70 ans après la tragédie, les survivants de la Shoah captivent les auditoires
Autrefois ignorés, voire méprisés en Israël, les rescapés de la Shoah sont aujourd’hui devenus les derniers témoins de la mémoire commune du peuple juif
Cette année, Dita Kraus a failli ne pas pouvoir allumer la torche du souvenir lors de la Journée dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, organisée par le musée Yad Vashem.
« Je leur ai dit que je ne serai pas en Israël », raconte-t-elle.
« Ils ont répondu : ‘Comment ? C’est un si grand honneur, décalez votre voyage’ », poursuit Kraus.
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« C’est ce que j’ai fait, et j’ai dû payer beaucoup d’argent », confie-t-elle en riant . « Je me suis acheté mon honneur. »
Cette réaction, d’un pragmatisme implacable, illustre à merveille le franc-parler de Kraus, 83 ans.
En général, elle n’a pas besoin d’attendre les cérémonies de commémoration de l’Holocauste, qui débutent dimanche soir, pour se souvenir des horreurs qu’elle a vécues pendant la guerre.
Elle a passé des années à raconter et à re-raconter son expérience dans les camps de travail et les camps de concentration, où elle a perdu ses deux parents. Même aujourd’hui, sept décennies plus tard, elle ne trouve aucune espèce de soulagement.
« Chaque fois que j’en parle, je suis transportée là-bas », explique-t-elle. « Je sens les odeurs, je transpire et je suis bouleversée pendant deux ou trois jours. Mais je ressens le besoin de le faire. »
Kraus avait seulement 10 ans et était fille unique quand la guerre débuta pour sa famille, à Prague. Ses parents, Hans et Elisabeth Polach, sa grand-mère Katharina et elle-même furent déportés en 1942 dans le camp de concentration de Theresienstadt.
En 1943, Dita et ses parents furent envoyés à Auschwitz, dans un camp pour les familles tchèques. Quelques semaines plus tard, la mère de Dita tombe malade et fut mise en isolement. Son père décéda.
« Nous avons été persécutés et déplacés de lieu en lieu », dit-elle en anglais. « Ça devenait de pire en pire et pire et c’était la seule chose que je savais. Nous pensions en permanence que ça allait être le dernier jour, qu’il n’y en aurait pas d’autre. »
Kraus attribue sa survie au bouclier émotionnel qu’elle a développé pour supporter les horreurs.
« Il se développe à l’intérieur de vous, lentement, c’est imperceptible », raconte-t-elle.
« Les enfants ont la capacité de survivre. Ils sont moins vulnérables, parce qu’ils voient les choses telles qu’elles sont, les acceptent telles qu’elles sont et savent s’adapter. »
C’est ainsi que Kraus a survécu. Après avoir été envoyé à Birkenau avec sa mère, elle devint bibliothécaire dans le bâtiment des enfants, où elle participa à l’organisation des activités pour les jeunes détenus et rencontra son futur mari, Otto Kraus.
« Il y avait des moments où je pensais qu’il ne valait pas la peine de continuer à souffrir, mais personne n’a rien fait et c’est passé », dit-elle. « J’avais des amis, nous nous soutenions mutuellement. »
En mars 1944, la moitié des enfants du bâtiment furent assassinés. En mai, Kraus et sa mère furent envoyées dans des camps de travail en Allemagne. Un an plus tard, elles furent déportées à Bergen-Belsen et libérées dans les semaines suivantes par l’armée britannique.
Sa mère mourut en juin de cette année, et Dita retourna à Prague, où elle retrouva sa tante, sa grand-mère et Otto Kraus, qu’elle épousa.
Elle accoucha d’un fils, à Prague, avant d’immigrer en Israël, en 1949 .
Le sentiment qui la poursuivit alors, et qui ne l’a pas quitté depuis, fut l’impossibilité de partager son expérience avec son entourage.
« J’éprouvais le besoin d’en parler, mais je sentais qu’il n’y avait pas de public réceptif », explique Kraus
« Lorsque je rencontrais des gens qui n’avaient pas vécu les camps de concentration, ils me racontaient combien ils avaient souffert sans œufs et sans lait et comment ils avaient dû rester cloîtrés chez eux la nuit. Ils n’avaient aucun élément de comparaison, ils ne pouvaient pas comprendre. »
Asher Aud, un autre des porteurs de torche de cette année à Yad Vashem, ressent lui aussi depuis peu le besoin de raconter son histoire. Mais ce désir lui est venu longtemps après avoir immigré en Israël, s’être marié et avoir fondé une famille.
« Je n’ai jamais raconté à mes enfants », a avoué Aud lors d’un discours dans une synagogue de quartier. « Ce n’est pas tellement que je voulais oublier, mais aucun travailleur social, aucun psychologue ne nous a expliqué comment il fallait nous conduire. Si nous voulions vivre, nous ne pouvions pas en parler. Parler de ces événements, c’était comme les revivre. »
Aud est né en 1928 à Zduńska Wola, en Pologne, près de Lodz, sous le nom d’Anshel Sieradzki. Il est le cadet de Shmuel Hirsh Sieradzki, un tailleur, et de son épouse Yoheved. Après avoir été enfermés dans le ghetto de leur ville en 1940, le père et le frère aîné d’Aud, Berl, furent déportés.
« Ce n’est pas tellement que je voulais oublier, mais aucun travailleur social, aucun psychologue ne nous a expliqué comment il fallait nous conduire. Si nous voulions vivre, nous ne pouvions pas en parler. Parler de ces événements, c’était comme les revivre. »
Asher Aud
Deux ans plus tard, le ghetto fut liquidé. La mère d’Aud et son autre frère, Gabriel, furent déportés à Chelmno et assassinés.
Resté seul, Aud fut envoyé au ghetto de Lodz, où il travailla dans une usine de fabrication de chaussures en paille. Pour se nourrir, il fouillait dans les ordures.
« À partir du moment où j’ai été séparé de ma mère, je suis devenu un rocher solitaire. Je n’avais pas d’amis, je n’avais personne », se souvient-il.
« Il n’y avait plus de jour de la semaine, pas de lundi ou de mardi, tous les jours étaient les mêmes. »
En août 1944, le ghetto de Lodz fut à son tour liquidé et Aud fut déporté à Auschwitz. Devant l’auditoire, il relève sa manche pour montrer les numéros qu’il se fit tatouer à son arrivée au camp de concentration.
« J’étais dans le camp E, block 4 », détaille t-il. « On m’a dit que mon frère était là. » Il retrouva rapidement son aîné, Berl, qui l’aida à se procurer de la nourriture, à survivre à deux sélections et à trouver du travail.
En janvier 1945, Asher participa à une marche de la mort, survivant à Mauthausen et à Gunskirchen, avant d’atteindre l’Italie après la libération, puis d’immigrer en Israël. Il ne croisa Berl de nouveau que près de 40 ans plus tard .
« Comment un jeune garçon survit-il à cela ? Je ne peux pas l’expliquer », s’interroge Aud. « Je suis passé par là, mais je ne peux pas l’expliquer. Je ne voulais qu’une chose, c’était vivre. Il n’y avait rien d’autre, juste le désir de vivre. »
Aud précise que c’est sa femme, Chaya Aud, une habitante de Jérusalem qu’il a rencontré après avoir combattu lors de la guerre d’Indépendance, qui l’a poussé à raconter son histoire. Il n’a jamais parlé de la guerre à ses enfants, mais a voyagé en Pologne avec sept de ses dix petits-enfants et a évoqué son expérience devant des classes, des soldats et d’autres groupes.
« C’était un accord tacite entre mes enfants et moi », dit-il. « Je ne pouvais pas finir mes phrases sans pleurer. Et c’est difficile de pleurer devant vos propres enfants. »
Pour sa part, Kraus explique avoir eu beaucoup de mal à parler de ce qui lui était arrivé à ses compatriotes israéliens.
« En Europe, les gens savaient au moins ce que l’occupation voulait dire », se souvient Kraus.
« Ici, ils nous regardaient et ne comprenaient pas pourquoi nous n’avions pas combattu, pourquoi nous ne nous étions pas soulevés. Nous en avons parlé entre nous, mais pas avec les types du Palmach. C’était un an après la création de l’Etat : ils étaient imbus d’eux-mêmes et pleins de fierté. »
Il a fallu plus de 10 ans, jusqu’au procès Eichmann en 1961, pour que la majorité des Israéliens commencent à comprendre ce que les survivants comme Kraus et sa famille avaient vécu.
« Le pays tout entier écoutait la radio et entendait les preuves et les témoins. Les gens ont commencé à comprendre que nous n’avions rien pu faire », dit Kraus .
Kraus s’exprime aujourd’hui régulièrement devant des collégiens, des lycéens, des soldats et des adultes, le plus souvent à Givat Haim, un kibboutz au nord de son domicile de Netanya .
Elle croit savoir pourquoi les survivants ont gagné en popularité.
« Comme nous ne sommes plus beaucoup, nous sommes devenus intéressants », estime-t-elle.
Le public est toujours attentif, ajoute-t-elle. « Ils restent assis et très calmes, vous entendez une mouche voler », note Kraus.
Et lorsqu’elle finit de parler et demande s’il y a des questions, les gens sont généralement en état de choc. Le silence règne .
C’est un autre type de silence que celui de ses fils et de ses petits-fils qui, eux, ne veulent pas en parler ou en entendre parler.
« Ils sont occupés », explique Kraus . « Ils n’ont pas le temps d’écouter. »
Mais cela n’est peut-être la pire chose pour elle.
« Plus je vieillis, plus l’horreur se rapproche de moi », confie-t-elle. « Avec le temps qui passe, je fais de moins en moins de blocage émotionnel. Ces derniers temps, je me rappelle de plus en plus à quel point tout cela était atroce. »
Aud éprouve des sentiments similaires. Ceux-ci atteignent leur apogée les vendredis après-midi, quand sa famille, aujourd’hui laïque, organise le shabbat et accueille des cousins éloignés ainsi que des soldats sans famille – une tradition qu’il a initiée avec sa femme il y a plusieurs années.
« Cela me rappelle ma famille, ce que j’ai perdu », dit-il. « Je m’en souviens, car cela pénètre au plus profond de mon âme. »
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