nécessaire pour faire la paix – c’était de cette certitude que sa sécurité serait assurée. Depuis des armements particuliers jusqu’à une coopération particulière entre les entités de défense.

Clinton était un grand ami mais cela a été sans parallèle [sous Obama].

Même un membre de votre branche des forces armées ou de votre establishment de défense qui n’était pas pro-Obama vous dira en parlant de coopération, de partenariat, d’accords, de long-terme : Regardez ce qui s’est fait par rapport à n’importe quelle autre administration. C’est incroyable.

Ce membre évoquerait aussi l’accord sur l’Iran.

Le bouclier anti-missile du Dôme de fer. Où avez-vous eu les armes, les dollars pour les recherches ? De l’armement aux logiciels, de la coercition à la diplomatie, c’est venu des Etats-Unis. Et c’est ce dont vous aviez besoin pour avoir la confiance d’aller de l’avant et faire acte de foi.

Cela a été sans parallèle.

Ma position sur l’Iran est claire. Je soutiens l’accord. Je pense qu’il est dans l’intérêt des Etats-Unis. Il est également dans l’intérêt d’Israël et en fin de compte, même vos entités de défense ont reconnu tout ce qui a été accompli en faveur d’Israël, et ont estimé que c’était un bon accord.

Certaines.

Et bien, ce sont celles-là que j’ai lues [les réactions] (rires). Comme tout le reste, c’est une question de risque.

Le fait est que sur la question palestinienne, les administrations Netanyahu et Obama ont été en désaccord sur le niveau de risque qu’Israël pouvait prendre. Mais c’est un désaccord légitime.

Oui. C’est l’analyse d’une série de faits. Puis il faut tenter d’appréhender à quoi ressemblent les choses depuis l’autre point de vue. C’est à cela que servent la politique et le leadership. C’est légitime. Les esprits de bonne volonté peuvent avoir un désaccord légitime. Alors je pense qu’à ce niveau-là, l’administration Obama a été une amie incroyable. Une alliée.

Il y a eu du travail pour tenter d’obtenir [un accord avec les Palestiniens]. Je sais que le président a pensé que dans l’intérêt à long-terme d’Israël, il était préférable de s’occuper d’avoir un accord de sécurité. Pas seulement pour le président Obama. C’est vrai également pour ce que pensait le président Bush. C’est vrai aussi pour le président Clinton. Et leurs départements d’Etat. Cela a été un positionnement adopté indépendamment d’un président des Etats-Unis, d’un parti ou d’une administration. Ils l’ont appuyé différemment. Mais c’était le positionnement américain d’estimer que pour Israël, il était préférable de passer un accord avec un partenaire, avec les dirigeants palestiniens, que de ne pas le faire. C’est un simple fait. Ce n’est pas lié à une administration ou à une philosophie.

Le président américain Barack Obama, au centre, avec le Premier ministre Benjamin Netanyahu, à droite, et le président Reuven Rivlin, à gauche, lors des funérailles de l'ancien président israélien Shimon Peres au cimetière du mont Herzl à Jérusalem, le 30 septembre 2016. (Crédit : Ronen Zvulun/AFP)
Le président américain Barack Obama, au centre, avec le Premier ministre Benjamin Netanyahu, à droite, et le président Reuven Rivlin, à gauche, lors des funérailles de l’ancien président israélien Shimon Peres au cimetière du mont Herzl à Jérusalem, le 30 septembre 2016. (Crédit : Ronen Zvulun/AFP)

Je voudrais vous interroger sur l’administration actuelle.

Celle-là, je peux vous en parler (rires).

Avant, j’arrivais en Amérique et je pensais : J’arrive de ce pays de fous, avec des politiques versatiles et des recrudescences inquiétantes d’extrémisme par moment. Puis je suis arrivé aux Etats-Unis ces derniers mois et c’est une Amérique différente.

Jamais les politiques israéliens ne se sont mieux portés, c’est cela que vous dites ?

Vers quoi pensez-vous que se dirige l’Amérique ? Comment expliquez-vous cette élection ? Quel trouble ressentez-vous face à ses résultats ?

Je me refuse à reconnaître que cette élection signifie beaucoup de choses sur l’Amérique, mais elle a eu lieu. Elle a du sens. Elle a une portée.

Il y a des gens dans le passé qui parlaient de forces obscures et de courants obscurs au sein de la politique américaine. Nous nous trouvons dorénavant face à face avec elles. Et la bonne nouvelle est, je pense, que nous nous en sortirons comme un pays devenu plus fort et meilleur pour affronter les problèmes qu’en tant que pays, nous n’avions pas affrontés, qui étaient proches de nous. On va traiter certaines choses.

Il y a un élément politique en cela. Et il y a aussi un élément racial. Puis il y a un conflit économique là-dedans.

Je n’aurais jamais pensé que nous verrions des néo-nazis. Pas seulement des néo-nazis. Le langage explicite de haine envers ce qui est afro-américain, latino-américain ou envers ceux qui aspirent à devenir des Américains. Je n’aurais jamais pensé cela. Pas pendant ma vie.

Si vous étiez amené à rassembler 50 maires des plus grandes villes du monde – je parle de mes amis et collègues aux Etats-Unis, au Canada, en Europe, en Israël, en Chine – le plus grand défi auquel nous devrions faire face aujourd’hui en tant que maires d’une agglomération majeure est la croissance inclusive (mon avis est qu’il y a 100 villes qui sont à la tête des capitales aux niveaux intellectuel, économique, et culturel dans le monde. Chicago est l’une d’elles. C’est l’une des premières. L’économie métropolitaine de Chicago est la 21e plus importante économie dans le monde, la deuxième la plus compétitive en Amérique du nord. Et elle se trouve en fait, selon les classements internationaux, à la 7e, 8e ou 9e place en termes d’économies les plus compétitives du globe).

Regardez par la fenêtre. On voit une grue [au loin]. Un nouveau site de construction par ici. Mais personne n’aura les moyens de vivre à cet endroit quand ce sera fini.

Nous voyons aujourd’hui des richesses qui sont créées en masse, mais de manière qui exclut, d’une manière qui ne sait pas inclure. Le défi pour nous tous, que nous soyons dans le commerce, dans le secteur privé ou dans le secteur public, c’est de pouvoir créer une croissance économique qui fait rentrer plus de gens dans le cercle des gagnants que dans le cercle des perdants.

L’un des plus gros défis que nous devons relever aux Etats-Unis est que pour la toute première fois dans l’histoire américaine – et je dis cela alors que mon fils est dans la pièce – nous avons une génération qui grandit et dont nous estimons que l’avenir sera moins prometteur que celui dont j’avais hérité de mes parents.

Cela ne se limite pas à l’Amérique. Ce qui est nouveau en Amérique, c’est cette psychologie-là, cette perspective. Et s’il s’agit de s’attaquer au problème de la croissance inclusive, de la nécessité de construire un avenir plus fort, meilleur et plus positif que ne l’est notre présent, personne ne peut le faire à part nous. Formons-nous et éduquons-nous une main d’oeuvre pour demain ou non ? La Chine n’a rien à voir avec cela. Nous, oui. Investissons-nous dans notre recherche, dans notre recherche avancée, dans le biomédical ou non ?

La solution à tout ce qui rendra sa grandeur à l’Amérique, en fait, c’est l’Amérique seule qui pourra la déterminer. Des choses que nous ignorions, que nous refusions d’affronter, nous avons maintenant l’opportunité de nous y attaquer et de les appréhender en toute honnêteté.

« L’un des plus gros défis que nous devons relever aux Etats-Unis est que pour la toute première fois dans l’histoire américaine – et je dis cela alors que mon fils est dans la pièce – nous avons une génération qui grandit et dont nous estimons que l’avenir sera moins prometteur que celui dont j’avais hérité de mes parents »

Aurons-nous des dirigeants qui vont le faire ? C’est un autre sujet. Et l’opinion publique récompensera-t-elle ou sanctionnera-t-elle ces leaders justement parce qu’ils sont les leaders ?

Il ne s’agit pas seulement d’économie. Que dire de la politique ?

Et c’est pourquoi j’ai voulu devenir maire, en fait. Les gens ont le sentiment que l’état-nation dans lequel nous avons grandi n’est plus ce qu’il était. Il ne fonctionne plus. Les maires, les villes, disposent de quelque chose que n’ont pas les états-nations. Ils ont une légitimité.

Le maire de Londres a plus de légitimité que le gouvernement national auprès des Britanniques. Le maire de Paris a plus de légitimité que le gouvernement français et plus de légitimité que [le Parlement européen de] Bruxelles.

Les villes, petit un, ont une légitimité et, petit deux, nous réalisons des choses et nous faisons en sorte qu’elles arrivent. Nous avons besoin d’un gouvernement national pour nous aider dans ces efforts, ce qui n’est pas arrivé et c’est un débat différent… Je voudrais avoir un partenaire comme celui que j’ai eu, Obama — pour faire des investissements pour l’avenir dans la recherche, dans les infrastructures, dans l’éducation…

Le Brexit, les élections au Royaume-Uni, ont sanctionné Bruxelles. Notre élection est venue sanctionner ce qu’il se passait à Washington. Les gens ont eu le sentiment que l’avenir de leurs enfants n’était pas pris en compte à Washington.

Alors les électorats au Royaume-Uni, en France et aux Etats-Unis ont pris un marteau pour écraser le système politique. Il ne s’agissait pas d’écraser le système économique. Il s’agissait bien d’écraser le système politique qui n’avait pas relevé les défis économiques… Les gens ont le sentiment que le système politique ne gère plus leurs besoins et qu’il est tellement cassé que le meilleur moyen de le remettre en état est de chercher une réponse à l’extérieur.

Bruxelles peut bien dire ce qu’elle veut. Vous savez ce qu’en pense le reste de l’Europe. Washington ressemble à Disneyland sur le Potomac. Le vote de Londres a voulu signifier : ‘Nous voulons le contrôle sur nos vies. Nous ne voulons pas que ce corps impersonnel nous dise quoi faire ».

C’est très pertinent. Mais je voudrais vous pousser un peu plus. L’insatisfaction, le désir de briser le système…

Je vous donne ce que j’ai de meilleur à dire…

… a libéré des forces que je ne m’attendais pas à voir en Amérique.

Personne ne s’attendait à les voir.

Vous ne vous attendiez pas à voir des néo-nazis défiler à Charlottesville, n’est-ce pas ?

Non.

Des centaines de suprématistes, de néonazis et de membres de l'extrême-droite américaine à Charlottesville, en Virginie, le 12 août 2017. (Crédit : Chip Somodevilla/Getty Images/AFP)
Des centaines de suprémacistes, de néonazis et de membres de l’extrême-droite américaine à Charlottesville, en Virginie, le 12 août 2017. (Crédit : Chip Somodevilla/Getty Images/AFP)

Et donc…

Vous parlez à quelqu’un qui a connu sa première expérience politique en s’opposant aux néo-nazis de Skokie puis au parc Marquette de Chicago quand j’avais 16 ou 17 ans. Je ne m’imaginais absolument pas que cela pourrait arriver en Amérique. Personne ne pouvait l’imaginer.

J’ai montré aux membres de mon personnel un courriel envoyé par l’un de vos collègues du Wall Street Journal. Je lui avais écrit au mois de mars 2016 et il me l’a renvoyé récemment pour me le rappeler. [J’avais écrit :] Qu’est-ce qui vous fait penser que Donald Trump ne va pas être choisi, et, au vu de la colère qui gronde, qu’il ne va pas prédominer en Pennsylvanie, dans le Wisconsin, dans le Michigan et dans l’Ohio ?

Cela dit, Je n’aurais jamais pensé que nous verrions des néo-nazis. Pas seulement des néo-nazis. Le langage explicite de haine envers ce qui est afro-américain, latino-américain ou envers ceux qui aspirent à devenir des Américains. Je n’aurais jamais pensé cela.

Pas pendant ma vie.

Vous n’avez pas mentionné les Juifs américains dans votre liste de cibles. Parce que vous ne voulez pas le dire, ou parce que c’est plus marginal, ou…

Si vous regardez l’histoire juive, jamais la communauté juive n’a été aussi influente, aussi puissante dans l’histoire de la communauté juive en Amérique.

Ce qui m’amène à m’exprimer ainsi, et pas seulement au nom des immigrants, c’est que l’Amérique, et Chicago en particulier, il y a cent ans cette année, a ouvert ses bras à mon grand-père qui venait de Moldavie, alors qu’il était un jeune immigrant clandestin de 13 ans. Et son petit-fils est devenu le maire de la ville. Une histoire qui raconte la puissance de l’Amérique et la puissance de ma ville, Chicago, mon chez moi.

Dans notre histoire, au-delà de nous-mêmes, nous avons prospéré parce qu’il y avait des esprits justes. Ici, quand vous entrez à Yad Vashem, les premières personnes que vous rencontrez ne sont pas des Juifs. Ce sont des justes.

Et je pense qu’en tant que Juif américain – je suis un responsable élu – nous avons plus d’influence aux niveaux économique, politique, culturel que dans n’importe quel autre endroit dans le monde et dans l’histoire du monde, comme dans notre propre histoire en tant que peuple. Et la raison pour laquelle je n’ai pas inclus [les Juifs américains] aux côtés des Afro-américains et des latino-américains ou des aspirants américains c’est parce que nous, Juifs américains, sommes dans une position où nous devons faire preuve de justice (Il tape sur la table).

C’est nous qui en avons la responsabilité aujourd’hui. Ce n’est pas que l’Amérique d’aujourd’hui soit devenue l’Allemagne d’hier. Je ne fais pas cette affirmation. Ne dites jamais que j’ai dit cela. Mais nous, moi, le maire de Chicago, un Juif américain, je dois utiliser ma voix.

Si vous allez demander aux gens de vous donner leur nom, leur numéro, vous ne pouvez pas incarner un gouvernement qui fera volte-face pour utiliser cette information. Vous ne pouvez pas. (Emanuel a déclaré Chicago ‘zone libre de Trump’ après que le président a souligné son projet de mettre un terme à un programme qui protégeait les enfants arrivés clandestinement aux Etats-Unis face à l’expulsion).

Le président américain Donald Trump à Cincinnati, dans l'Ohio, le 7 juin 2017. (Crédit: Nicholas Kamm/AFP)
Le président américain Donald Trump à Cincinnati, dans l’Ohio, le 7 juin 2017. (Crédit: Nicholas Kamm/AFP)

Je veux être sûr de bien vous comprendre.

Nous, en tant que Juifs américains – la raison pour laquelle je ne considère pas les Juifs d’Amérique en tant que victimes – n’a rien à voir avec l’antisémitisme, ça, croyez-moi, je sais bien qu’il existe. Ce n’est pas de cela dont je suis en train de parler. Mais nous sommes dans une position d’influence contrairement à d’autres [qui sont pris pour cible] et nous avons une responsabilité, au vu du parcours que nous, en tant que Juifs, avons emprunté, du voyage que nous, en tant que Juifs américains, avons entrepris…

Et cette responsabilité est de se dresser et…?

… D’utiliser notre position de pouvoir pour ceux qui sont impuissants. D’utiliser notre position de confort pour ceux qui se sentent mal. D’utiliser notre position de sécurité pour leur fournir sûreté et sécurité. C’est notre responsabilité.

Et qu’est-ce que cela signifie spécifiquement ?

Nous exprimer. Et user de notre influence.

Regardez, j’ai une responsabilité en tant que maire, j’ai une responsabilité en tant que maire Juif américain, qui connaît l’histoire de sa propre famille lors de son périple vers Chicago, mais qui connaît également l’histoire de ce qui nous est arrivé. J’ai déjà dit cela auparavant en public et cela ne me fait donc pas peur. C’est à notre tour.

Dites-vous que les Juifs devraient prôner une politique d’ouverture des frontières à tous ? Je suis sûr que vous ne dites pas cela, pouvez-vous détailler ?

Non, non. Ce que je dis, c’est que nous avons un gouvernement – il ne s’agit pas de frontières ouvertes, il s’agit de ce que votre gouvernement… Je ne crois pas que le gouvernement devrait cibler…

Sur la base de la nationalité…

Ou de l’ethnie ou de la foi.

Le maire [Sadiq] Khan de Londres, qui aime bien me taquiner à ce sujet, est venu à Chicago et, le samedi matin, il est venu à ma synagogue. (Comme l’a dit mon rabbin, je sais pourquoi vous vous trouvez là, monsieur Khan. Comment avez-vous donc convaincu monsieur Emanuel de venir ? Nous sommes tellement honorés de le voir… Ce ne sont pourtant pas les grandes fêtes).

Nous sommes venus ensemble, en tant que musulman et juif, en tant que pères. C’est ce qui nous rassemble : Ce sont nos intérêts communs. Je le respecte en tant qu’homme de foi et il me respecte en tant qu’homme de foi. Je le respecte en tant qu’homologue, en tant que maire d’une ville métropolitaine et internationale. Il me respecte en tant que maire d’une ville métropolitaine et internationale. Nous pouvons apprendre l’un de l’autre. Et je le respecte en tant que père de deux beaux enfants comme il me respecte en tant que père de trois beaux enfants.

Puis, quand je suis venu à Londres, lui et moi, avec ma fille et la sienne ainsi que son épouse, nous avons dîné ensemble, non en tant que maires, mais en tant que pères.

Sadiq Khan, le maire de Londres, le 30 juillet 2016. (Crédit : Rob Stothard/Getty Images)
Sadiq Khan, le maire de Londres, le 30 juillet 2016. (Crédit : Rob Stothard/Getty Images)

Vous tentez d’obtenir une discussion politique et moi, je m’en tiens à un argument moral. Je pense que nous avons une responsabilité.

Je reviens encore sur cette question précise qui était : Pensez-vous qu’il y a de l’antisémitisme ? Je ne pense pas qu’il y ait de l’antisémitisme, je sais qu’il y en a. Il y a de l’antisémitisme en Amérique, il y en a toujours eu, pas seulement actuellement. Il y en a eu dans le passé.

Et je dis que nous, Juifs américains, avons la responsabilité de nous exprimer pour ceux qui sont aujourd’hui pris pour cibles parce que cela nous est arrivé. Et nous avons eu la chance que quelqu’un ait voulu se montrer juste et ait agi en notre nom. C’est à notre tour. Nous devons utiliser notre position confortable pour ceux qui n’en bénéficient pas.

Ce qui est implicite, dans ce que vous dites, c’est également que vous ne pensez pas que l’antisémitisme en Amérique a atteint un niveau terrifiant ou terrible.

Non. Il est présent. Il l’a toujours été, comme le fanatisme et le racisme auparavant. C’est juste moins en périphérie, et plus au centre, et plus visible pour ceux d’entre nous qui ne l’avaient pas aperçu dans toute sa laideur auparavant. Mais le fait est que nous, Juifs américains, dans notre histoire, en tant que peuple, nous sommes dans une position unique en Amérique.

Vous êtes un Juif américain dont le grand-père…

Le grand-père du côté maternel…

100 ans cette année ?

Quitte en 1917 sa mère et son père qui l’embarquent sur un bateau pour l’éloigner des pogroms, tout seul, à 13 ans, sans un mot d’anglais, pour retrouver un cousin au troisième degré qu’il ne connaît pas, dans une ville dont il n’arrive même pas à prononcer le nom, avec un niveau d’éducation de fin de primaire. Il est venu à Chicago. Et son petit-fils, aujourd’hui, en est le maire.

Qu’a-t-il fait quand il est arrivé ?

Il a été emballeur de viandes, chauffeur de camion et ouvrier métallurgiste. Maintenant, les deux autres petits-fils n’ont rien fait. C’est de ce petit-fils qu’il est fier. Compris ? (Rires).

C’est donc un parcours étonnant. Et j’ai dit cela et je vais le répéter : Ma famille est arrivée de Moldavie. Quelle est le point commun entre ce parcours et le voyage depuis le Mexique ? Vous pensez que vos gamins, ici, auront un meilleur avenir. Quel est le point commun entre le voyage d’une personne arrivant d’Irlande et une autre en provenance d’Inde ? Ce sont des océans différents mais les aspirations sont les mêmes. Un voyage depuis la Pologne à Chicago, ou depuis le Pakistan à Chicago ? Des océans différents mais des aspirations qui sont les mêmes. Les mêmes.

Le président Shimon Peres auprès du chef d'Etat-major de la Maison Blanche Rahm Emanuel et sa famille à la résidence du président de Jérusalem, en 2010 (Crédit : Amos Ben Gershom/GPO/Flash90)
Le président Shimon Peres auprès du chef d’Etat-major de la Maison Blanche Rahm Emanuel et sa famille à la résidence du président de Jérusalem, en 2010 (Crédit : Amos Ben Gershom/GPO/Flash90)

Ces voyages depuis le Mississipi, le Mexique ou la Moldavie peut utiliser des voies d’eau différentes mais ils visent le même avenir. Votre président Shimon Peres a toujours dit que le pouvoir de l’Amérique n’est pas celui d’un lieu, c’est celui d’idées et de valeurs. C’est ce qui avait amené mon grand-père à Chicago. Et ça restera toujours ainsi.

Tant que j’en resterai le maire, Chicago se battra comme elle s’est toujours battue : pour un avenir où demain pourra être meilleur qu’aujourd’hui.

Et si vous épousez les valeurs que nous partageons tous, pour lesquelles nous sommes prêts à nous sacrifier, pour lesquelles nous nous battons, nos enfants auront un meilleur avenir. Ce sera l’exemple éclatant de Chicago.

Et nous ne reculerons jamais face à cet idéal.

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