Une exposition virtuelle sur la peste montre les Juifs en bouc émissaire
En raison de l'épidémie de COVID-19, un musée allemand a fermé et transformé son exposition sur les épidémies médiévales en projet virtuel, qui rencontre le succès
- St. Roch, qui, croyait-on, protégeait de la peste (Autorisation : Musée d'archéologie de Herne)
- Une croix visant à protéger contre la peste (Autorisation : Musée d'archéologie de Herne/ photo/ peter-juelich.com)
- Le docteur Stefan Leenen, conservateur de "Peste !" (Autorisation: Musée d'archéologie de Herne)
- Le Gruselhorn avait été introduit à Strasbourg et il servait le soir pendant les pogroms pour annoncer que les Juifs devaient quitter la ville (Autorisation : Musée d'archéologie de Herne)
- Une amulette protégeant de la peste (Autorisation : Musée d'archéologie de Herne)
- Des citoyens de Tournai enterrent des victimes de la peste noire. Pierart dou Tielt, 1340-1360 (Domaine public)
BERLIN — Quand l’exposition « Peste ! » a ouvert ses portes au musée d’archéologie à Herne, une ville de l’ouest de l’Allemagne, au mois de septembre dernier, l’intérêt qu’elle a suscité s’est largement limité aux résidents proches et aux médias locaux. Mais à la mi-mars, quand l’Allemagne a adopté ses premières mesures visant à empêcher la propagation du coronavirus meurtrier, l’exposition a fait les gros titres dans tout le pays.
« C’est compréhensible, parce qu’on peut établir des parallèles – même si la peste a été causée par une bactérie et qu’elle peut donc être soignée contrairement au COVID-19, qui est entraîné par un virus », avait expliqué le conservateur de l’exposition, Stefan Leenen. « Même si l’intérêt suscité par l’exposition a augmenté de façon énorme, la majorité des visiteurs potentiels, et particulièrement les écoles, ne peuvent pas venir en raison des restrictions imposées sur les déplacements. »
Quelques heures seulement après notre entretien avec Leenen, le musée a fermé ses portes. La nouvelle peste l’a emporté sur l’ancienne. Mais, dorénavant, une visite virtuelle de cette exposition très intéressante est proposée sur Internet.
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Grâce à 300 objets, « Peste ! » montre les réactions médicales et religieuses à ces épidémies médiévales – et en particulier à la peste noire (ou grande peste bubonique) qui a frappé l’Europe au 14e siècle. Les médecins, à l’époque, pensaient que de mauvaises vapeurs ou une constellation défavorable des étoiles étaient à l’origine de ces morts en masse. Les chrétiens et l’église catholique l’attribuaient à la fureur de Dieu.

Pour apaiser cette divine colère, l’église avait lancé une campagne de repentir forcé. Elle a tenté de déjouer le malheur qui s’abattait en organisant des processions massives qui ont probablement aidé à propager encore davantage la bactérie, ou en suppliant les saints.
« Les empereurs ou les conseils des villes juraient de construire une église ou une colonne si la peste disparaissait ou si elle épargnait les locaux », note Leenen. « Une promesse de ce type restée célèbre a été faite dans le village bavarois d’Oberammergau : ‘Si la peste nous épargne, nous organiserons la passion du Christ tous les dix ans.' »

Cette promesse a été faite en 1633 après la mort de 80 habitants, victimes de la peste. La première représentation a eu lieu un an plus tard et, depuis, les villageois sont restés fidèles à leur promesse. Cette production, devenue célèbre, est mise en scène chaque première année de nouvelle décennie et mobilise 2 000 acteurs, musiciens et techniciens.
Cette année, la reconstitution devait être jouée du 16 mai au 4 octobre. Le village attendait environ un demi-million d’invités passionnés – mais le spectacle a finalement été reporté au mois de mai 2022 pour cause de pandémie de coronavirus.
Tout comme la grippe espagnole au 20è siècle – qui a touché 500 millions de personnes – les soldats ont contribué à propager la peste noire. En 1346, une armée de Tatars a fait le siège du port génois de Kaffa, en Crimée. Les assiégeants ont attrapé la peste et jeté leurs morts dans la ville pour obliger cette dernière à se rendre.
La peste a ensuite atteint l’Empire romain et l’Europe par le biais des galères génoises, et a d’abord affecté les villes côtières – Constantinople, Gênes et Venise. En 1348, elle est apparue à Paris, à Londres et au Caire, avant de se répandre à Madrid, à Cologne et à Vienne et, plus tard, à Varsovie et à Moscou. En l’espace de sept ans, la peste noire a entraîné la mort de 25 millions de personnes, soit un tiers de la population européenne.
Les Européens du Moyen-Âge savaient bien à l’avance que la peste se rapprochait.
« Des cités variées communiquaient bien entre elles à travers un réseau efficace de messagers », explique Alexander Berner, conseiller scientifique de l’exposition.

Mais la bactérie n’avait pas encore été découverte et personne ne savait ce qui pouvait être à l’origine de cette épidémie. La panique gagnant du terrain, les populations ont recherché des coupables parmi les plus vulnérables de la société : les femmes accusées de sorcellerie, les mendiants et les Juifs.
Le plus important génocide juif avant la Shoah
Berner note que les Juifs avaient déjà subi de nombreuses discriminations à l’époque. Les générations précédentes les avaient persécutés pour avoir été les assassins présumés du Christ. Pendant la peste noire, ils ont été accusés d’empoisonner les puits pour se venger des chrétiens qui les avaient fait souffrir, explique Berner.
« En résultat, presque toutes les communautés juives, sur le territoire qui est devenu aujourd’hui l’Allemagne, ont été annihilées », dit Berner. « Cette époque a été marquée par les plus grandes persécutions de Juifs avant la Shoah. »

Cette propagande antisémite se retrouve sur une gravure sur bois française : un homme barbu tient un petit sac dans la main qu’il est sur le point de jeter dans un puits. Un personnage diabolique urine dans le puits, venant souligner l’idée d’un danger. Un gros crucifix placé aux abords de la fontaine identifie clairement cette dernière comme chrétienne.
La vague de persécutions avait commencé au mois d’avril 1348, à Toulon, dans le sud de la France. Quarante Juifs y ont été assassinés – ce qui a signé la fin de la petite communauté juive de la ville. De là, les violences se sont rapidement propagées à l’Espagne et aux autres régions françaises. Au mois de novembre 1348, les premiers pogroms ont éclaté dans les villes germanophones de Bern et de Stuttgart. Au cours de l’été 1349, elles se sont répandues à Mayence, à Trêves et à Cologne. Le dernier pogrom connu en lien avec l’épidémie de la peste noire et l’accusation d’empoisonnement des puits ont eu lieu sur le territoire de la Pologne contemporaine, en 1351.
Mais les persécutions des Juifs et les pogroms qui ont suivi ont différé largement d’une ville à une autre, comme l’illustre très clairement « Peste ! ».
« Les pogroms étaient souvent initiés par les familles, les marchands ou les commerçants qui avaient des dettes envers les Juifs », dit Berner. « Avec l’éradication des Juifs, ils ont pu se débarrasser de créanciers embarrassants. »
Dans la ville d’Augsburg, en Bavière, la famille Portner, qui appartenait à l’aristocratie, a organisé un soulèvement qui visait à la fois à se saisir du pouvoir dans la ville et à lancer un pogrom contre les Juifs. Une initiative qui s’est soldée par un échec, mais la mort de presque tous les Juifs de la localité a permis à la famille noble de tirer un trait sur son endettement considérable.

De tels pogroms avaient habituellement lieu lors du Shabbat – pour une raison pratique.
« À ce moment-là, les Juifs étaient soient chez eux, dans le quartier juif, soit à la synagogue, et il était plus facile au niveau logistique de les trouver rassemblés en un seul lieu pour s’en débarrasser », déclare Berner. « Il est souvent arrivé que les Juifs soient brûlés vifs dans leurs synagogues. »
Il est souvent arrivé que les Juifs soient brûlés vifs dans leurs synagogues
Le conseil de la ville de Regensburg a été une exception positive durant cette période. L’aristocratie locale et l’administration ont protégé « leurs » Juifs et même offert l’asile aux Juifs qui avaient fui Augsburg, Nuremberg et Vienne.
Mais pas de malentendu, s’exclame Berner.

« Il ne s’agissait pas de protéger les Juifs pour leur bien-être. Il y avait majoritairement des intérêts économiques concrets derrière cette démarche », continue-t-il.
« Ce qu’on appelait ‘l’impôt juif’ était un privilège royal qui garantissait la protection des Juifs les plus riches, en échange du paiement d’une taxe que les Juifs devaient verser au roi. Le roi pouvait accorder ce privilège aux grandes familles nobles ou aux municipalités. Ces villes, et également les aristocrates, avaient un intérêt à ne pas massacrer les Juifs, qui étaient leur vache à lait ; ils avaient plutôt intérêt à les conserver », poursuit Berner.
La quarantaine
Au 14e siècle, le pape français Clément VI, qui vivait à Avignon, a interdit la persécution des Juifs à Avignon et dans les secteurs appartenant à l’église.

« Dans ses circulaires, Clément VI utilisait un argument logique qui disait que prendre les Juifs comme bouc émissaire était insensé », explique Berner. « Il rappelait que les Juifs mourraient de la peste, tout comme les chrétiens. Mais ses appels n’ont pas été entendus. »
Seulement des décennies après la peste noire, un instrument efficace contre ce type de fléau a été découvert : la quarantaine. Les visiteurs de l’exposition découvrent ainsi que le port vénitien de Ragusa (devenu aujourd’hui Dubrovnik) a mis en place, en l’an 1377, la toute première zone d’isolement spécifiquement créée pour les marins, les passagers et les marchandises en provenance des régions contaminées par la peste. Ils étaient ainsi isolés pendant 40 jours. Ce nom de quarantaine a traversé les âges et il est aujourd’hui utilisé pour décrire l’isolement. Avec la pandémie de coronavirus qui fait aujourd’hui les gros titres, le mot fait dorénavant partie du quotidien.
Leenen affirme qu’il est devenu plus sensible aux réactions face à l’épidémie de coronavirus depuis qu’il a travaillé sur l’exposition « Peste ! ».

« J’ai découvert que les gens menacés par un fléau agissent de la même manière indépendamment de l’époque. Certains paniquent, d’autres deviennent plus religieux », clame-t-il.
Berner, l’historien, précise toutefois que sa connaissance des épidémies passées ne facilite pas nécessairement la manière dont il est amené à appréhender la pandémie.
« Ce qui est important pour moi personnellement, c’est que vous vous assuriez de ne pas oublier d’être solidaire de vos proches et de vos amis », s’exclame-t-il.

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