Ukraine : Les visages de Nativ et de la vocation d’asile d’Israël
Le chef du service chargé d’examiner l’éligibilité à la citoyenneté des immigrants ukrainiens revient sur les premiers jours de l’invasion russe
Judah Ari Gross est le correspondant du Times of Israël pour les sujets religieux et les affaires de la Diaspora.
CHISINAU, Moldavie – Mark Dovev se rappelle chaque minute du voyage, long d’une journée, qui l’a mené de la ville ukrainienne de Dnipro, où il était chef du bureau régional de Nativ, à Varsovie, en Pologne, une ville qui est devenue le haut lieu de l’immigration ukrainienne en Israël jusqu’à son transfert en Moldavie.
« À ma mort, je me souviendrai sans doute de peu de choses mais ce Shabbat, le 26 février 2022, restera à jamais gravé dans ma mémoire. C’est le jour où nous avons quitté l’Ukraine pour Varsovie. Je me rappelle chaque minute. Chaque minute. Je me rappelle cette file de voitures, sur plus de 40 kilomètres, à la frontière. Je me rappelle les insultes, ceux qui voulaient nous donner leur bébé pour que nous le mettions en sécurité, les agressions du côté polonais de la frontière. Je ne juge pas les gens sur leur façon d’agir en pareille situation », assure Dovev au Times of Israel, assis dans son bureau au septième étage d’un centre commercial de la capitale moldave, où l’État juif a également installé son ambassade.
« Pendant les deux premiers mois de la guerre, nous travaillions 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Dans notre chambre, nous continuions à répondre aux appels téléphoniques jusqu’à 3 heures du matin. Nous étions presque comme des réfugiés nous-mêmes. Quand nous avons quitté l’Ukraine, nous avons tout laissé derrière nous. Je suis parti avec une valise et des vêtements pour quatre jours. J’ai vécu avec ça pendant cinq mois », confie-t-il. (L’ambassade d’Israël en Ukraine a ensuite pu effectuer le déménagement de ses effets personnels de Dnipro en Moldavie.)
Dovev travaille depuis toujours pour l’État d’Israël : il a commencé sa carrière comme officier de santé mentale dans l’armée israélienne (dont il est réserviste), avant de se tourner vers Nativ, le bureau du gouvernement chargé d’examiner l’éligibilité à la citoyenneté des ressortissants originaires de l’ex-Union soviétique, puis vers l’Agence juive, au sein du bureau « d’encouragement à l’immigration ».
En 2020, il avait de nouveau rejoint Nativ, au sein du bureau de la ville de Dnipro, dans le centre de l’Ukraine, jusqu’à l’évacuation. Travailler à Dnipro constituait une sorte de retour aux sources pour Dovev, né dans cette ville qu’il avait quittée pour émigrer en Israël à l’âge de 18 ans, au milieu des années 1990.
Sa famille était partie en Israël, évacuée, dès le début de la guerre, mais sa femme et deux de ses cinq enfants sont revenus vivre avec lui à Chisinau. Les trois autres se trouvent en Israël, avec deux de ses petits-enfants. Même pour un homme entièrement dévoué à son travail, la vie à Chisinau n’est pas facile pour une famille juive orthodoxe pratiquante.
Ses enfants étudient dans une école américaine laïque, en l’absence d’offre religieuse sérieuse, et trouver de la nourriture casher s’avère des plus complexes.
A l’expiration de son contrat, l’an prochain, Dovev serait honoré de rester, mais il serait aussi ravi de retourner chez lui en Israël.
« Sur la question, mon coeur balance », explique-t-il.
Bien que cela ait été émotionnellement et physiquement épuisant, Dovev estime que le temps passé à aider les gens à immigrer en Israël, suite à l’invasion russe, est l’une des expériences les plus intenses de toute sa vie.
« Je me souviens de cette femme venue de Kharkov. Sur son formulaire, il n’y avait rien à la rubrique “situation familiale”. Nous lui avons posé des questions. Elle nous a répondu : « Je ne sais pas. Mon mari est mort. » Nous lui avons demandé si elle avait un certificat de décès. Elle a dit : « Non, il est mort il y a cinq jours. Il y a eu des bombardements à Kharkov et c’est là qu’il a été touché. Nous avons appelé une ambulance, mais elle ne pouvait pas venir, alors il est mort. » Il n’y avait aucune émotion dans sa voix. Rien. Elle était encore sous le choc. C’était un cas extrême, évidemment, mais il aide à mieux comprendre ce à quoi nous avons eu affaire au cours de ces mois », explique-t-il.
« C’était dur, mais nous étions là pour eux. L’État d’Israël était là pour eux. Nous avons pu évacuer ces personnes. Nous avons sauvé des gens. J’ai enfin compris le sens profond du mot « refuge » incarné par Israël : je ne l’avais jamais vraiment compris avant cela », ajoute Dovev.
La charge de travail s’est sensiblement réduite par rapport aux premiers temps de la guerre : quelques dizaines de personnes demandent à immigrer chaque semaine, contre des centaines début 2022.
Chaque jour, les candidats se présentent dans les bureaux de Nativ avec leur dossier rempli de documents soviétiques et juifs : actes de naissance, ketubot (contrats de mariage religieux), certificats de décès, etc. Certains d’entre eux, anciens et rares, pourraient légitimement avoir leur place dans des collections, dans un musée.
Dovev se rappelle de ce candidat, porteur d’une ketuba de la fin du 19ème siècle, qui n’a pris conscience de la nature du document que lorsque Dovev la lui a lue et traduite.
« Je n’ai pas d’opinion. Je n’ai pas de position »
Le service Nativ, sous l’autorité du Premier ministre – à ne pas confondre avec le programme de conversion pour les soldats de Tsahal – examine plus minutieusement encore les dossiers depuis quelques semaines, en raison d’un accord de coalition qui amènerait au pouvoir le député d’extrême droite Avi Maoz, ouvertement opposé à l’immigration en Israël de ceux qui ne sont pas Juifs selon la halakha, ou loi juive.
En vertu de la loi du retour, qui sous-tend la politique d’immigration israélienne, toute personne ayant au moins un grand-parent juif est éligible à la citoyenneté israélienne à condition de ne pas pratiquer une autre religion.
En dehors des pays de l’ex-Union soviétique, les candidats peuvent attester de leur éligibilité à la citoyenneté israélienne en produisant la lettre d’un rabbin assurant qu’ils sont Juifs ou que leur parent ou grand-parent est juif.
Le régime soviétique ayant proscrit toute vie juive pendant des dizaines d’années, ce type de preuve n’est pas facile à produire en Russie, en Ukraine, en Biélorussie comme dans le reste de l’ex-Union soviétique.
Les rabbins n’ont tout simplement pas les connaissances historiques nécessaires pour savoir quelles familles sont juives et lesquelles ne le sont pas. Les agents du service Nativ sont, dans ce cas, chargés d’examiner l’admissibilité à la citoyenneté des demandeurs, sur la base d’entretiens et de documents, les deux ayant un poids important.
Dovev souligne que son bureau, en charge de l’immigration depuis l’Ukraine et l’Europe de l’Est, n’a pas de directives particulières concernant l’immigration en Israël, ou alyah.
« Je n’ai pas d’opinion. Je n’ai pas de position. Tout ce que je suis supposé faire, ici, comme tout agent de Nativ, c’est établir si les documents qui me sont présentés sont suffisants au regard de la loi du retour. Je sais que d’aucuns disent que Nativ laisse plutôt entrer telle ou telle personne. Mais Nativ ne fait qu’appliquer la loi du retour, conformément aux protocoles du ministère de l’Intérieur. Ni plus, ni moins », explique-t-il.
« Nous ne sommes pas le Rabbinat. Nous n’établissons pas la judéité des demandeurs. Nous déterminons si les critères fixés pour l’application de la loi du retour sont remplis ou non », ajoute-t-il.
Si Maoz exigeait que Nativ impose de nouvelles normes plus strictes aux aspirants afin de dissuader les candidats non juifs ou d’évincer les cas limites, Dovev indique que son équipe et lui appliqueront ces protocoles.
Dovev rappelle que Nativ fait déjà de son mieux pour s’assurer qu’un candidat est bien éligible à la citoyenneté et pour détecter les fraudes. Au moment de l’interview, un collaborateur de Dovev vient présenter un cas de fraude avec un faux certificat de naissance assez grossier, fabriqué avec une imprimante couleur de bureau.
Il pose le document sur la petite pile des contrefaçons, sur son bureau.
« J’aimerais que cela n’arrive pas, mais cela arrive », confie-t-il.
En plus d’un bon œil pour détecter les faux, une bonne connaissance de l’histoire soviétique est des plus utiles.
« Si quelqu’un présente un certificat de naissance de Kiev en 1942 et dit que ses parents sont Juifs, cela a-t-il un sens ? Non! Il y avait des nazis à Kiev en 1942. S’ils avaient été répertoriés comme Juifs, ils auraient été immédiatement tués », explique-t-il.
Nativ a plusieurs fois fait face à des menaces de fermeture, au fil des ans, mais Dovev explique que la connaissance des personnels de Nativ en matière d’histoire et d’organisation administrative soviétiques les rend indispensables à l’examen d’ éligibilité à la citoyenneté israélienne.
« Aucune autre organisation n’a autant de connaissances, de capacités et d’expérience pour évaluer l’éligibilité à l’alyah des candidats issus des pays de l’ex-Union soviétique », ajoute-t-il.
« Mais je suis un fonctionnaire. Quelle que soit la décision prise par le gouvernement d’Israël, je l’appliquerai », conclut-il.