Un Juif, « liquidateur » volontaire de Tchernobyl, se confie depuis Israël
En 1986, Alexander Kalantyrsky s'est porté volontaire pour construire le sarcophage au-dessus du réacteur. 6 ans plus tard, il a fait son alyah. Une histoire riche d'enseignements
David est le fondateur et le rédacteur en chef du Times of Israel. Il était auparavant rédacteur en chef du Jerusalem Post et du Jerusalem Report. Il est l’auteur de « Un peu trop près de Dieu : les frissons et la panique d’une vie en Israël » (2000) et « Nature morte avec les poseurs de bombes : Israël à l’ère du terrorisme » (2004).
Alexander Kalantyrsky s’est porté volontaire pour aider à sauver le monde d’une catastrophe nucléaire en mai 1986.
Ingénieur en construction à l’Institut Kurchatov de Moscou, dont le directeur s’était attribué le mérite de la conception des réacteurs nucléaires RBMK de l’Union soviétique, intrinsèquement instables, il avait appris que le réacteur 4 de Tchernobyl avait explosé quelques heures après sa destruction, le 26 avril. Mais il n’en a été informé officiellement que 18 jours plus tard, lorsque le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev a publiquement reconnu pour la première fois à son pays que le réacteur 4 avait explosé et relâchait certaines des substances les plus dangereuses connues dans le ciel de l’Ukraine, du Belarus, de la Russie et même plus loin dans une grande partie de l’hémisphère Nord.
« Tout le monde à l’institut s’est porté volontaire » pour aider à faire face à la catastrophe, se souvient Kalantyrsky, 78 ans aujourd’hui, qui me parle dans son petit appartement du rez-de-chaussée à Bat Yam, au sud de Tel Aviv. « Il y avait 37 personnes en compétition pour mon travail. »
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Cet emploi était celui d’ingénieur en chef de l’une des 11 unités chargées de construire une base en béton armé pour qu’un sarcophage soit érigé au-dessus du réacteur explosé – pour endiguer une fois pour toutes le flux radioactif meurtrier qui s’est échappé et contrôler le mélange volatile à l’intérieur. Les réacteurs nucléaires de l’Union soviétique auraient dû être construits avec ce type de dispositif de confinement en premier lieu, bien sûr. Mais cela aurait doublé leur coût. Et c’était la position incontestable du régime communiste que les réacteurs nucléaires de l’Union soviétique étaient si impeccablement conçus, construits et exploités, et si fiables sur le plan technologique, que la catastrophe qui se déroulait à Tchernobyl ne pouvait simplement pas avoir lieu. Et donc, que les mesures de sécurité considérées comme essentielles en Occident n’étaient pas nécessaires.
Comme Adam Higginbotham l’observe dans son nouveau récit magistral et dévastateur de la catastrophe, « Midnight at Tchernobyl », la création et la gestion de l’énergie nucléaire permettent à l’humanité d’exploiter au maximum ses capacités dans les circonstances les meilleures. Et la création et la gestion de l’énergie nucléaire dans l’ex-Union soviétique a été catastrophique, bien loin des meilleures conjonctures.
La conception RBMK, dont le réacteur 4 à Tchernobyl était le modèle le plus avancé, était profondément défectueuse. Les réacteurs RBMK étaient si vastes, écrit Higginbotham, « que la réactivité dans une zone du cœur n’avait souvent qu’une relation lâche avec celle dans une autre. Les opérateurs devaient le contrôler comme s’il ne s’agissait pas d’une seule unité mais de plusieurs réacteurs distincts en un seul. Un spécialiste l’a comparé à un immense immeuble d’appartements, où une famille d’un appartement célébrait un mariage bruyant, tandis qu’un autre, à côté, observait une veillée funèbre. »
A Tchernobyl, explique l’auteur, les ingénieurs de contrôle devaient faire « des dizaines de réglages toutes les minutes » simplement pour maintenir le réacteur en bon état de fonctionnement pendant ce qui aurait dû être son fonctionnement normal. Ils travaillaient tellement dur, en effet, que même les interrupteurs des barres de commande qui réglaient les processus de réactivité extrêmement complexes « s’usaient rapidement et devaient être remplacés constamment ».
L’institut soviétique NIKIET de technologie énergétique avait établi en 1980 que le réacteur RBMK était si instable que les accidents étaient « non seulement possibles dans des conditions rares et improbables, mais aussi dans le cadre de l’exploitation quotidienne », note Higginbotham. Et il y avait déjà eu des accidents, y compris une fusion partielle du cœur du réacteur 1 en 1982, qui a été camouflée.
En plus du fait que les réacteurs ont été construits de façon incompétente, avec des coupes dans les matériaux et le montage, le rapport NIKIET de 1980 a énuméré neuf défauts de conception majeurs et des instabilités thermohydrauliques. Rien n’a été fait pour y remédier. Parmi les défaillances négligées figurait ce qui constituait un défaut de conception apocalyptique : ces barres de commande, qui, en théorie, pouvaient en dernier ressort être rapidement déployées sur toute leur longueur à l’intérieur du réacteur pour un arrêt d’urgence, étaient revêtues de graphite, un matériau qui renforçait brièvement la radioactivité plutôt que de la ralentir à l’intérieur. C’est cette faille, exacerbée de manière cataclysmique par l’insistance des hauts responsables à cacher le fait même de son existence aux opérateurs des réacteurs qui en avaient le plus besoin, qui a joué un rôle central dans la catastrophe de Tchernobyl, une catastrophe qui s’est produite, avec une amère ironie, lors d’un test de sécurité spectaculaire, mal géré.
En voulant tenter le test à haut risque dans un brouillard d’arrogance, de désinformation et d’incompétence qui a aveuglé les opérateurs et les surveillants du réacteur à la dévastation qu’ils allaient déclencher, ils ont fait sauter leur propre réacteur défectueux, mal conçu, mal construit et mal géré, tué et mutilé de nombreuses victimes innocentes proches ou lointaines, et a légué à la planète des dommages qui prendront essentiellement une éternité à se dissiper complètement.
Avec l’attention du monde entier focalisée sur Tchernobyl en grande partie grâce à la mini-série de HBO du même nom, de Craig Mazin, étonnamment puissante et touchante, le récit de Kalantyrsky sur son travail dans l’ombre apocalyptique du réacteur qui a explosé souligne que certains des défis posés et révélés par la catastrophe de Tchernobyl demeurent avec insistance, et que le danger n’est pas écarté.
C’est aussi l’occasion, dans ce texte, de mettre l’accent sur la situation inacceptable des sauveteurs de Tchernobyl, comme Kalantyrsky, qui s’est ensuite installé en Israël – quelque 3 500 d’entre eux, dont la plupart sont morts depuis, en grande partie à cause de problèmes médicaux que l’on croit liés à leurs actes héroïques.
Kalantyrsky fait partie des « chanceux ». Il souffre d’arythmie depuis 1986. Depuis Tchernobyl. « Mais je n’ai pas de cancer », dit-il.
« Une course contre la montre »
Alexander Kalantyrsky et son équipe de volontaires sont arrivés à Tchernobyl, avec leurs plans et leur équipement, le 2 juin, et ont travaillé à la construction de la base en béton armé du sarcophage jusqu’au 20 octobre.
Higginbotham décrit la tâche globale de la lutte contre Tchernobyl, y compris la décontamination de la zone autour de la centrale elle-même, comme une mission « d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de l’humanité » et à laquelle personne n’avait jamais pensé se préparer.
L’opération spécifique à laquelle Kalantyrsky participait – l’installation de murs dans les vestiges du réacteur 4 – consistait à « travailler dans l’un des environnements les plus hostiles que l’humanité n’ait jamais connus », poursuit l’auteur.
« La tâche laissait présager des niveaux de radiation presque inimaginables, un chantier de construction trop dangereux à surveiller et un délai impossible à respecter : Gorbatchev voulait que le réacteur soit scellé d’ici la fin de l’année. »
La façon dont Kalantyrsky s’en souvient – dans une conversation menée en russe et en hébreu, avec l’ancienne députée de l’Union sioniste née à Moscou Ksenia Svetlova qui traduisait – le Premier ministre soviétique Nikolai Ryzhkov avait été le premier homme politique important sur place et il a nommé Boris Scherbina, directeur-adjoint du Conseil des ministres, pour diriger cette rencontre contre cette catastrophe.
En allumant son ordinateur, Kalantyrsky – qui a l’air en pleine forme pour un homme de son âge, sans parler d’un homme qui a passé cinq mois dans et autour de l’endroit le plus irradié de la planète – montre à Svetlova et moi des photos et des croquis de son expérience à Tchernobyl, depuis un dessin du réacteur détruit et pour finir une photo des hommes ayant travaillé sur le socle du sarcophage au moment de leur mission.
« L’objectif général était de minimiser les dégâts », a dit cet homme amical qui racontait lentement et calmement des événements impensables.
« Il y avait une zone d’exclusion arbitraire de 30 kilomètres. Mais j’ai dormi à 88 kilomètres du noyau. Il y avait des endroits où je n’avais droit qu’à un maximum de trois minutes. Nous travaillions par quarts de 12 heures, sept jours par semaine, sans vacances. »
La tentation de considérer Tchernobyl comme une catastrophe uniquement au passé est fausse et extrêmement dangereuse
« Nous avons construit la base du sarcophage – 12 mètres de haut sur 40 mètres », dit-il, en me montrant d’autres croquis et diagrammes, certains d’entre eux portant les chiffres des niveaux de rayonnement dans différentes parties du complexe du réacteur. « On nous a demandé de ne pas en parler. »
Ont-ils réalisé le danger dans lequel ils se trouvaient ? Ont-ils réalisé ce qui était en jeu ? Kalantyrsky offre un petit sourire d’assentiment. S’ils n’avaient pas construit le sarcophage, dit-il, « la moitié de l’Europe aurait pu être anéantie, sinon toute l’Europe. Nous avons senti que c’était une course contre la montre. On sentait qu’on n’avait pas le temps. »
Jusqu’à quel point les conséquences ont-elles pu être vastes et dévastatrices si les quatre réacteurs interconnectés de Tchernobyl, côte à côte, avaient tous explosé ? (Un superviseur du réacteur 3 adjacent, qui avait des débris radioactifs enflammés brûlant sur son toit et qui auraient pu être oblitérés par des explosions en cours au réacteur 4, a pris la décision de l’arrêter immédiatement après l’explosion, contre l’ordre de ses supérieurs). « Je ne suis pas au courant », dit Kalantyrsky.
Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé de 2006, environ 600 000 personnes dans l’ex-Union soviétique ont été exposées à des niveaux élevés de radiations – des niveaux mortels dans le cas de 4 000 d’entre elles. Selon d’autres estimations, le nombre de décès s’élèverait à plus de 93 000. Des dizaines de millions de personnes auraient été touchées de façon dévastatrice si les dégâts n’avaient pas été limités au moment où ils se sont produits.
Outre l’explosion qui a projeté les flammes radioactives, la fumée et les particules vers le haut et vers l’extérieur pendant des jours après une journée dévastatrice, on s’inquiétait aussi sérieusement d’une éventuelle fusion qui enverrait du rayonnement dans les eaux souterraines et, de là, dans les rivières et les mers.
« C’était le principal souci quand je suis arrivé là-bas », se souvient Kalantyrsky. « Le réacteur a été construit avec une base en béton armé de six mètres. Mais il y avait une crainte d’effondrement » – exacerbée par la crainte que le poids énorme de bore et de sable, déversé d’en haut pour essayer de couvrir le réacteur en hémorragie, ne fasse accentuer cette pression vers le bas.
« Evgeny Velikhov, directeur-adjoint de l’Institut Kurchatov, a suggéré la construction d’une couche souterraine en béton armé de 20 mètres d’épaisseur, avec des tuyaux pour faire sortir les fluides radioactifs. Les mineurs ont commencé à y travailler. Mais le 17 juin, les réactions radioactives se sont arrêtées », dit Kalantyrsky, « et les mineurs n’ont donc pas terminé le travail ». (Higginbotham décrit en détail le travail des mineurs pour construire ce qui était en fait un « échangeur de chaleur » complexe directement sous le réacteur ; 400 hommes ont travaillé dans des conditions horribles pour dégager l’espace et installer l’échangeur, mais le dispositif n’a jamais été activé).
Quand leur travail sur la base du sarcophage fut terminé, « ils voulaient m’envoyer dans un hôpital à Kiev. J’ai demandé à aller à Moscou, à l’hôpital 6, où les pompiers ont été emmenés. J’y suis resté un mois, raconte Kalantyrsky. Puis j’y suis retourné pendant 10 jours : Je n’avais pas le droit de signer de documents administratifs à Moscou. J’ai dû y retourner pour les signer. Et puis j’ai été hospitalisé de nouveau, jusqu’à juste avant la nouvelle année. »
Le sarcophage pour lequel l’équipe de Kalantyrsky et 10 autres personnes avaient travaillé simultanément pour poser une base s’est progressivement développé au cours des mois suivants. Il n’est pas clair s’il le savait à l’époque, mais il dit maintenant que cette construction a été conçue pour durer seulement 30 ans. (Un fonctionnaire soviétique, annonçant le projet, a dit qu’il durerait un siècle ou plus).
Un « horrible édifice aux angles noirs, immobile et sinistre », comme le décrit Higginbotham, la structure achevée en béton et en acier ressemblait « aux images médiévales d’une prison pour y retenir Satan lui-même ».
L’ “abri temporaire” que Kalantyrsky a contribué à construire pour envelopper le réacteur détruit est aujourd’hui lui-même enfermé dans un « nouvel abri de confinement sûr », achevé en 2016, un exploit extraordinaire de construction de pointe qui, néanmoins, n’est lui-même conçu que pour faire son travail jusqu’au siècle prochain.
La tentation de considérer Tchernobyl comme une catastrophe uniquement au passé est fausse et extrêmement dangereuse, affirme Kalantyrsky.
Son sarcophage temporaire et le nouvel abri de confinement sous surveillance française utilisent des puits verticaux pour faire entrer l’air pur et, grâce à un système de filtration complexe, pour éliminer les gaz toxiques. Les filtres doivent être changés régulièrement et sont soigneusement enterrés. Le système de ventilation est vital : La masse de combustible encore à l’intérieur du réacteur 4 doit pouvoir continuer à refroidir en toute sécurité et doit faire l’objet d’une surveillance continue afin de prévenir toute nouvelle réaction en chaîne catastrophique.
Aujourd’hui, souligne M. Kalantyrsky, tout à Tchernobyl fait l’objet d’une vérification minutieuse, l’AIEA exerce une surveillance et les trois autres réacteurs ont été fermés (bien que le réacteur 3 ait pu continuer à fonctionner jusqu’en décembre 2000, ce qui est étonnant). « Mais si la ventilation tombe en panne, ou si les filtres ne sont pas changés, ou si le processus est mal géré », prévient-il, « il pourrait y avoir une explosion ». Il répète : « Il y a la possibilité d’une explosion radioactive si on ne s’en occupe pas. »
Au pays du lait et du miel (non contaminés)
Six ans après Tchernobyl, le 28 avril 1992, Alexander Kalantyrsky, son épouse et leurs deux filles, alors âgées de 23 et 12 ans, font leur alyah.
Il ne s’agissait pas vraiment de fuir l’ex-Union soviétique – à cause du régime dysfonctionnel duquel il avait risqué sa vie – vers la Terre promise de lait et de miel non contaminés. Cela avait plus à voir avec le sionisme.
Nous sommes à haut risque et personne ne veut nous assurer
Kalantyrsky dit qu’il a été traité correctement par les autorités soviétiques à la suite de ses actes héroïques à Tchernobyl – avec les soins médicaux et l’assistance appropriée. Il travaillait de nouveau à Moscou, dans l’industrie de l’énergie atomique. La vie n’était pas une épreuve. « J’étais très heureux », dit-il.
Mais beaucoup de leurs pairs déménageaient maintenant en Israël, et sa fille aînée a dit à ses parents qu’elle voulait être sûre d’épouser quelqu’un de juif. « On ne peut pas la laisser partir toute seule », disait son épouse, se souvient-il.
Peu de temps après leur arrivée en Israël, il a publié une annonce dans un journal russe dans laquelle il annonçait la création d’une association pour les immigrants comme lui qui avaient participé à l’opération de « neutralisation » de Tchernobyl après la catastrophe – les « liquidateurs de Tchernobyl ». On estime que quelque 700 000 liquidateurs y ont participé ; on estime qu’environ 3 500 d’entre eux se seraient par la suite installés en Israël. Précisément 147 ont répondu à son annonce de juillet 1992.
Nous devrions avoir une pension équivalente à celle des anciens combattants de l’Armée rouge qui ont combattu les nazis. Ils ont sauvé le monde du nazisme. Nous avons sauvé le monde de la catastrophe nucléaire
Les liquidateurs se sont vus garantir un traitement médical et d’autres formes d’assistance dans les différentes républiques de l’ex-Union soviétique, dont l’effondrement avait été au moins partiellement provoqué par Tchernobyl. Et l’association naissante de Kalantyrsky a poussé à un traitement similaire pour les liquidateurs ici. « Tous les pays de l’ex-Union soviétique avaient des lois : Aide au logement, retraite anticipée de dix ans, etc. Nous nous sommes servis de ces lois pour légiférer ici », dit-il.
Comme l’explique en détail le récent éditorial du Times of Israel de Svetlova, le regretté député Yuri Stern a réussi à faire adopter une telle loi en 2001, date à laquelle de nombreux autres liquidateurs avaient rejoint l’association Kalantyrsky, mais ses dispositions clés n’ont jamais été appliquées.
Les liquidateurs en Israël reçoivent une indemnité annuelle d’environ 1 400 $ et une petite aide pour leur loyer.
Mais la loi prévoyait la mise en place d’un service médical spécial géré par l’État – pour surveiller et traiter les liquidateurs et, surtout, leurs enfants, puisqu’il a été prouvé que les maladies et affections causées par l’exposition aux radiations à Tchernobyl avaient atteint une deuxième génération.
Et ce n’est jamais arrivé.
Pendant trois ans, à partir de 2007, le ministère israélien de la Santé a alloué 500 000 shekels par an (environ 125 000 euros) au centre médical privé Rambam à Haïfa pour leurs soins : « Nous étions tous invités. On nous a dit d’apporter des analyses sanguines », se rappelle Kalantyrsky.
« Ils ont vérifié les tests et nous ont renvoyés chez nous. Et c’est la dernière fois que nous avons entendu parler d’eux ».
« Nous nous sommes plaints au contrôleur de l’État. Il a stoppé le programme parce que ce n’était pas une bonne solution. C’était censé être un établissement public, avec des tests et des soins continus. Bon nombre des problèmes de santé surviennent 10 ou 20 ans plus tard ou plus. Nous avions espéré qu’il y aurait une commission pour établir les droits des personnes handicapées. C’était aussi censé s’occuper des enfants. Rien de tout cela n’est arrivé. »
Les liquidateurs d’Israël ne peuvent pas non plus souscrire d’assurance-vie, dit-il. « Nous sommes à haut risque et personne ne veut nous assurer. Le gouvernement veille à ce que les travailleurs de Dimona, par exemple, puissent bénéficier d’une assurance. Mais pas nous. Donc vous ne pouvez pas acheter un appartement, sauf par l’intermédiaire d’un parent. » Svetlova a expliqué dans son éditorial comment le Trésor public se sentait incapable d’intervenir parce que les compagnies d’assurance sont des compagnies privées, et comment le ministère de la Santé a rejeté ses efforts au nom des liquidateurs sous le prétexte effroyable que leurs problèmes de santé ne pouvaient être clairement liés à leur activité à Tchernobyl.
Sur les quelque 3 500 liquidateurs qui ont fait leur alyah, 1 608 sont encore en vie, dit Kalantyrsky. « La plupart des 2 000 personnes qui sont mortes, dit-il, sont mortes de maladies liées à Tchernobyl. Tout d’abord, les maladies liées aux vaisseaux sanguins et au cœur. Et ensuite, numéro deux : le cancer ».
Kalantyrsky soupire et me regarde dans les yeux. « À mon avis, nous devrions avoir une pension équivalente à celle des anciens combattants de l’Armée rouge qui ont combattu les nazis », dit-il en élevant la voix, un petit peu seulement, pour la seule fois dans notre conversation. « Ils ont combattu les nazis et sauvé le monde du nazisme. Nous avons sauvé le monde de la catastrophe nucléaire. »
Risque permanent
Malgré tout, Kalantyrsky n’est manifestement pas un homme amer. Il est accueillant. Il sourit facilement. Et son alyah, malgré toute les injustices et les frustrations, est un succès au niveau le plus personnel. Sa fille cadette est programmeuse technologique, mariée avec un fils et une fille. Sa fille aînée, celle qui les a poussés ici, est traductrice, mariée et mère de deux fils. Mariée, comme elle l’avait espéré, à un gentil garçon juif, de Lviv.
Mais ce n’est pas non plus un homme sanguin. Il s’inquiète à la fois des dangers sanitaires et environnementaux persistants posés par les retombées de la catastrophe de Tchernobyl elle-même, et les dangers toujours présents quand et où l’hubris de l’homme et la fission nucléaire se rencontrent.
Sur le premier point, il rappelle qu’à la fin de 1986, Israël a refusé un envoi de thé arrivé au port de Haïfa en provenance de Turquie et qui s’est révélé dangereusement contaminé par Tchernobyl. A l’époque, Israël aurait également refusé des envois de pistaches, d’amandes et de feuilles de laurier provenant de la même origine, pour la même raison.
Dans les premières années qui ont suivi Tchernobyl, en effet, des denrées alimentaires contaminées ont été exportées dans le monde entier et, dans certains cas seulement, refusées. « De la viande, des produits laitiers et des produits cultivés dans des fermes de Minsk vers Aberdeen et de France vers la Finlande se sont avérés contenir du strontium et du césium et ont dû être confisqués et détruits » écrit Higginbotham. Mais si cela ressemble à une histoire qui se dissipe, « les restrictions sur la vente de moutons pâturés dans les fermes des collines du nord du Pays de Galles ne seront levées qu’en 2012 ».
Et en 2016, « la moitié des sangliers abattus par les chasseurs dans les forêts de la République tchèque étaient encore trop radioactifs pour la consommation humaine ». Dans un article paru l’an dernier, le New York Times a constaté que le lait dans les villages situés jusqu’à 225 km de Tchernobyl présentait encore des niveaux de radioactivité cinq fois supérieurs à la limite pour les adultes et 12 fois supérieurs à la limite pour les enfants.
Pendant 20 ans après la catastrophe, note Higginbotham vers la fin de son livre, l’Ukraine et la Biélorussie n’ont cessé d’étendre leurs « zones d’exclusion » évacuées dans le sillage de Tchernobyl – à une superficie stupéfiante de 4 700 kilomètres carrés « rendue officiellement inhabitable par le rayonnement ».
Kalantyrsky est profondément attristé que l’évaluation et le suivi médical promis non seulement aux liquidateurs en Israël, mais aussi à leurs enfants, n’ait jamais été fourni. Par définition, il est trop tôt pour savoir si les effets du travail de leurs grands-pères à l’épicentre de la catastrophe seront également ressentis par une troisième génération et au-delà.
La principale conclusion que Kalantyrsky tire de Tchernobyl est que « cela a été causé par le facteur humain » et que nous, les humains, allons inévitablement nous planter et avoir besoin de mécanismes de sécurité pour nous protéger de nous-mêmes.
« La France produit 70 % de son énergie grâce à ses centrales nucléaires », note-t-il. « Chaque noyau a trois systèmes de protection autonomes. Si l’un d’entre eux tombe en panne ou s’arrête, un deuxième entre en jeu. C’est une défense contre les imbéciles. Mais même là, il n’y a pas de protection à 100 %. »
Pour faire fonctionner un réacteur nucléaire, même s’il n’est pas affecté par les défauts de conception et de construction dévastateurs qui ont rendu la catastrophe de Tchernobyl inévitable, « Il vous faut une équipe expérimentée. Et vous avez besoin d’une équipe de surveillance expérimentée. Et une équipe de surveillance qui supervise les
surveillants », explique-t-il. « Si vous avez tout cela, alors rien de mal ne devrait arriver. C’était tout sauf le cas à Tchernobyl. »
En observant le monde d’aujourd’hui, il se penche sur la Corée du Nord et son programme nucléaire, et craint le pire. « Que puis-je vous dire ? Je n’y suis pas allé, mais je pense que c’est dangereux », dit-il en s’excusant presque.
Sur une photo, Kalantyrsky m’a montré des ouvriers de la construction à la fin de leur travail sur la base de sarcophages à Tchernobyl, ils tiennent fièrement ensemble une banderole. Il l’a traduit pour moi : « Nous avons exécuté la mission commandée par le gouvernement ! »
Leur part du travail de « liquidation » était terminée. Mais Tchernobyl fait toujours planer une ombre apocalyptique.
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Note 1 : Onze pour cent de l’électricité mondiale est produite par l’énergie nucléaire dans près de 450 réacteurs.
Note 2 : Compte tenu de l’échec de la conception des scientifiques, de leur hubris et du potentiel infini d’erreur humaine, « l’accident était inévitable », a reconnu le Premier ministre soviétique Ryzhkov lors d’une réunion du Politburo, en juillet 1986. « Si ça ne s’était pas passé ici et maintenant, ça se serait passé ailleurs. »
Note 3 : Dans les instants qui ont précédé immédiatement son explosion, la température du réacteur 4 de Tchernobyl a atteint 4 650 degrés Celsius, soit presque autant que la surface du soleil. Lorsque le réacteur s’est désintégré, cette température a plus que doublé.
Note 4 : La majeure partie du combustible du réacteur 4 de Tchernobyl est toujours à l’intérieur du bâtiment du réacteur – une masse de matières radioactives solidifiées considérée comme peu susceptible d’atteindre un nouveau point critique « pour le moment », mais dont le comportement futur possible demeure préoccupant. Au plus fort de la catastrophe, ce corium, d’un « poids combiné d’au moins mille tonnes », avait rongé et ruisselé sur trois étages sous le réacteur et s’était arrêté, écrit Higginbotham, « à quelques centimètres des fondations qui séparent le bâtiment du sol inférieur ». La crainte d’un effondrement « n’avait pas été si farfelue après tout. »
Note 5 : Malgré les appels mondiaux en faveur de leur démantèlement, 10 réacteurs nucléaires de puissance RBMK, bien qu’ils aient fait l’objet de diverses améliorations en matière de sûreté, sont toujours en service en Russie à ce jour.
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