Les descendants d’Avram Behar, déporté en 1943, se réunissent le temps d’un Shabbat
Une centaine d'Israéliens aux tendances juives très variées, tous descendants d'Avram Behar, se sont retrouvés lors d'un shabbat financé grace aux indemnisations tardives reçues de la SNCF dédiées aux victimes de déportation
Au premier coup d’œil, l’on pourrait penser qu’il s’agit d’une belle mais simple photo de famille. Au centre Lise et Gisèle nées Behar, entourées de leurs enfants et petits-enfants. Une belle et grande famille. Ce serait laisser de côté le miracle que renferme ce banal cliché.
L’œil averti saura reconnaître l’appartenance à l’une ou l’autre « tribu » de l’Israël moderne. On distinguera rapidement un pantalon beige et un noir, puis des chapeaux sombres et des chemises à manches courtes. L’on comprendra enfin que cette photo réunit ultra-orthodoxes et kibboutznik.
Lise habite le kibboutz Sde Eliahou, dans la vallée du Jourdain, Gisèle un quartier orthodoxe de Jérusalem. Cette photo de famille vient conclure un Shabbat commun ; un Shabbat de fête dont le financement est aussi alambiqué que l’histoire du XXe siècle est douloureuse.
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Voici ce que renferme ce banal cliché.
Il y a un quelques mois, Lise et Gisèle nées respectivement en 1938 et 1940 à Paris, reçoivent via leur avocat une nouvelle inattendue. La SNCF, contrainte par les Etats-Unis, accepte finalement de dédommager les victimes acheminées par ses fourgons à bestiaux des camps de transit français aux camps d’extermination nazis.
Leur père, Avram, né en 1900 à Constantinople, a été interné à Drancy en 1942, avant d’être déporté à Auschwitz, par le convoi 58, où il sera assassiné.
Cette affaire est au centre d’une polémique depuis des dizaines d’années, la SNCF refusant par principe le dédommagement des déportations effectuées dit-elle sous la contrainte de l’occupant nazi.
Mais des plaintes sont déposées aux Etats-Unis contre la SNCF qui voient ses accords commerciaux avec le pays menacés, notamment un contrat de 3 milliards de dollars. La France lâche du lest, négocie directement avec les Américains, mais refuse, dans un accord finalement signé le 8 décembre 2014 d’indemniser les victimes déjà concernées par d’autres programmes de remboursement.
« Les négociation entre la France et les Etats-Unis ont eu lieu en 2014, résume Me Avi Bitton qui a été consulté par les négociateurs américains de l’accord entre la France et les Etats-Unis. L’accord a été signé le 8 décembre 2014. Le gouvernement américain a ensuite mis en place le fonds d’indemnisation, puis il a lancé la procédure en recevant les dossiers de demandes d’indemnisation en 2016 et à nouveau en 2017. Il a ensuite examiné les dossiers et commencé à verser les indemnisations en 2017 » notamment à Lise et Gisèle.
« Alors il y a un mois, on a reçu cette somme. On a décidé de prendre cet argent, et, de le consacrer à réunir tous les descendants de notre père, pour qu’il soit heureux, » explique Gisèle.
Lise poursuit avec malice « On a réuni 120 personnes à nous deux. Et encore sans les bébés qui sont encore une dizaine ! » Un silence. Et puis : « Ça, c’est la réponse à la Shoah ».
Avram Behar, le père de Lise et Gisèle débarque à Paris dans les années 30. Il est originaire d’Istanbul. Leur mère, Chaya Chodachek est de Lublin où elle a vu le jour en 1905. Ils se rencontrent à un bal du 14 juillet « peut-être en 1936 ou 1937 ». Juifs d’origine étrangère, ils ne peuvent pas se marier civilement, « sans doute se sontent-ils mariés religieusement. Mais nous n’avons aucune photo. Il y a des millions de questions que nous aurions aimé leur poser. Mais nous ne saurons jamais, » admet Gisèle fataliste.
Elles savent en revanche comment leurs parents se sont rencontrés : grâce au shmatess, à la confection, que l’émigration juive d’Europe de l’est a marqué de son empreinte. Leur père était tailleur, leur mère finisseuse dans un atelier, où elle travaillait entourée de juifs polonais venus à Paris entre les deux guerres. « Notre mère s’est mise dans la confection avec ses sœurs, un travail difficile à cause de la morte saison » qui les privait de revenus pendant plusieurs mois dans l’année.
Quand la France entre en guerre contre l’Allemagne, il décide de s’engager comme volontaire dans les troupes françaises. A la démobilisation il revient à Paris, mais en 1943, il est convoqué à la gendarmerie. « Elle l’a supplié de ne pas s’y rendre, » raconte Gisèle, assise dans la maison de plein-pied de sa sœur, entourée de la végétation luxuriante du kibboutz, alors qu’à quelques mètres de l’autre côté de la clôture le soleil écrase la vallée semi-désertique du Jourdain.
« C’est ce que j’aime ici, » confie Lise plus tard.
Sa sœur reprend le fil de l’histoire, elle se souvient : « depuis elle n’a plus jamais été la même. On lui avait arraché son mari. Notre mère avait très peur que nous soyons aussi ramassées. Elle a demandé de l’aide à l’Union générale des Israélites de France, ils nous ont placées dans une famille chrétienne à Vigneux », les Beuque, depuis reconnus Justes parmi les Nations après un enchaînement d’événements inattendus dont l’Histoire a le secret.
Lise et Gisèle n’ont eu accès à ses informations que très récemment « après plus de 70 ans ». Presque par hasard. Un homme qui avait très mal vécu son placement dans une famille maltraitante durant la guerre possédait un papier de l’Oeuvre de secours aux enfants (OSE). Sur celui-ci sont récapitulées les sommes que l’OSE verse aux familles qui cachent des enfants juifs. En face des sommes, le nom des familles et des enfants cachés.
Sur cette même feuille se trouvent les noms de cet homme et de celui des deux sœurs. Il l’a confié à un copain qui avait l’habitude de venir à Sde Eliahou et ce dernier l’a transmis à Lise. Elle cherche alors son nom, le trouve, suit la ligne et tombe des dizaines d’années plus tard, enfin, sur le nom de leur famille d’accueil, leur adresse, leur ville.
A cette minute commence une longue recherche qui amèneront les deux sœurs 2 ans plus tard, à frapper à la porte de leur ancienne maison, entourées du maire de Vigneux et du rabbin et des juifs de la ville.
« La première fois qu’on est entrée, je me suis dit ‘Ça, c’est la maison où nous étions’ se souvient Lise. « Le grand escalier qu’il fallait prendre pour se rendre à la porte d’entrée. Et l’Eglise derrière.
Jeanne-Odette Beuque, la mère qui les avaient accueillies voilà 70 ans était décédée en 2009. Mais elles retrouvent ses enfants, qui ne prendront vraiment la mesure de leur démarche pour faire reconnaître l’action de leur mère que le 10 juin 2013, jour de la cérémonie à la mairie où ils reçoivent la plus haute distinction de l’Etat d’Israël : le titre de Justes parmi les Nations. En présence d’officiels et de journalistes.
« On est arrivé là-bas le 1er janvier 1943, et nous y sommes restées jusqu’à la moitié de l’année 1944. Nous devions rester cachées tout le temps, ce n’était pas la liberté. On ne sortait pas de la maison, il y avait des poules dans la cour. J’allais à l’église le dimanche, je me souviens de la beauté de la musique. C’était notre seule distraction, il n’y avait ni radio ni sortie ».
« Lise a eu du mal a quitter la croix qu’elle avait autour du cou, » taquine Gisèle. « C’est vrai je trouve que les chants de l’Eglise sont plus beaux, » dit Lise sous le regard gentiment désapprobateur de sa sœur.
Avant la fin de la guerre, elles doivent quitter leur cachette et elles retrouvent leur mère Chaya pour un temps mais, très affectée, cette dernière ne peut les accueillir. Lise et Gisèle, qui ont respectivement 5 et 6 ans au sortir de la guerre, sont alors prises en charge par les maisons d’enfants de l’OSE jusqu’à l’âge de 18 ans.
Pensionnaires des maisons de Taverny puis de Versailles, des maisons réservées aux enfants juifs pratiquants « où l’on essayait de donner le maximum aux enfants, » Lise voit débarquer pour les Shabbat les jeunes du mouvement de jeunesse sioniste Bne Akiva, qui viennent apporter de l’animation aux enfants.
Mais aussi quelques idées en vogue dans l’après-guerre. Lise entend pour la première fois parler des kibboutz, du communisme, « c’était quelque chose, » se souvient-elle.
Elle décide de partir en Israël, se souvient de la traversée éprouvante où tout le monde est pris du mal de mer. Depuis ce jour, elle n’est jamais remontée sur un bateau. « On vient de me proposer une croisière, j’ai dit non ! » appuie Lise.
Elle arrive au kibboutz en 1959 à 21 ans et se met au travail. « A 4 heures du matin dans la vigne, ça change ! ». Elle travaillera 10 ans dans les vignes. Aujourd’hui elles s’occupe d’un magasin insolite au kibbouts Sde Eliahou, qui renferme des centaines de costumes pour Pourim et d’autres festivités soigneusement rangés, dans lequel elle se rend tous les jours dès potron-minet.
Gisèle reste à Paris, fait une école de couture rue St Honoré et conçoit des patrons. Elle veille sa mère.
Un disque vinyl de Charles Aznavour à la main, Lise cherche un tourne-disque dans le kibboutz. Arié Zmora, un jeune kibboutsnik en possède un. Plus de 50 ans plus tard, ils vivent toujours leur idylle dans cette maison de plein-pied, entouré de gazon, écrasée par la chaleur de ce mois de juillet.
« Je suis très contente d’être arrivée ici, plus que partout ailleurs dans le monde, dit Lise encore ravie. Je peux voir le Yarden (la Jordanie), les champs, les dattiers, les oliviers. J’habite un endroit extraordinaire, un des derniers vrais kibboutz. Bon, il y fait chaud, mais c’est pas grave ».
Gisèle rend visite à sa sœur quelques temps plus tard et rencontre au kibboutz son futur mari: un juif orthodoxe issu d’une famille « française depuis Napoléon. Son père, M. Gutel était directeur de l’école Yavne à Paris. Elle emmène sa mère et s’installe au kibboutz en 1963, mais ne restera que quelques années avant de s’installer à Jérusalem.
Lise a fait l’armée. Dans l’unité Nahal. Elle en garde un souvenir amer.
« Ma sœur est comme ça, précise Gisèle. C’est une grande sioniste, mais il y a des choses qu’elle ne peut pas digérer ».
Un jour, pendant les classes à l’armée, Lise de retour de pause déjeuner oublie son fusil. Elle passe par la case prison quelques jours. C’est la méthode utilisée à l’armée apprendre l’importance de l’arme aux soldats.
Là, Lise déchante. Le prison est pleine de jeunes filles tout juste débarquées du Maroc et du Yémen. Les filles dont une partie provient de villages reculés très traditionnels sont issus de familles où il est inenvisageable qu’une fille fasse l’armée. Elles sont parquées pour desertion.
« C’est une image qui reste, » tonne Lise qui reproche à la « medinat israel » de ne pas respecter la diversité du peuple juif. « Aujourd’hui la police fait pareil avec les Éthiopiens« .
Des différences il en existait aussi entre les familles de Lise et Gisèle. « Quand ils étaient petits nos enfants étaient très proches, se confie Gisèle. Mais la différence dans nos manières de pratiquer a fait que nos chemins se sont éloignés ». Mais le souvenir de leur père, déporté et mort à Auschwitz, mais pourtant aïeul d’une descendance nombreuse et riche en diversité les a réunis au moins le temps d’un Shabbat.
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