Un scandale international sort du coffre
Les subtilités politiques de la vie réelle de Sir Basil Zaharoff, un homme autrefois connu pour être “l’homme le plus méchant d’Europe", font la substance d’une légende hollywoodienne
LONDRES – Le fichier CAB301/116 des archives nationales britanniques semble inoffensif au premier abord. Mais dans cette banale boîte en carton réside une histoire torride, l’histoire autrefois connue comme « le Marchand de Mort », que l’on appelait « l’homme le plus méchant d’Europe ».
Le fichier, retrouvé parmi les papiers du Cabinet de 1942 déclassifié en décembre dernier, est une boîte en étain de documents qui sont si toxiques, que ni le Bureau du Cabinet, ni les Affaires Etrangères ne voulaient le garder, alors qu’ils savaient qu’ils ne courraient aucun risque qu’ils deviennent publics.
En 1952, Sir Edward Bridges était un fonctionnaire, sous-secrétaire permanent au Trésor. Il a eu besoin de l’aide du Notaire du Trésor, Sir Thomas Barnes.
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Voici le problème : « Un jour la semaine dernière, Strang [Sir William Strang, sous-secrétaire permanent aux Affaires Etrangères] a donné une petite fête pour la retraite de ‘C’ [le chef du renseignement du MI6, les services secrets britanniques].
Pendant le dîner, C a dit qu’il avait déjeuné ce jour avec une des banques. Plus tard il a révélé qu’il s’agissait de Glyn Mills [qui fera partie de la Royal Bank of Scotland]. La banque a dit qu’ils avaient une boîte de papiers à propos des accords entre Sir Basil Zaharoff et le gouvernement pendant la Première Guerre mondiale.
« J’ai joint un résumé des documents, préparé par la banque… Il est clair que cette correspondance est liée à un chantage plutôt chaud sur une large échelle. Sir Basil est mort. Et, je le suppose, sa femme aussi. La banque ne sait pas à qui les papiers appartiennent et veut s’en débarrasser. Il a été suggéré que si nous voulions en prendre la garde, la banque nous les confierait. Il me semble que ces papiers concernent des transactions du gouvernement sur le côté sordide de la vie, et que nous devons éviter de courir le risque que ces documents ne tombent en de mauvaises mains. »
On ne sait pas quel conseil Sir Thomas a donné à Sir Edward sur quoi faire avec le matériel Zaharoff, cependant, alors qu’ils l’observaient dédaigneusement, Zaharoff a procédé à beaucoup d’actes troubles à l’instigation du Premier ministre pendant la Première Guerre mondiale, David Lloyd George.
Aujourd’hui, alors que les documents eux-mêmes ne sont plus dans la boîte CAB 301/116, le résumé de la banque sur leur contenu est toujours là. Il suffit de dire que la description de Sir Edward des activités de Sir Basil comme « plutôt chaudes » est l’un des plus grands euphémismes de tous les temps.
En fait, les notes laborieuses de la banque montrent de gigantesques sommes d’argent éparpillées, des réunions discrètes avec les dirigeants grecs et turcs, des courses-poursuite de style Keystone Kop dans des hôtels suisses, des plaidoiries spéciales pour des décorations britanniques – Lloyd George était connu pour les jeter comme des confettis.
Les documents décrivent même, dans l’année suivant la déclaration Balfour, les faux engagements pris par Sir Basil ce qui adviendrait de la Palestine.
Alors qui était « ZedZed », comme il était surnommé par ses intimes », le champion international du mystère ?
Une rapide recherche sur le moteur de recherches Google montre des choses intrigantes, notamment l’acharnement par un certain nombre de suprématistes extrémistes à montrer que Zaharoff était un juif, responsable d’avoir entraîné la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale, simplement pour son profit personnel.
Alors qu’il est improbable qu’il porte cette responsabilité sur ses seules épaules, il est évident que Zaharoff a utilisé le conflit à son avantage pour exercer ses talents particuliers, y compris en promettant des territoires à la fois aux Turcs et aux Grecs, notamment en essayant d’inciter les Turcs à se mettre du côté des Alliés.
Selon un article publié en 2012 dans le Smithsonian Magazine, Zaharoff est né « en Anatolie, qui faisait alors partie de l’Empire ottoman, peut-être en 1849 ».
D’autres articles suggèrent qu’il était Arménien ou Grec, ou même Russe de naissance. Effectivement, il parlait plusieurs langues et en a pleinement profité tout au long de sa carrière scandaleuse, qui comprenait apparemment le poste de rabbateur pour un bordel, bigame et pyromane – ainsi que la « profession » qu’il avait quand il a commencé son travail ‘sous le radar’ pour le gouvernement britannique, celle d’un marchand d’armes qu’il a accompli avec un énorme succès.
Zaharoff a clairement fait du mensonge une nouvelle forme d’art. Comme l’un de ses premiers biographes, l’Autrichien Robert Neumann, le décrit : « vous lui demandez son certificat de naissance. Hélas ! Un incendie a détruit les registres paroissiaux. Vous recherchez un document le concernant dans les archives du ministère de la Guerre de Vienne. Le dossier est là, mais il est vide ; le document a disparu … ».
Donc Zaharoff aurait pu ou n’aurait pas pu être juif, mais nous ne le saurons jamais, car dans sa vieillesse, en 1927, il était assis dans son château à Paris – presque certainement acquis par des moyens douteux – et a systématiquement brûlé les journaux intimes et les documents qui ont été rédigés en 58 ans, des documents de toute une vie.
Ce que nous savons, c’est qu’il est apparu en Grande-Bretagne en 1872 et a épousé Emily Burrows, la fille d’un marchand de Bristol. Le couple s’est installé en Belgique mais peu de temps après, Zaharoff a été arrêté et ramené en Grande-Bretagne pour y être jugé, sur des accusations de détournement de 7 000 livres sterling de marchandises et de valeurs mobilières.
En fait, ZedZed était la première personne à être extradée en vertu du nouveau traité d’extradition signé entre la Belgique et la Grande-Bretagne peu de temps avant. Lors de son procès, il a affirmé avoir fréquenté la prestigieuses école privée, Rugby, et qu’il portait habituellement un revolver depuis l’âge de sept ans. (Ces deux affirmations étaient probablement fausses et il a réussi à échapper à une peine de prison.)
Mais les 7 000 livres sterling paraissent bien insignifiants par rapport aux autres aventures de Zaharoff, qui semblent avoir inclus un mariage bigame à une héritière de New York et divers projets profondément suspects « d’investissements » aux Etats-Unis, où parfois, il se présentait sous le titre de comte Zaharoff.
Au moment de son apparition dans les documents de la boîte en étain stockée à la Banque Glyn Mills, Zaharoff était un marchand d’armes bien établi, qui a gagné des millions en tant que « super-vendeur » pour la société britannique, Vickers.
Selon Mike Dash du Smithsonian Magazine, « entre 1902 et 1905, il a été payé 195 000 livres sterling à titre de commissions – qui équivaudrait à 25 millions de dollars aujourd’hui – et en 1914, il a été actif non seulement à Istanbul et à Athènes, mais également à Saint-Pétersbourg, Buenos Aires et Asunción ; il possédait plusieurs banques, a vécu dans un château français et a fait la cour à la duchesse de Villafranca, une noble espagnole qui allait devenir sa troisième femme ».
Dash a expliqué que « la preuve documentaire qui survit suggère que sa principale valeur auprès de ses employeurs était une compréhension instinctive [qui lui permettait de savoir] quand et à qui il devait offrir des pots-de-vin – il a écrit des mémos joyeux qui évoquaient de ‘faire le nécessaire’ et ‘l’administration de doses de Vickers’.
Les dossiers du Bureau des Affaires étrangères montrent qu’en 1912, Zaharoff a joué un rôle en passant de 100 000 roubles à des officiers du ministère russe de la Marine afin de détourner des contrats du gouvernement vers un groupe de construction navale local dans lequel Vickers portait un intérêt ».
Les documents de Glyn Mills montrent qu’entre 1916 et le début de l’année 1918, Zaharoff a fait la navette entre le Premier ministre grec Eleftherios Venizelos, et le leader turc, Enver Pacha, chacun offrant de l’argent pour aider à influer sur le cours de la guerre. Ce n’était pas, bien sûr, le propre argent de Zaharoff : il est allé voir le Premier ministre, Herbert Asquith, qui a été poussé à démissionner par David Lloyd George en décembre 1916, en plein milieu de la guerre.
Dans les lettres et les télégrammes qui datent d’octobre à décembre 1916, nous apprenons que Zaharoff a dit à son collègue de Vickers, Vincent Caillard, que si on lui « avait donné 1,5 million de livres sterling, il aurait été en mesure de convaincre la Grèce de rejoindre les Alliés en 20 jours, et que le gouvernement français voulait qu’il aille en Grèce en tant qu’ « ambassadeur extraordinaire ». Mais ils [les Français] souhaitaient lui lier les mains à un tel point qu’il a refusé ».
Dans ce paragraphe, nous sentons le génie particulier de Zaharoff pour diviser et mieux régner. Immédiatement, Caillard a organisé une réunion entre Zaharoff avec Asquith, « qui a accepté de réunir la somme requise ».
Mais Venizelos n’acceptera pas de jouer le jeu, et donc, dans un torrent de lettres non seulement faisant allusion, mais exigeant du « chocolat pour ZedZed » – une façon révoltante et timorée de demander une médaille d’honneur britannique ou le titre de chevalier – Zaharoff a commencé à se tourner vers les Turcs pour essayer de convaincre l’Empire ottoman de changer de tactique et de soutenir les Alliés.
Entre mai et septembre 1917, Zaharoff a fait la navette entre Londres et Genève, en utilisant un homme appelé Abdul Karim Bey comme son intermédiaire avec Enver Pacha, le leader turc.
Les papiers, selon la banque Glyn Mills, démontrent qu’ « Abdul Karim Bey a demandé 500 000 dollars pour présenter Enver à Zaharoff. Et pour une somme supplémentaire de 1,5 million de dollars, Enver allait essayer de retirer ses troupes des fronts de la Mésopotamie et de la Palestine, pour ouvrir les Dardanelles et rendre les fronts – tout cela aurait pu être obtenu pour plus de 10 millions de dollars payéx en plusieurs versements et sur les résultats ».
David Lloyd George, à cette époque Premier ministre, était intéressé, affirment les documents. « Il a laissé Zaharoff avoir une douce avance de 2 millions de dollars ».
Armés de cette somme énorme, « en décembre 1917, Zaharoff a rencontré Abdul Karim Bey à Genève et lui a remis 500 000 dollars pour lui-même [Abdul Karim Bey] et 1,5 million de dollars pour Enver. Il a ensuite fait Abdul Karim boire au cours du déjeuner et a reçu un rapport très intéressant sur une réunion des puissances centrales à laquelle le Kaiser, Hindenburg, et Ferdinand de Bulgarie étaient présents ».
En janvier 1918, la dernière année de la guerre, Zaharoff commençait à être impatient. Il a demandé à Abdul Karim Bey d’organiser une autre réunion avec Enver Pacha à Genève, mais le dirigeant turc, nerveux au sujet de sa sécurité, a refusé de voir Zaharoff face à face. Au lieu de cela, les journaux rapportent qu’ « Abdul Karim est allé de chambre en chambre dans l’hôtel » pour tenter de négocier un accord.
Finalement, un accord était sur la table. Cinq millions de dollars devaient être payés à Enver pour permettre à un sous-marin britannique de passer clandestinement à travers le détroit des Dardanelles et torpiller les navires de guerre allemands Goeben et Breslau, puis repartir.
« Deux autres millions de dollars devaient être versés si les troupes turcs en Palestine re retiraient du nord de la voie ferrée Haïfa-Heraa. Le gouvernement britannique a promis de ne pas violenter les troupes turques lors du retrait, et a garanti que la Palestine ne serait pas annexée par la Grande-Bretagne ou incorporée dans l’Empire britannique ».
Comment Zaharoff en est arrivé à ce détail relatif à la Palestine – quelques mois seulement après la Déclaration Balfour en novembre 1917 – cela reste un mystère.
Un historien des Archives nationales a déclaré au Times of Israel qu’il pensait que Zaharoff opérait d’une telle façon, tellement singulière, qu’il aurait pu même ne pas avoir été au courant de l’engagement pris par la Grande-Bretagne formalisé par la Déclaration Balfour.
En tout cas, disent les journaux, « la réunion a été un échec complet. Enver a expliqué qu’il s’était trouvé dans l’incapacité de procéder et qu’il a remis le détroit des [Dardanelles] aux Allemands ».
Il a redonné à Zaharoff une partie de l’argent des pots-de-vin, contrairement à son intermédiaire, Abdul Karim Bey, qui a refusé de lui rendre quoique ce soit. Zaharoff a dit avoir eu « le coeur brisé » par un tel comportement, même si on ne peut pas s’empêcher d’avoir le sentiment à la lecture de ces documents qu’Abdul Karim jouait le maître manipulateur de son propre jeu.
Et au final, ZedZed a obtenu son « chocolat ». Lloyd George l’a recommandé avec une Grande Croix de chevalier. Strictement parlant, parce qu’il était un citoyen français à cette époque, Zaharoff n’a pas le droit de se faire appelé « Sir Basil » mais comme d’habitude, il n’en a pas tenu compte, et quand il est mort en 1936, il se faisait appelé Sir Basil Zaharoff.
Certes, le modeste carton ne donnait aucune indication sur les délices qui se cachaient en son sein.
Tandis que les chercheurs les plus sérieux des Archives nationales britanniques étudiaient leurs dossiers secrets, ils regardaient vers le Times of Israel en se demandant ce qui était si divertissant. C’était ZedZed, l’homme le plus sournois d’Europe, qui une fois de plus nous séduisait avec son charme particulier.
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