Affirmant avoir été empoisonné en Russie, un ex-ministre juif canadien combat une campagne d’intimidation de la Russie
Irwin Cotler pense avoir été la cible d'une tentative d'assassinat durant une visite officielle à Moscou en 2006. Il estime que cela pourrait avoir été le cas de douzaines de journalistes, avocats, militants des droits de l'Homme, leaders de l'opposition et de dissidents
Un ancien ministre canadien de la Justice et ex-parlementaire, impliqué dans le mouvement de lutte contre la corruption en Russie, a fait savoir au Times of Israël qu’il pensait avoir été victime d’un acte criminel. Cela intervient à la suite du décès soudain la semaine dernière d’un opposant et alors qu’un autre adversaire éminent du président russe Vladimir Poutine a frôlé la mort – L’un d’eux était l’avocat du juriste et lanceur d’alerte Sergei Magnitsky, assassiné à Moscou—
Dans une interview téléphonique donnée depuis son bureau de Montréal, Irwin Cotler – avocat depuis longtemps des dissidents russes et des refuzniks – s’est rappelé que durant une visite officielle à Moscou, il était allé dîner avec un collègue et que quelques heures après, il avait été saisi de vomissements de sang.
« Lui et moi avions mangé exactement la même chose », raconte Cotler, évoquant son dîner avec le député canadien Joe Comartin au cours d’un déplacement interparlementaire dans la capitale russe. « Plus tard, alors que j’étais revenu à mon hôtel, j’ai commencé à vomir du sang et je me suis senti vraiment mal. J’ai appelé l’hôtel et j’ai réclamé un médecin. Ils ont envoyé à la place une femme de ménage qui a nettoyé les traces de sang ».
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Cotler a alors appelé l’ambassade canadienne, qui a convoqué un médecin. Cotler a été emmené d’urgence au Centre médical européen de Moscou où il est resté plusieurs jours, subissant des examens et des injections. Il est ensuite reparti vers le Canada et il est resté malade pendant des mois.
A Moscou, son foie et son pancréas ont été passés aux rayons X, mais il n’a jamais reçu de réponses à ses requêtes d’explication sur ce qui lui était arrivé. Aucune enquête n’a été ouverte, alors qu’il l’avait réclamé. Même si Cotler ne possède aucune preuve d’un empoisonnement, il considère toutefois cette éventualité probable.
« Quand c’est arrivé, je me suis dit que c’était un mauvais cas d’intoxication. Jusqu’à ce que je commence à faire des rapprochements ».
Cotler, avocat des droits de l’Homme, a représenté des dissidents soviétiques dans les années 1970 et 1980, dont Andrei Sakharov, Natan Sharansky et Yuli Edelstein. En 1998, il a représenté l’environnementaliste Alexander Nikitin, accusé d’espionnage et emprisonné par le FSB – l’organisation qui a succédé au KGB – tandis que Poutine était à sa tête.
« On dit que Poutine a la mémoire longue », remarque Cotler, s’interrogeant sur les raisons qui ont pu motiver le leader russe à le faire empoisonner.
Cotler a pour la toute première fois évoqué l’incident en 2014, après avoir été placé sur la liste noire établie en Russie de treize Canadiens interdits de séjour là-bas. C’était la troisième fois qu’il était visé par une telle interdiction. La révélation de Cotler avait été relayée à l’époque de manière modeste, mais est dorénavant de nouveau pertinente au vu de la mort mystérieuse d’un opposant, de l’accident survenu à un adversaire du régime qui a frôlé la mort et des enquêtes lancées par le FBI sur l’intervention russe dans la campagne électorale présidentielle.
Etablissant encore des liens, Cotler indique qu’il avait commencé à remarquer peu de temps après sa maladie que d’autres personnes critiques du régime de Poutine étaient touchées par un taux de mortalité et de maladies élevé.
Luzius Wilhaber, ancien camarade de Cotler à la faculté de droit de Yale et ancien président de la Cour européenne des droits de l’Homme est tombé ainsi gravement malade après un voyage de trois jours à Moscou en octobre 2006. Wilhaber avait suscité la colère du gouvernement russe en maintenant les plaintes des militants des droits de l’Homme tchétchènes.
Un mois plus tard, l’ancien officier du KGB et du FSB Alexander Litvinenko est mort après avoir bu un thé empoisonné à Londres. Litvinenko était devenu l’un des critiques les plus affirmés du régime de Poutine et un informateur du MI6.
En 2009, l’avocat russe Magnitsky est décédé en prison après avoir prétendument rendu publique une fraude fiscale s’élevant à 230 millions de dollars commise par des responsables corrompus, en association avec des gangsters de Russie. Deux témoins clés du dossier, Valery Kurochkin et Octai Gasanov, sont morts respectivement d’une insuffisance hépatique et d’une attaque cardiaque. Alexander Perepilichny, lanceur d’alerte dans l’affaire de cette fraude impliquant plusieurs millions, est mort d’un empoisonnement apparent alors qu’il faisait son jogging à proximité de son domicile londonien en novembre 2012.
Le leader de l’opposition démocratique russe Boris Nemtsov, venu au Canada pour soutenir sa législation ‘Justice pour Sergei Magnitsky’, avait pour sa part reçu une balle mortelle le 27 février 2015. Le protégé de Nemtsov, jeune politicien libéral répondant au nom de Vladimir Kara-Murza, a quant à lui souffert de deux maladies graves et soudaines qu’il attribue à un empoisonnement.
Puis la semaine dernière, un ancien législateur russe devenu un critique du Kremlin, Denis Voronenkov, a été blessé mortellement par arme à feu dans une rue de Kiev. Et un avocat de la famille de feu Magnitsky, Nikolai Gorokhov, est tombé d’un balcon du quatrième étage à Moscou, mardi dernier, alors qu’il était sur le point de témoigner dans deux procès séparés sur l’affaire Magnitsky. Gorokhov a été grièvement blessé à la tête mais a miraculeusement survécu.
« Vous constatez que les blessures de Gorokhov doivent être contextualisées au vu de ce qui est arrivé à d’autres qui avaient des liens avec le dossier Magnitsky », explique Cotler au Times of Israël.
En tout, dit Cotler, il y a environ « 40 journalistes, avocats, militants des droits de l’Homme, leaders de l’opposition et dissidents qui sont connectés les uns aux autres, ils ont tous été des critiques de Poutine, assassinés, empoisonnés et autres incidents similaires ».
Les individus responsables de ces assassinats ou de ces tentatives d’assassinats sont rarement amenés à rendre des comptes, dit-il et ils sont même récompensés pour leurs actions dans un grand nombre de dossiers.
Il est arrivé que ces hommes de main passent devant la justice, mais aucune enquête n’a jamais été lancée contre d’éventuels commanditaires.
Poutine, pour sa part, avait déclaré lors d’un entretien à la télévision russe en 2013 que même si la mort de Magnitsky était une « tragédie », les enquêteurs avaient « conclu qu’il n’y avait eu aucune intention malveillante ou négligence criminelle ayant mené à son décès. Il peut y avoir des morts aussi dans les prisons américaines… »
Cotler explique que les citoyens des démocraties libérales peuvent ne pas pleinement comprendre combien les avancées naissantes de la Russie vers la démocratie dans les années 1990 se trouvent dorénavant dans l’impasse.
« Trois choses en Russie dont les gens ne se rendent pas toujours compte, et Magnitsky en est un cas d’étude : Ce sont les cultures entremêlées de la corruption, de la criminalité et de l’impunité. Les gens parlent de la culture de la corruption et de celle de la criminalité en Russie mais ils ratent le troisième point. C’est cette culture de l’impunité, le fait que personne n’est traduit devant la justice et que ceux qui cherchent à poursuivre les responsables en justice – pas seulement en Russie mais hors du pays – deviennent les cibles de ce régime ».
‘Etat mafieux’
Dans « Convergence: Illicit Networks and National Security in the Age of Globalization », (Convergence : Réseaux illicites et sécurité nationale à l’ère de la mondialisation), un ouvrage publié en 2013 par le département américain à la Défense, les experts en Affaires étrangères Michael Miklaucic et Moises Naim décrivent la Russie comme un pays où il est de plus en plus difficile de faire la distinction entre la mafia et le gouvernement.
Les groupes du crime organisé, expliquent-ils « sont capables d’infiltrer ‘leurs propres membres’ à des postes de responsabilité gouvernementale… Et de contourner l’intention légitime de l’état depuis l’intérieur en vu de mener à bien des desseins criminels ultérieurs ».
« Les institutions d’état russes continuent à s’engager dans des activités gouvernementales traditionnelles – rédiger et faire appliquer des lois, arbitrer des conflits, offrir des services certes souvent sans compétence ou efficacité », ajoutent-ils, « le gouvernement affiche souvent de la négligence ou montre une certaine complicité avec les activités des réseaux illégaux à travers tout le pays ».
En 2010, un enquêteur espagnol, José « Pepe » Grinda Gonzalez, a déclaré à un groupe de responsables américains à Madrid que la Russie était devenue un « état de mafia virtuelle ».
Il a expliqué comment il avait tenté de poursuivre en justice des criminels en bande organisée issus de l’ancienne Union soviétique et réalisé qu’il devait en fait faire face à une force formidable constituée notamment de la pleine infrastructure de l’état.
« Et me voilà, procureur, magistrat en Espagne, et en face de moi, je dois affronter les meilleurs avocats dont on peut louer les service en Espagne et j’affronte des états-nations qui déploient des diplomates, des militaires, des agents des renseignements et des espions. »
Avant son assassinat, Boris Nemtsov, le leader russe pro-démocratie, avait fait pression sur le Congrès américain et sur les gouvernements européens pour faire passer la loi « Justice pour Sergei Magnitsky » qui serait venue personnellement sanctionner les responsables russes considérés comme étant impliqués dans cette affaire par les gouvernements occidentaux. Le défunt est devenu un symbole et un cri de ralliement pour certains membres de l’opposition russe et pro-occidentale.
« En principe, la Loi Magnitsky ne serait pas nécessaire si des agences véritablement indépendantes et chargées de faire appliquer la loi faisaient vraiment respecter la loi qui existe déjà en Russie », avait déclaré Nemtsov lors d’un entretien accordé en avril 2013, « et si les voleurs et les criminels étaient vraiment sanctionnés pour leurs actions. Mais au cours de ces années sous la gouvernance de Poutine, le système judiciaire indépendant a été détruit, les agences chargées de faire appliquer la loi servent les intérêts d’un régime corrompu et les voleurs et les criminels loyaux envers le régime sont en fuite ou remerciés pour leurs services rendus ».
Le Congrès américain a été le premier à adopter la loi Magnitsky en 2012, interdisant à plusieurs douzaines d’individus soupçonnés d’avoir violé les droits de l’Homme en Russie et autres responsables corrompus de pénétrer aux Etats Unis, d’y acheter des biens ou d’y utiliser le système bancaire. Moscou avait été indigné par le passage de cette législation et, en riposte, avait interdit aux Américains d’adopter des nouveaux-nés en Russie.
En mars 2015, avant que Cotler ne quitte le Parlement canadien et après des audiences consacrées à la nécessité de reconnaître la législation Sergei Magnitsky, le Parlement canadien a adopté à l’unanimité une motion de Cotler, qui recommandait vivement aux législateurs de faire passer une loi Magnitsky dans le pays. Elle n’a pas encore été adoptée au Canada mais Cotler explique que son contenu s’est depuis développé jusqu’à devenir une « loi sur les droits de l’Homme dans le monde », apte à sanctionner n’importe quel individu ayant contrevenu aux droits de l’Homme en provenance de n’importe quel pays.
Cette législation étendue a été adoptée par le Congrès américain et Cotler a la conviction qu’elle s’étendra bientôt au Canada, au Royaume Uni et à l’Union européenne. Même le petit état balte de l’Estonie a récemment adopté sa législation ‘Justice pour Sergei Magnitsky’, souligne Cotler, « pour s’assurer que l’Estonie ne sera pas un pays où des délinquants russes se déplaceront librement ou blanchiront leurs actifs ».
Comme l’a dit récemment le journaliste Luke Harding à USA Today, « Si vous volez de l’argent dans un pays comme la Russie, vous aurez un problème. Vous devrez le convertir en roubles et en dollars et le placer quelque part pour que personne ne puisse vous le prendre. Ce que vous pouvez faire, c’est acheter un bien immobilier à New York, à Miami ou à Londres ».
La semaine dernière, l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et un vaste consortium de journalistes dans le monde entier ont diffusé une série d’articles intitulés « le lavomatic russe », qui entre dans le détail d’un vaste système permettant de faire sortir du pays des milliards de dollars d’actifs appartenant à des responsables corrompus russes à travers des dispositifs de fraude extra-territoriale et le blanchiment d’une partie des fonds dans les banques britanniques et américaines. La loi « Justice pour Magnitsky » pourrait-elle réduire de telles activités, même si elles se révèlent financièrement bénéfiques pour certains en Occident ? A cette question, Cotler répond qu’il l’espère.
« L’application sera cruciale. Si l’application est mondialisée, alors la Russie peut saisir le message et commencer à diminuer l’impact de ses propres cultures de corruption, de la criminalité et de l’impunité, alors qu’elle n’en montre actuellement aucune intention. »
Le cas d’Israël
Israël, affirme Cotler, ne montre aucun signe d’une éventuelle volonté d’adopter la législation « Justice pour Sergey Magnitsky ». Cotler se souvient d’avoir écrit un article sur le sujet dans les médias israéliens en 2012. A ce moment-là, jamais Netanyahu n’avait fait figurer l’affaire Magnitsky à l’ordre du jour de ses rencontres avec Poutine. Et c’est encore le cas aujourd’hui.
« Je comprends que les questions de l’Iran et de la Syrie soient primordiales entre toutes les autres pour Israël. J’ai bien conscience des menaces sécuritaires qui pèsent sur Israël », ajoute Cotler.
Néanmoins, Cotler indique que les cultures russes de la corruption, de la criminalité et de l’impunité pourraient également devenir un problème pour Israël.
Par exemple, les banques israéliennes ont aidé à blanchir les fonds appartenant à des oligarques russes, tandis que des industries frauduleuses de grande ampleur, comme les options binaires, ont été autorisées à fleurir sur le territoire de l’état juif. Un câble diplomatique qui avait été rédigé en 2009 par l’ambassadeur américain en Israël avait averti que « de nombreux oligarques russes d’origine juive et membres des groupements du crime organisé ont reçu la citoyenneté israélienne, ou, tout du moins, conservent des résidences dans le pays ».
Les Etats Unis avaient estimé à l’époque que les groupes du crime organisé russe avaient « blanchi une somme atteignant les 10 milliards de dollars à travers les participations israéliennes ».
« Je pense qu’on pourrait conseiller d’ouvrir une enquête parlementaire sur l’existence – et l’éventuelle ampleur – de la manière dont cette culture de la corruption s’est étendue en Israël, et si elle implique des Israéliens dans cette orbite de corruption et d’impunité », suggère Cotler.
Malheureusement, dit-il, lorsqu’il parle à des Israéliens de Magnitsky, la majorité d’entre eux n’a jamais entendu son nom.
« Je comprends que les Israéliens, avec leur propre regard, disent : ‘Nous avons des choses plus importantes dont nous devons nous inquiéter, en particulier les menaces sécuritaires’. Mais on peut espérer qu’un pays puisse avancer et mâcher un chewing-gum en même temps ! »
Cotler considère la législation Magnitsky comme un outil que l’Occident peut utiliser pour faire pression sur la Russie et réduire la propagation rampante de la criminalité russe, tout comme l’Amendement Jackson-Vanik de 1974 aux Etats Unis avait mis la pression sur l’Union soviétique pour permettre aux Juifs d’émigrer du pays.
“Israël est un membre responsable de la communauté internationale. Ses proches alliés et amis (Etats Unis, Royaume Uni et Canada) sont en train ou ont déjà adopté une telle législation. Lorsque des parlementaires israéliens viennent aux Etats Unis ou au Canada ou au Royaume Uni ou s’engagent auprès des législateurs de ces pays, ils devraient pouvoir au moins évoquer la législation ‘Justice pour Sergei Magnitsky’, pour participer au débat ».
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