Raphael Zagury-Orly : La Nuit de la Philosophie à Tel Aviv suscite un intérêt particulier
L’Institut français d’Israël et le Goethe Institut proposent une nouvelle Nuit de la Philosophie. Le commissaire de l'événement nous parle d'une nuit de réflexion au cœur de la Ville blanche qui reflétera avant tout les soucis et les interrogations de la société israélienne

De la patience, du temps et de la lenteur pour une discipline exigeante mais qui connaît un engouement certain à Tel Aviv depuis quelques années…
Ce jeudi, dès la tombée de la nuit, les noctambules de la Ville blanche seront invités à participer à des discussions autour des principales thématiques philosophiques actuelles. Dix-neuf philosophes français et allemands de notoriété internationale et près de quatre-vingts intellectuels israéliens ont donc dit oui à cet événement culturel majeur.
Le Times of Israël est allé à la rencontre de Raphael Zagury-Orly, commissaire de l’événement et lui-même philosophe.
Le Times of Israël : Dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques jours de cette 3ème Nuit de la philosophie qui aura donc lieu à Tel Aviv, ville cosmopolite et noctambule par excellence ? Est-ce la première fois que vous y êtes le commissaire ?

Raphael Zagury-Orly : C’est la troisième fois ! Je n’ai pas le monopole [rires] mais je suis le seul commissaire en fait de cette série. Je suis très enthousiaste, tout en étant conscient du sérieux, de la responsabilité et de l’engagement qu’exige ce type d’événement.
Cette Nuit a donc été conçue par l’Institut Français, en partenariat avec l’Institut Goethe. Elle réunit des philosophes et intellectuels français, allemands et israéliens. Quels ont été les critères essentiels pour façonner votre programme et lancer vos invitations ?
D’abord, a Nuit de la Philosophie est un projet défendu par les Instituts Français de par le monde. Nous avons donc commencé il y a trois ans à organiser cet événement en Israël.
Nous le faisons cette année, pour la seconde fois, avec le Goethe Institut. La France et l’Allemagne sont quand même les deux grandes puissances philosophiques, les deux pays de la grande tradition philosophique européenne. C’est donc dans la filiation de ces deux traditions que j’organise cette Nuit de la philosophie. Et pour répondre de manière encore plus spécifique à votre question, elle se fera en fonction de ce que je crois être les soucis et les interrogations de la société israélienne.
C’est à partir du contexte israélien, de ce que je connais de la vie intellectuelle et désirs, que j’organise cette Nuit de la philosophie. Avec aussi, évidemment, ma connaissance et ma culture de l’actualité sociologique française et allemande et des situations philosophiques dans ces deux pays – car je suis moi-même de formation franco-allemande.
Savez-vous si des invités venant de France ont subi des pressions du BDS pour ne pas venir ?
Non pas du tout. Pas à ma connaissance. Je vais vous dire, les invités se montrent particulièrement enthousiastes en venant ici. Ce n’est pas du tout pour m’en vanter, il y a des Nuits de la Philosophie dans le monde entier, dans les grandes capitales européennes et aux États-Unis, mais la Nuit de la Philosophie à Tel Aviv suscite un intérêt particulier à la fois auprès des Israéliens mais aussi auprès de nos invités.
D’abord parce que le public se déplace en très grand nombre, mais aussi parce que je crois que la société israélienne, et probablement une certaine culture juive ou une certaine idée du judaïsme, intéresse beaucoup les philosophes. Ce contexte israélien, proche-oriental, avec ses références à l’histoire du vingtième-siècle et à l’histoire du judaïsme intéresse beaucoup les Européens, les Français et les Allemands en l’occurrence.
Ils viennent vraiment pour la plupart avec un intérêt et un entrain particulier. Si certains déclinent l’invitation, ce ne sont jamais à ma connaissance pour des raisons politiques, mais pour des raisons strictement professionnelles.
Le public est donc invité à participer à des discussions, des conférences et des panels autour de grandes thématiques philosophiques actuelles. De quelle manière les gens sont-ils invités à s’exprimer au cours de ces débats ?
Il y aura des débats, mais aussi beaucoup de panels, notamment du côté des invités israéliens c’est vrai, plus que pour les invités étrangers. Mais nous réservons toujours, et surtout cette année, un temps à la discussion avec le public. Vous avez des interventions individuelles des invités européens de vingt minutes, et nous réservons dix minutes aux questions.
Cette Nuit de la Philosophie est construite autour des questions qui nous occupent aujourd’hui et qui travaillent la société israélienne tout particulièrement. Les questions du rapport entre religion et politique, par exemple, toujours, année après année, très présentes dans notre coordination des Nuits de la philosophie.
L’histoire de la religion et des religions travaille de fond en comble l’établissement du politique depuis la création de l’État d’Israël
Raphaël Zagury-Orly
Ces questions sont brûlantes ici car l’histoire de la religion et des religions travaille de fond en comble l’établissement du politique depuis la création de l’État d’Israël. La religion n’a pas cessé de hanter le discours politique, c’est une évidence. La situation actuelle demande à être examinée en détail et de manière sérieuse et rigoureuse. Elle commande un engagement philosophique au sens le plus fort du terme.
C’est vrai que l’avenir de la démocratie israélienne est de plus en plus fragilisé ; toutes ces questions qui seront mises en avant durant cette Nuit de la philosophie. Mais nous n’oublierons pas toutes les autres questions qui intéressent le monde occidental.
L’événement est conçu comme un itinéraire philosophique nocturne avec des événements qui auront lieu simultanément dans plusieurs lieux partenaires autour du boulevard Rothschild. Savez-vous quel public a été touché durant les précédentes éditions ? Et de quelle manière l’ambiance urbaine et nocturne favorise-t-elle la réflexion, l’échange et le débat ?
C’est un public très varié. Il y a le public francophone qui vient surtout pour « l’événement français ». Il y a le public des olims et des nouveaux arrivants, et en ce qui concerne le public de manière plus générale, c’est un public particulièrement jeune. Il est vrai que cela, la première fois, nous avait quelque peu surpris mais tant réjouit aussi.
Et pour répondre à votre deuxième question, la philosophie exige, comme vous le savez non seulement la patience et le silence, mais aussi du temps, de la lenteur. Peut-être la nuit se prête-t-elle particulièrement bien à l’exigence de cette discipline…

La parole philosophique est une parole qui tâtonne, qui hésite. C’est une parole qui n’est jamais assurée, comme la parole médiatique ou la parole parole politique, et surtout en Israël où celle-ci est devenue très « sloganesque ». La philosophie se doit de prendre du temps pour discuter des questions qui nous inquiètent et je pense que notre public vient parce qu’il choisit de participer dans cette réflexion.
L’espace que nous avons inauguré avec les nuits de la philosophie ne se plie pas à la simplification de l’espace médiatique. On donne aux participants, l’occasion de se confronter à une parole un peu plus compliquée, un peu plus lente comme on l’a dit, et un peu plus nuancée.
Je fais partie de cette génération qui demande à maintenir une posture critique devant toutes les dérives et toutes les illusions de la raison politique.
Ceux qui sont un peu plus jeunes viennent, je crois, pour ça : une parole circonspecte, une parole attentive à tout ce qui guette et détruit notre espace politique et notre vie en commun dans cette société israélienne. Et je crois que la nuit s’y prête particulièrement bien…
Beaucoup de femmes sont invitées. Quel regard singulier peuvent-elles poser sur certaines thématiques essentielles qui marquent nos sociétés contemporaines ?
Seront présentes Delphine Horvilleur et Catherine Chalier pour la pensée juive et pour le monde juif de manière plus spécifique. Corinne Peluchon, Fabienne Brugere et Sandra Laugier adresserons des questions moins directement travaillées par la pensée juive, question juridiques et politiques au sens le plus fort du terme.
Ce sont des femmes connues et reconnues aujourd’hui partout, dans nos universités et ailleurs. Elles ont beaucoup écrit, beaucoup publié, et sont beaucoup engagés dans la vie politique et sociétale. Le monde de la philosophie a beaucoup changé depuis l’époque où on pouvait nommer seulement une, deux ou trois philosophes.
Aujourd’hui, il y a beaucoup de femmes dans ce domaine, et donc leur présence est désormais un fait accompli – et bien heureusement. Elles portent un regard critique au meilleur sens du terme dans cette société qui supporte mal la critique.
En effet la critique est désormais associée au négatif. Mais la philosophie, voit dans la critique le lieu d’un véritable engagement. Les femmes le sont – critique – peut-être en y apportant une bienveillance singulière.
Y-a-t-il des penseurs ou des philosophes israéliens, vivants ou aujourd’hui disparus qui vous ont personnellement marqués durant votre propre parcours de philosophe ?
Il y en a effectivement beaucoup. Tout d’abord ce sont quelques-uns des grands philosophes juifs allemands et européens qui ont fondé les départements de philosophie en Israël : Martin Buber, Gershom Scholem, Hugo Bergmann, Nathan Rotenstreich, et d’autres…
Ces gens-là ont inspiré l’université israélienne. J’ai moi-même j’ai été très marqué par cette tradition et par d’autres plus contemporains. Je nommerais peut-être aujourd’hui Moshe Halbertal et Adi Ofir, que je respecte beaucoup. Une véritable tradition prend forme aujourd’hui en Israël et qui se développe en hébreu !
C’est un événement majeur de notre époque que cette invention de la philosophie en hébreu.
« Les Juifs, les Musulmans et la République » sera l’un des thèmes abordés. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette problématique et de quelle manière vous souhaitez l’introduire au cours de cette 3ème Nuit de la Philosophie ?
Je vais discuter avec un des plus grands sociologues français, Michel Wieviorka. Il vient de publier un livre avec Farhad Khosrokhavar, qui est un sociologue d’origine musulmane. Ils ont rédigé une étude qui s’appelle « Les Juifs, les Musulmans et la République » qui, je crois, est d’une importance capitale.
Cette tension entre Juifs et Musulmans inquiète beaucoup en France et pèse aujourd’hui beaucoup sur la vie de la République française. Je suis Israélien et c’est en tant qu’Israélien que je vais interroger Michel Wievorka sur cette réalité française qui a tant d’effet aussi sur notre réalité israélienne, et pas uniquement pour les Francophones d’Israël.
Pour évoquer l’actualité, avez-vous envie de vous exprimer sur la nouvelle donne en France après l’élection d’Emmanuel Macron ? A t-il une chance de rassembler encore selon vous tous les Français autour de valeurs communes- celles de la République en l’occurrence – et ce, en dépit des communautarismes et de la crise identitaire que vit actuellement le pays ?

En tant qu’Israélien, j’ai éprouvé une forme de jalousie et de fascination pour ces dernières élections françaises comme pour l’élection d’un homme tel qu’Emmanuel Macron. C’est un homme politique qui a redonné sens et espoir à la démocratie en crise.
En tant que citoyen israélien, et en tant qu’Israélien attaché à l’avenir d’Israël, je suis très inquiet par l’évolution politique de mon pays, par son éloignement quotidien de la démocratie, par la montée du nationalisme religieux et par sa rupture avec la culture démocratique qui aura fondé ce pays.
Je suis inquiet par le fait que le judaïsme soit de plus en plus perçu aujourd’hui en Israël comme anti-démocratique, et que la démocratie soit vue comme menaçante pour le judaïsme.
Pourrait-on envisager de prochaines éditions des Nuits de la Philosophie dans d’autres villes d’Israël ?
C’est une question importante, parce qu’elle touche à la distinction entre Tel Aviv, la grande ville, laïque et moderne, et le reste du pays qui se voit évoluer selon d’autres dynamiques. Si on tient à l’avenir de la démocratie dans ce pays, je l’ai toujours dit, il faut sortit de Tel Aviv et il faut encourager ce type d’événement en dehors de ce qu’on appelle le « microcosme tel-avivien ».
Nous avons essayé de par le passé et ça n’a pas toujours marché. Mais je vais assidûment y repenser. C’est très compliqué en termes d’organisation et de logistique pour les invités. Mais ceux-ci doivent aussi aller à la rencontre de la société israélienne en général.
Par ailleurs, en trois ans, une soixantaine d’intellectuels français et allemands de premier ordre sont venus à la rencontre d’Israël. Ces gens-là portent désormais un regard complètement différent sur le pays. Ils ont rencontré des collègues et des intellectuels israéliens et des collaborations formidables sont sorties de ces rencontres.
En très peu de temps, nous avons réussi à changer le regard que certains intellectuels auraient pu porter sur la société israélienne. En tout cas, ils auront tous été exposés à la complexité de ce pays. Et c’est déjà énorme.
Troisième Nuit de la philosophie
A l’Institut français de Tel Aviv et aux alentours
Jeudi 25 mai, de 19h30 jusqu’au milieu de la nuit
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