Un survivant de la Shoah devenu star de TikTok lutte contre l’antisémitisme en ligne
En faisant la promotion en ligne de leur livre sur la vie de Gidon et sur ses années à Theresienstadt, Gidon Lev et Julie Gray se retrouvent à enseigner la Shoah aux jeunes
PRAGUE – À près de 88 ans, Gidon Lev, survivant de la Shoah, a affronté l’acteur Joe Rogan, s’est lié d’amitié avec un ancien néo-nazi, est apparu dans des émissions télé matinales et il fait maintenant l’objet d’un documentaire qui sera bientôt diffusé – et ce grâce à une poignée de videos diffusées sur TikTok pour promouvoir son autobiographie intitulée The True Adventures of Gidon Lev [Les vraies aventures de Gidon Lev].
Le compte TikTok de Gidon Lev, géré avec sa complice, l’éditrice Julie Gray, compte plus de 427 000 abonnés et des millions de « likes » depuis que le duo a décidé, en pleine pandémie de COVID-19, qu’il était temps de réagir à la propagation virale de fausses informations et au relativisme par rapport à la Shoah. Leurs messages, souvent formulés à travers les mèmes et les thèmes qui font fureur sur la plateforme, ont trouvé un écho auprès des jeunes, surreprésentés sur TikTok. Des jeunes qui sont également les plus susceptibles d’avoir le moins de connaissances concernant la Shoah, et le couple constitue ainsi une référence morale fiable dans un contexte où l’information est souvent confuse et trompeuse.
La propagande n’est pas un concept inconnu pour Lev, qui a passé une grande partie de son enfance à Theresienstadt, le camp de concentration et ghetto nazi situé dans le nord-est de la République tchèque, souvent utilisé à des fins de propagande par le régime de Hitler pour berner les gouvernements étrangers et les organisations telles que la Croix-Rouge internationale.
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À cette fin, un semblant de vie culturelle avait bel et bien été autorisé par les nazis à Theresienstadt et les visiteurs n’avaient le droit de visiter qu’une petite partie des lieux. La majorité des prisonniers qui y étaient internés mouraient de maladie, de surmenage ou de faim, ou ils étaient expédiés dans des camps d’extermination où ils étaient sommairement assassinés.
Lev a vécu à Theresienstadt pendant quatre ans, entre ses 6 et 10 ans. Il y a perdu son grand-père, ainsi que d’autres membres de sa famille. Son père, l’un des premiers prisonniers du camp, a été transporté à Auschwitz où il a été assassiné.
Et malgré tout cela, Lev ne s’est jamais départi de son optimisme. Jusqu’à récemment, il travaillait à mi-temps comme livreur de fleurs dans la ville de Ramat Gan, dans le centre d’Israël, où il passe sa retraite après des années à travailler comme éleveur de vaches laitières dans deux kibboutzim. Comme de nombreux autres survivants vieillissants de la Shoah, il a décidé de partager son histoire avec des écoliers israéliens afin de préserver la mémoire du génocide. D’autres survivants, comme Lily Ebert (qui compte d’ailleurs Lev parmi ses nombreux fans), utilisent les réseaux sociaux pour enseigner l’histoire de la Shoah – mais Lev se distingue parmi tous les autres par sa façon d’épouser et d’accompagner les dernières tendances pour diffuser ses messages.
C’est à Gray, le cerveau de l’opération, que Lev doit sa gloire sur TikTok. Au fil de nombreux essais et d’innombrables erreurs, elle a appris à maîtriser la plateforme et à gérer les contenus. Aujourd’hui, elle utilise ses connaissances durement acquises en matière de réseaux sociaux pour aider les musées des anciens camps nazis à actualiser leurs stratégies en matière de réseaux sociaux pour mieux parler aux jeunes.
Le Times of Israel a rencontré Lev et Gray à une conférence de l’Association juive européenne organisée à Prague pour la Journée internationale de commémoration de la Shoah, où Lev était l’invité d’honneur et où Gray a fait une présentation sur les possibilités offertes par les réseaux sociaux pour l’enseignement de la Shoah.
Dans le hall de l’hôtel où se tenait la conférence, entre des interruptions occasionnelles de notre conversation de la part de spectateurs émus, ils nous ont raconté leur vie, parlé de l’enseignement de la Shoah, des réseaux sociaux et du documentaire à venir sur leurs aventures personnelles.
L’entretien qui suit a été édité dans un souci de clarté et de longueur.
Gidon, quand avez-vous commencé à vous intéresser à la sensibilisation des gens à la Shoah ?
Gidon Lev : J’ai été marié pendant 40 ans à ma deuxième femme, puis elle est morte il y a 12 ans. On m’avait dit dans le passé : « Pourquoi tu n’écris pas sur ce dont tu te souviens, la Shoah, ta famille, ce que tu as fait, d’où tu viens ? » Ma femme partie, je me suis retrouvé seul, alors je me suis mis à écrire et écrire encore, et écrire, écrire toujours, et je voulais en faire un livre – mais pour avoir un livre, il faut avoir un éditeur.
Julie Gray : [Elle s’approche tenant un verre dans chaque main] Le bar est arrivé.
Lev : Donc je cherchais un éditeur, et elle [Julie Gray] est arrivée. Au début, elle m’a dit : « Non, je ne connais rien à la Shoah, je fais de la fiction, je ne fais pas d’histoires personnelles », mais j’ai souri et je l’ai convaincue. Et nous voilà six ans plus tard. Nous avons publié un livre, et une fois le livre publié, on a voulu le vendre. Et Julie a dit, « Tu sais quoi ? Allons sur TikTok. »
Gray : J’avais lu un article dans le Wall Street Journal, qui disait : « Un auteur devient célèbre grâce à TikTok. »
Lev : [désignant un verre] C’est pour moi ?
Gray : C’est pour toi. Je dois prendre une photo de toi en train de le boire – c’est sa boisson préférée, partout où on va on le prend en photo alors qu’il la boit.
Qu’est-ce que c’est, un Aperol spritz ?
Gray : Oui. (Elle prend une photo avec son téléphone.) Nous y voilà, un Aperol spritz à Prague. Donc on a lu cet article dans le Wall Street Journal selon lequel les auteurs vendaient des livres sur TikTok grâce à un hashtag, BookTok. Et on a regardé TikTok – aucun de nous ne connaissait, on s’est dit : « TikTok ? C’est ridicule. » Mais en observant ce hashtag, on s’est aperçu que c’était un énorme hashtag.
C’était quand exactement ?
Gray : Environ un an et demi – à peu près en juillet 2021. Le livre a été publié pendant la pandémie, et on n’avait pas vraiment pu faire la promotion du livre, et on a jeté un coup d’œil sur TikTok. Et on a fait un TikTok genre : « Voici Gidon Lev, c’est un survivant de la Shoah, vous devriez lire son livre ». Et puis on en a fait un deuxième et un troisième comme ça. Et les gens ont aimé. Tout à coup, les gens ont commencé à faire des commentaires, et ce qui nous a rendu viraux, c’est…
Lev : On a vu que quand on parlait de certains événements que j’avais vécus pendant la guerre, la Shoah, pour survivre, il y avait des antisémites pleins de haine et vraiment malveillants.
Julie Gray : Mais le déclic s’est produit lorsque les gens ont commencé à comparer le COVID à la Shoah. C’est ce qui nous a rendus viraux parce que nous avons commencé à voir – oui, il y avait des relents d’antisémitisme dans les commentaires – nous avons commencé à voir des gens sur TikTok comparer le fait de devoir porter une étoile jaune au COVID. Et parmi ces gens, le célèbre podcasteur américain Joe Rogan, qui a publié sur les réseaux sociaux un article comparant les restrictions du COVID à la Shoah. Et cela nous a rendus furieux tous les deux. On a donc fait un TikTok sur Joe Rogan, en le prenant directement à partie. Et c’est à ce moment-là que nous avons été cités dans Newsweek et dans le Daily Mail en Angleterre – les médias nous ont remarqués parce que nous nous sommes attaqués à Joe Rogan et que nous lui avons demandé de présenter des excuses. Il ne l’a pas fait, mais notre compte est devenu viral. Et c’est à ce moment-là – jusque-là, nous sensibilisions à la Shoah mais c’est à ce moment-là que tout cet antisémitisme a commencé à faire rage. Et on s’est dit, c’est no bueno. Nous ne pouvons pas l’ignorer. Nous devons raconter l’histoire de Gidon. Et si les gens achètent notre livre, tant mieux, mais nous devons lutter contre ce phénomène.
Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif ?
Lev : Soyons clairs – Julie est le cerveau, la créatrice, l’innovatrice derrière tout ça… Et vous savez, il peut être 8h du soir, je suis déjà au lit en train de lire…
Gray : Et je vois un TikTok, et je dis, Gidon, lève-toi. On doit faire ça, mets une chemise.
Lev : Je pense qu’elle a de bonnes idées – parfois plus, parfois un peu moins – mais en gros, ses idées sont très originales, très innovantes, et si on peut faire du bien, pourquoi pas.
Étiez-vous déjà impliqué dans l’enseignement de la Shoah avant de créer TikTok ?
Lev : En fait, pendant cette période j’étais également invité à parler dans des lycées. Par exemple, il y a un lycée à Tel Aviv qui est spécialisé dans les arts, le lycée Thelma Yellin, et l’un de mes petits-fils y était étudiant. Ils m’ont donc invité et m’ont demandé si je voulais raconter mon histoire à une classe. Et j’ai dit, plus il y en a, mieux c’est. J’ai donc fini par parler aux élèves de toute l’année – au lieu de 30 enfants, il y avait 120 enfants. Et j’ai parlé, je leur ai raconté mon histoire de manière concise, et petit à petit, je suis rentré dans le jeu. La plupart du temps, j’arrive à nouer des contacts personnels.
Gray : En fait, Gidon, puis-je te poser une question ? Parce que j’ai été à tes côtés pendant toute cette course folle. Je sais que tu aimes parler aux gens en personne, tu préfères de loin avoir des gens devant toi. Donc est-ce que TikTok a été bizarre pour toi ? Tu t’es très vite adapté à TikTok, tu sais, tu faisais les danses, tu faisais les mèmes, tu le fais toujours. Cela doit être très différent de parler à de petits groupes. Comment cela se passe-t-il pour toi ?
Lev : C’est totalement différent. C’est une autre façon de communiquer. Et il s’avère que j’aime jouer la comédie. Je suis un danseur, enfin, un danseur folklorique, pas un danseur.
Gray : Gidon vient de faire un TikTok avec Montana Tucker, une vedette sur TikTok avec 8 millions de followers.
Oh !
Gray : Et elle est Juive. Nous sommes en train de faire un documentaire, et Montana et son entourage sont allés dans un studio à Los Angeles la semaine dernière où notre réalisateur l’a rencontrée, et elle a fait un Zoom avec Gidon et lui a parlé de sa vie, et Gidon lui a appris une danse folklorique israélienne. Tout cela sera repris dans notre documentaire.
Quand avez-vous commencé à filmer le documentaire ?
Gray : Il y a deux ans environ. Vous avez déjà vu le film « Queen Mimi » ?
Non.
Gray : « Queen Mimi » est un documentaire primé réalisé par un Israélien-américain nommé Yaniv Rokah. J’ai rencontré Yaniv en Israël il y a environ huit ans, lorsqu’il a présenté « Queen Mimi » au Festival du film de Haïfa. On est devenus amis et on est restés en contact. Puis, il y a environ deux ans, il m’a appelé et il m’a dit : « J’ai décidé de me mettre à mon prochain film, et il sera sur toi et Gidon. » Le tournage a commencé presque immédiatement, et je pense qu’il est terminé à présent, mais maintenant il vient de faire ce zoom avec Montana Tucker. Et il vient aussi d’interviewer le nouveau directeur exécutif de la Fondation Shoah.
Une autre personnalité très surprenante apparaît aussi dans notre film. Je ne sais pas trop comment il est arrivé jusqu’à nous, mais c’est un homme qui s’appelle Jeff Schoep, et qui, jusqu’à il y a deux ou trois ans, était à la tête du parti nazi américain. Il est maintenant ce qu’ils appellent un former, soit un ex. Il a démissionné. Il a été à la tête du mouvement national-socialiste pendant 20 ans, et il nous a contactés, je pense qu’il nous a trouvés sur TikTok, et il a dit : « Je veux parler à Gidon. » Et donc nous avons rencontré un ancien nazi sur Zoom. En plus, il ressemble à un nazi, il est couvert de tatouages. Gidon et lui ont parlé, il a pleuré. Et ils ont eu une conversation vraiment profonde. Jeff travaille maintenant avec le Centre Simon Wiesenthal, et comme c’est un former, il leur explique les méthodes de recrutement, parce que lui aussi recrutait. Il a également été interviewé pour notre film.
Gidon, vous êtes allé dans les écoles pour enseigner la Shoah aux jeunes. Lorsque vous étiez en âge scolaire, vous avez passé quatre ans emprisonné à Theresienstadt. Avez-vous eu droit à un enseignement quelconque là-bas ?
Lev : Il n’y en avait pas. Ce n’était très certainement pas autorisé. Mais bien sûr, parfois vous réussissez quand même à apprendre quelque chose même si ça vous est interdit. Vous vous cachez dans une pièce, ou dans un grenier, ou dans une cave. J’ai dû apprendre à lire et à écrire quelque part. Et je pense que ce devait être avec une cousine, une cousine qui a aussi été à Theresienstadt pendant un certain temps. Je me souviens vaguement être allé chez elle de temps en temps et j’imagine qu’elle a dû m’apprendre à lire et à écrire. Parce que quand la guerre s’est terminée en 1945 et que nous sommes retournés à Carlsbad, à Karlovy Vary, je me suis inscrit à l’école, ils m’ont fait passer un petit test et ils m’ont autorisé à entrer en troisième année. Pas en première année, pas en deuxième année, mais en troisième année. J’aurais dû être en quatrième année, mais je suis passé en troisième année, et cela devait être dû au fait que je savais déjà lire et écrire. Les baraquements dans lesquels nous vivions à Theresienstadt étaient destinés aux mères et aux enfants de moins de 10 ans. Et les mères étaient envoyées au travail à 6h du matin, elles étaient rassemblées au milieu de la cour et emmenées au pas de course, et les enfants restaient derrière. Et vous pouvez demander : « Mais alors, qu’est-ce que tu faisais toute la journée ? »
En fait, ça allait être ma prochaine question.
Lev : Je ne restais pas à ne rien faire, bien sûr. Honnêtement, je ne me souviens pas trop de ce que nous faisions, mais on faisait beaucoup de choses – principalement on essayait de trouver de la nourriture parce qu’on avait faim. On avait tout le temps faim, du matin au soir, du soir au matin. Il n’y avait pas de frigo, de glacière ou de placard dans lequel on pouvait aller chercher un morceau de pain, un biscuit ou autre chose. Il n’y avait rien de tel. On vous donnait une tranche de pain et un bol de soupe, qui était principalement de l’eau colorée. Donc la recherche de nourriture d’une manière ou d’une autre, quelque part, était une constante. Et pour nous, les enfants, c’était une de nos occupations. Par exemple, quand nous voyions arriver le camion qui apportait les miches de pain, il fallait que quelqu’un le décharge et mette le pain dans la réserve. Alors on courait vers le camion et on aidait à décharger. Ils vous mettaient quatre, cinq, six pains sur les bras, on allait le déposer et retour. Pourquoi on faisait ça ? Dans l’espoir de pouvoir attraper un petit bout de pain.
Et je peux même ajouter que, oui, nous avons joué à des jeux. Il y avait des jeux de foot. « Quoi, ils vous ont donné un ballon ? » Non, ils ne nous ont pas donné de ballon. Il nous est arrivé de faire un ballon avec des chiffons. On prenait de vieux vêtements, on les coupait en bandes, on les roulait en boule, et tant que ça tenait, on pouvait jouer. Quand il commençait à se désagréger et qu’il ne restait plus rien, le jeu se terminait.
Avant de partir, je voulais juste vous demander comment vous gérez votre nouvelle célébrité sur les réseaux sociaux.
Lev : Vous savez, je suis parfois sidéré par l’attention que l’on me porte. Cette conférence illustre parfaitement la manière dont les choses peuvent arriver sans prévenir. Ce matin, quand je suis descendu de ma chambre d’hôtel, il y avait tellement de gens qui étaient gentils et qui voulaient me parler et me poser des questions. Mais pourquoi ?
Je ne représente pas un gouvernement, je ne suis pas d’une agence, je ne fais partie d’aucune organisation. Je suis juste Gidon Lev, qui a déménagé en Israël il y a 65 ans, et me voilà. Je suis venu en Israël non pas pour devenir un dentiste, un médecin, un ingénieur, un professionnel. Je suis devenu un fermier. J’ai labouré le champ dans la vallée de Jezreel. Je trayais 200 vaches par jour, parfois deux fois par jour. J’étais juste un éleveur de vaches laitières. C’est ma profession.
The True Adventures of Gidon Lev: Rascal. Holocaust Survivor. Optimist. 320 pages ; Julie Gray
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