Une historienne du vêtement évoque le travail des femmes durant la Shoah
L'ouvrage "Four Red Sweaters" raconte l'histoire de quatre jeunes Juives pendant la Seconde Guerre mondiale tout en parlant du recyclage et de la psychologie des nazis
- Le pull que Chana Zumerkorn, originaire de Lodz, a donné à son frère Joseph lorsqu'ils ont été séparés pendant la Shoah. (Crédit : Collection d'objets personnels de Yad Vashem, don de Joseph Zumerkorn, 11735)
- Modèle de pull pour fille tiré du livre allemand de tricot et crochet des années 1930 « Strick und Hakel Lehrbuch » (Crédit : Archives personnelles de Luch Adlington)
- Pull pour enfant ayant appartenu à Jochewet « Jock » Heiden (née Heidenstein). Ses parents avaient acheté le même pull pour elle et ses deux petites sœurs. (Crédit : Imperial War Museums, image EPH 3909)
- Gisela « Stella » Heidenstein et Bernard Diamond au Royaume-Uni, durant l’été 1939. (Crédit : Diana Young)
Dans son nouvel ouvrage, Lucy Adlington retrace le destin de quatre pulls rouges et des adolescentes et jeunes femmes qui les ont fabriqués ou portés pendant la Shoah.
En relatant le parcours de ces pulls, l’historienne aborde la chronologie de la destruction de la communauté juive européenne, des Kindertransports aux ghettos en passant par les centres de mise à mort mobiles, jusqu’aux camps de la mort comme Auschwitz ou Bergen-Belsen.
« En tant qu’historienne du vêtement, je suis toujours à l’affût des mentions de textiles, vêtements et autres. J’ai patiemment compilé ces informations durant une vingtaine d’années. J’ai remarqué de plus en plus de détails sur le tricot en temps de guerre et l’ingéniosité associée à ces pulls en laine ordinaires et sans charme… Des choses fort ordinaires que l’on ne voit ni ne lit habituellement », explique Adlington lors d’une interview depuis son bureau de York, en Angleterre.
Dans son précédent ouvrage, Les couturières d’Auschwitz, les lecteurs pénétraient dans le salon de mode d’Auschwitz, là où 25 jeunes détenues des plus talentueuses étaient forcées de créer de beaux vêtements pour les femmes de la haute société nazie. Elles espéraient que la conception, la coupe et la couture leur permettraient d’échapper aux chambres à gaz.
Adlington travaille une histoire connexe, quoique différente, du vêtement : le tricot et les articles en laine de tous les jours, et leur importance particulière au moment de la Shoah.
Publié le 18 mars et rapidement devenu un best-seller selon le New York Times, Four Red Sweaters : Powerful True Stories of Women and the Holocaust (« Quatre pulls rouges : Histoires vraies et poignantes de femmes et de la Shoah ») est un livre riche en références historiques qui reste malgré tout très accessible et offre une perspective absolument unique. Il met en effet en avant des aspects peu connus comme le tricot, ce « travail des femmes », tout à la fois moyen de survie et de résistance physique et spirituelle, ou encore l’économie du recyclage mise en place par les nazis, exécutée par des travailleurs réduits en esclavage chargés de détricoter les vêtements des victimes et d’en faire des vêtements chauds destinés aux commandants de camp, à leurs familles et aux soldats de la Wehrmacht.

« J’avais un dossier rempli de gants et de mitaines en laine, de pulls et d’objets que les gens avaient tricotés dans les camps de personnes déplacées ou qu’ils emportaient avec eux dans les ghettos. C’est de là qu’est née cette galerie de vêtements liés à l’histoire de la Shoah. Toujours du rouge. Je ne cessais de revenir au rouge », confie Adlington.
Dans son livre, les quatre pulls rouges sont associés à Jochewet (Jock) Heidenstein, Chana Zumerkorn, Regina Feldman et Anita Lasker. Les pulls portés par Heidenstein, Lasker et Zumerkorn ont survécu à la guerre. Les deux premiers sont aujourd’hui exposés à l’Imperial War Museums de Londres. Celui de Zumerkorn a été donné à Yad Vashem, à Jérusalem, par son frère Joseph. On ignore qui a reçu et porté le pull rouge que Feldman a été forcée de tricoter à Sobibor.
L’interview suivante a été modifiée dans un souci de longueur et de clarté.
L’histoire de Jock Heidenstein et de ses jeunes sœurs Rita et Gisela (Stella), qui ont fui Berlin pour l’Angleterre à bord des Kindertransports en 1939, est l’un des sujets principaux du livre. Les trois filles avaient le même pull rouge, acheté par leurs parents à Berlin, mais seul Jock a gardé le sien et l’a finalement donné à l’Imperial War Museums de Londres. Pourquoi avoir mis l’accent sur cette famille ?

Je n’ai aucun lien personnel avec eux. Certains pourraient donc me demander pourquoi cette famille m’a tant touchée. Je pense que c’est parce qu’il s’agissait d’une famille ordinaire dont personne n’avait jamais entendu parler. J’étais convaincue que les gens voudraient lire l’histoire de Regina Feldman, de sa participation à la révolte des détenus de Sobibor et de son évasion, car il s’agit d’un récit extraordinaire. Ils voudraient également en savoir plus sur Anita Lasker, violoncelliste membre de l’Orchestre des femmes d’Auschwitz, qui est devenue très célèbre au Royaume-Uni après la guerre.
Dernièrement, j’ai donné des conférences sur le lancement du livre et je me suis surtout concentrée sur la famille Heidenstein.
Je n’ai pas pu parler avec Jock, mais j’ai pu retracer des éléments de sa vie de réfugiée. Les autres pulls sont associés à des filles et des femmes qui n’ont pas pu quitter l’Europe avant le début de la guerre. En regardant le pull de Jock et en écoutant son histoire, on imagine donc ce qui serait arrivé aux autres.
À plusieurs reprises, vous écrivez dans le livre que presque toutes les filles et femmes de la première moitié du 20ᵉ siècle savaient tricoter. C’est par le prisme de ce savoir que vous racontez l’histoire de la Shoah du point de vue féminin. Pourquoi est-ce si important ?

Depuis le début de ma carrière, je m’intéresse à la perspective des femmes et à leur vie, car elles sont totalement négligées… L’histoire des femmes est en effet très peu documentée. Les sources traditionnelles, comme les généalogies, les documents et les archives, sont nettement plus orientées vers les hommes. Nous associons la guerre aux hommes, à l’armée, aux chars et aux objets métalliques. Il est d’autant plus intéressant d’étudier la vie des femmes en temps de guerre à travers les textiles et le savoir-faire féminin traditionnel.
[Le fait] que si peu de tricots nous soient parvenus semble corroborer le fait que l’on sait fort peu de choses sur les femmes, sur le plan historique. La sphère domestique est peu documentée, et la vie domestique est l’exemple même de ce qui a été totalement détruit par la Shoah. Je suis bien consciente que des entreprises et des bâtiments entiers ont été spoliés, mais l’anéantissement de la vie de famille, de cette vie domestique agréable, n’est pas anodin. Les gens ont tenté de s’accrocher à cette vie en continuant d’acquérir des compétences domestiques. Je pense que les vêtements ont une histoire à raconter. Ils renferment des souvenirs. D’autant plus pertinents pour tisser l’histoire de la Shoah.

Vous utilisez métaphoriquement beaucoup de mots issus du monde du tricot dans votre livre. Est-ce intentionnel ?
Je ne voulais pas être mièvre, mais, par exemple, l’utilisation de l’expression « close-knit » (très soudé) m’a fasciné lorsque j’ai réfléchi à ce que nous entendons par « communauté soudée ».

C’est ce qui s’est produit pendant la Shoah. J’avais voulu intituler le livre « Unraveled » (Démêlé), car c’est ce qui est arrivé à la vie des gens, qui ont ensuite dû la reconstituer. Je trouve donc que ce lexique est intéressant. J’étais fascinée par l’idée qu’avec le tricot, on crée quelque chose à partir d’un seul fil, puis on le lie pour former un tissu. Cela me semblait assez similaire à l’écriture d’un livre, même si l’on tire sur de nombreux fils différents au cours de ses recherches.
L’utilisation de ce vocabulaire vient également de ma grande immersion dans ce sujet. Ce lexique a fini par s’imposer dans mon esprit. J’ai des archives remplies de modèles de tricot anciens et d’autres objets. Cela fait désormais partie intégrante de ma façon de travailler.
Pouvez-vous dire quelques mots sur la façon dont vous avez utilisé les tricots produits dans les ghettos et les camps pour comprendre la psychologie des auteurs de violences ?
Quelque chose d’aussi banal que le tricot peut permettre de comprendre leur esprit. La relation d’interdépendance dans l’exploitation montre que les auteurs de violences dépendaient en effet des personnes qu’ils persécutaient, ce qui prouve qu’ils étaient des êtres humains faillibles et qu’ils ne pouvaient pas s’en tirer en prétendant simplement qu’ils étaient des monstres maléfiques nés ainsi.

Dans ce monde-là, on disait aux gens que les Juifs polluaient et qu’ils étaient des parasites : pourtant leurs vêtements étaient transformés et envoyés à la Wehrmacht, qui se battait littéralement pour ces chaussettes tricotées par des Juifs.
C’est là toute l’hypocrisie de la situation. [Les nazis] qui ordonnaient à Regina Feldman de tricoter une chaussette par jour [sous peine d’être tuée] n’étaient pas des monstres ou des êtres inhumains. Non, ils agissaient bel et bien comme des êtres humains. Ces hommes avaient besoin que leurs vêtements soient lavés, qu’on leur tricote des chaussettes, parfois d’un nouveau pull en laine et de cadeaux pour leurs enfants. Cela prouve qu’ils demeuraient des êtres humains. Cela rendait les auteurs de ces actes d’autant plus responsables.
Qu’est-ce qui vous a le plus intriguée dans l’histoire de chacune de ces filles et de leur pull ?
Avec Jock, c’est le silence. Le fait qu’elle n’ait parlé à personne de ce qu’elle avait vécu mais qu’elle ait fait don de son pull vers la fin de sa vie pour qu’il soit exposé. C’est intéressant que le pull parle pour elle.

J’ai eu l’occasion de discuter avec Anita, une femme d’une force incroyable. C’est une excellente conférencière et une pédagogue remarquable : son intelligence et sa force de caractère m’ont frappée. La plupart des gens qui écrivent sur Anita se concentrent sur sa musique, mais comme je ne suis pas musicienne, j’ai choisi d’étudier le pull rouge qu’elle a volé à Auschwitz, qu’elle portait à Bergen-Belsen et qu’elle a gardé après la guerre.

Ce qui est poignant dans l’histoire de Chana Zumerkorn [qui a été assassinée à Chelmno et est la seule des quatre filles à ne pas avoir survécu], c’est que je sais très peu de choses à son sujet… Cela m’a gênée lors de mes recherches sur elle. Dans son témoignage pour Yad Vashem, son frère raconte qu’elle lui a donné son pull rouge avec beaucoup de générosité, pour qu’il ait bien chaud – et pour se souvenir d’elle – alors qu’il se préparait à fuir Lodz, en Pologne, pour l’Union soviétique. Il l’a gardé tout au long de la guerre et l’a ensuite rangé chez lui, en Israël. Il n’en a jamais parlé à personne jusqu’à ce qu’il en fasse don à Yad Vashem. Ce qui a permis de faire voler en éclats le silence qui entourait cette histoire très émouvante d’amour fraternel.
Regina a pris part à l’un des événements les plus dramatiques et les plus captivants de la Shoah. Et pourtant, ce qui ressort de son histoire, c’est l’amour de sa mère. Lorsque le commandant du camp a demandé : « Qui sait tricoter ? », à leur arrivée au camp, la mère de Regina, Golda, l’a poussée en avant, en pensant que cela sauverait peut-être la vie de sa fille.
Était-ce une intuition ? Nul ne le saura jamais. Peut-être était-ce juste de la chance.
Regina a écrit des choses à propos de son évasion et de la révolte, mais lors des conférences, elle parlait surtout de l’amour de sa mère, qu’elle sentait partout, même lorsque sa mère avait été tuée.
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