Trouvé aux puces à Paris, un film muet autrichien de 1924 annonce la Shoah
Basé sur un roman célèbre et restauré numériquement, "City Without Jews" comprend des scènes étonnamment prémonitoires décrivant les lois anti-juives et les déportations de Vienne
Un Juif est battu dans la rue. Les maris juifs sont séparés de leurs épouses et enfants non juifs et déportés dans des trains. Une communauté juive, dirigée par des rabbins portant des rouleaux de Torah, marche sur une route sombre alors qu’elle est expulsée de la ville.
Ces instantanés semblent faire partie de l’histoire de la Shoah – mais ce n’est pas le cas. Ce sont des scènes tirées d’un film muet autrichien réalisé dix ans avant la promulgation des lois anti-juives de Nuremberg et une quinzaine d’années avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
Le film de 1924 « City Without Jews » est basé sur un roman populaire de 1922 de l’écrivain et journaliste autrichien Hugo Bettauer. Il a astucieusement prédit ce qui allait arriver. Mais en partie seulement.
Le film a été conçu comme une réponse satirique à l’antisémitisme qui a gagné en popularité et en force politique en Autriche au début de l’entre-deux-guerres. Son intrigue dépeint les Juifs comme boucs émissaires pour les problèmes du pays et leur expulsion subséquente.
Mais contrairement à ce qui s’est passé lors de la véritable Shoah, ces juifs sont finalement réintégrés lorsque les Autrichiens ont réalisé que leur pays souffrait de l’absence d’une communauté juive créative et prospère.
Dans la vie réelle, les Juifs d’Autriche ont été déportés à partir d’octobre 1939, et la plupart d’entre eux ne sont pas revenus. Environ un tiers des 190 000 Juifs d’Autriche ont été exterminés, et seuls 5 000 se trouvaient dans le pays à la fin de la guerre.
A l’origine, « City Without Jews » [Ville sans juifs] était sensé être perdu à jamais. Cependant, la découverte par un collectionneur d’une copie complète et relativement intacte du film dans un marché aux puces de Paris en 2016 a donné lieu à un projet de restauration et de préservation analogique et numérique qui a duré un an par Film Archiv Austria, la cinémathèque nationale autrichienne.
Les archives ont affecté une équipe de six personnes à ce projet qui a coûté 202 000 euros dont plus de 40 % ont été collectés dans le cadre d’une campagne de financement participatif, (crowdfunding).
Pour marquer le 80e anniversaire de l’Anschluss nazi de l’Autriche cette année, et pour célébrer le centenaire de la fondation de la première République autrichienne en 2019, la version restaurée de « City Without Jews » est projetée dans toute l’Autriche et dans certaines villes européennes. Il sera également inclus dans le San Francisco Jewish Film Festival cet été et dans l’Atlanta Jewish Film Festival au début de l’année prochaine. De plus, Film Archiv Austria a créé un catalogue, du matériel pédagogique et une exposition pour compléter le film.
« Nous ne pouvons pas célébrer le 100e anniversaire de la Première République sans mettre le doigt sur ce point d’antisémitisme. Les citoyens juifs ont apporté d’énormes contributions à l’Autriche. Ils étaient les citoyens les plus loyaux, et les Autrichiens en ont abusé. Tout le monde faisait des Juifs des boucs émissaires. Ce sont les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens, et pas seulement les nationalistes qui l’ont fait », a déclaré Nikolaus Wostry, directeur associé de Film Archiv Austria.
« Nous considérons ce film comme une responsabilité et une déclaration politique, alors que l’antisémitisme et l’instrumentalisation politique de la peur sont en train de se développer en Europe », a déclaré M. Wostry.
Selon Wostry, la découverte faite au marché aux puces est extrêmement rare, puisque plus de 90 % des films muets dans le monde ont été perdus. Une fois que le cinéma parlant est apparu, il y avait peu d’intérêt à préserver les films muets, surtout lorsque les gens pouvaient gagner de l’argent en les recyclant car ils contenaient de l’argent.
Un autre exemplaire de « City Without Jews » a été découvert en 1991 au Nederlands Filmmuseum d’Amsterdam. Cependant, ce n’était qu’une copie partielle qui était très abîmée.
La découverte de Paris a permis à Film Archiv Austria de créer une version complète du film original. Elle lui a également permis de découvrir non seulement les différences entre le livre de Bettauer et le film, mais aussi des variations significatives entre les deux copies du film.
Bien que le livre de Bettauer présente des personnages clairement inspirés des figures politiques de l’époque, le film est un peu plus flou dans ses caractérisations. Pourtant, il est clair dans le film que les chrétiens-socialistes arrivent au pouvoir dirigé par le chancelier fictif Dr Schwerdtfeger, un antisémite fanatique. Convaincu que les Juifs ruinent la république, il fait adopter par l’Assemblée nationale une loi obligeant tous les Juifs à émigrer d’ici la fin de l’année. Les Juifs – religieux et assimilés – partent, emportant avec eux tout ce qu’ils peuvent.
Bientôt, tout commence à s’effondrer. Le commerce ralentit, les cafés cosmopolites redeviennent des tavernes minables et la monnaie nationale s’effondre. Consciente de la terrible erreur qui a été commise, l’Assemblée nationale décide d’adopter une loi pour accueillir à nouveau les Juifs.
Le héros du film, un artiste juif nommé Leo Strakosch, revient à Vienne déguisé en peintre parisien non-juif. Avec sa fiancée non juive, Lotte, fille d’un membre sympathique de l’Assemblée nationale, il a mis en place un plan pour assurer l’adoption de la nouvelle loi. Ils enlèvent un membre antisémite de l’Assemblée et l’éloignent de la Chambre jusqu’à ce que le vote soit terminé.
Dans le livre, le membre de l’assemblée se retrouve dans un asile de fous. Dans le film, il est simplement assommé pendant un certain temps, et on le montre en rêvant qu’il est piégé dans une cellule oppressante et claustrophobe, avec des étoiles de David qui s’approchent de lui de toutes parts.
Finalement, les Juifs sont de retour et accueillis en grande pompe – Leo Strakosch, est le premier d’entre eux.
« La découverte du marché aux puces français nous a permis de reconstruire le film d’une manière plus politique et de montrer qu’il s’agissait clairement d’une dénonciation du nazisme », a déclaré M. Wostry.
Les intertitres de la copie partielle trouvée en 1991 ne mentionnaient pas les mots « Juif » ou « antisémitisme » avant la septième minute environ.
« La version française avait des intertitres plus percutants. La version néerlandaise a été projetée pour la première fois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne en 1933. Il aurait donc pu y avoir une certaine auto-censure. Ou peut-être que les Néerlandais pensaient que le récit était trop tiré par les cheveux et qu’ils ne pouvaient pas imaginer ce qui se passait réellement », a indiqué M. Wostry.
Ci-dessus : Un Juif est roué de coups dans la rue dans une scène du film « City Without Jews ».
Les documents de production et de distribution des films muets n’ont généralement pas survécu, mais une quantité considérable d’informations sur « City Without Jews » est connue en raison de sa popularité. Le film a été distribué au moins en Autriche, en Allemagne, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis.
Selon Wostry, les comptes rendus médiatiques indiquent que le film a d’abord été un succès et qu’il a été projeté dans les plus grands théâtres viennois, mais que l’excitation suscitée par le film s’est dissipée relativement rapidement.
« Il a été rapporté que les nazis ont interdit ou censuré certaines projections. Et nous savons que certaines projections en 1926 en Allemagne ont été perturbées », a ajouté M. Wostry.
Le destin de l’auteur de « City Without Jews » Hugo Bettauer est l’une des raisons pour lesquelles le livre et le film n’ont pas été oubliés. Juif converti au christianisme évangélique, l’écrivain prolifique et au franc-parler a été abattu par un nazi nommé Otto Rothstock. Il est décédé le 26 mars 1925 à l’âge de 52 ans.
« Bettauer a exhorté les dirigeants politiques viennois à créer une atmosphère de « salonfähig », ou acceptabilité sociale, en matière d’antisémitisme », a déclaré le Dr Patricia Hebererer-Rice, historienne principale au musée national de la Shoah à Washington.
« Il essayait de mettre en garde ce leadership contre le fait que la suppression d’une communauté importante, florissante et contributive comme les Juifs, c’est s’exposer à l’échec », a-t-elle ajouté.
Selon Mme Hebererer-Rice, il est significatif que Bettauer ait situé son roman à Vienne, et non à Berlin.
« Il a bien choisi le lieu, parce qu’il était révélateur de l’antisémitisme féroce en Autriche. Hitler et Eichmann venaient d’Autriche. Tant d’hommes d’Eichmann étaient autrichiens. Bettauer estimait que ce qu’il décrivait dans ‘City Without Jews’ pouvait se produire à Vienne », a expliqué Mme Hebererer-Rice.
Malgré le fait d’avoir tourné « City Without Jews », la distribution et l’équipe mixte juif et non-juif du film n’a pas vraiment tenu compte de l’avertissement du film. Selon Wostry, ils ont tous eu des destins différents. Certains ont émigré et d’autres ont été tués pendant la guerre. Le réalisateur du film a ensuite rejoint le parti nazi.
Ceux qui ont fait le film – et encore moins le public – n’ont probablement pas saisi à quel point il était prophétique.
« Cela a dû sembler invraisemblable, comme un conte de fées, pour ceux qui n’avaient pas le recul que nous avons aujourd’hui », a conclu Mme Hebererer-Rice.
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