Après la Nuit de Cristal, Gandhi disait que les Juifs devaient mourir dans la joie. Que dirait-il aujourd’hui ?
Selon des experts, les propos du célèbre dirigeant indien, apôtre de la non-violence, ont parfois été mal compris – mais qu'en est-il de son aversion pour le sionisme ?

Quelques jours après les pogroms de la Nuit de Cristal en novembre 1938, le Mahatma Gandhi appelait les Juifs d’Europe à accepter leur extermination imminente, « car pour ceux qui craignent Dieu, la mort n’a rien de terrible ».
Dans un article intitulé « Les Juifs », publié dans son magazine Harijan le 26 novembre 1938, le militant anti-colonial et apôtre de la non-violence à la tête de la lutte pour l’indépendance de l’Inde écrivait : « Si j’étais juif, né en Allemagne et que j’y gagnais ma vie, je dirais que je suis chez moi en Allemagne, au même titre que le plus grand des Gentils allemands, et je le défierais de me tirer dessus ou de me jeter en prison ; je refuserais d’être expulsé ou de me soumettre à un traitement discriminatoire. »
Les camps de la mort n’avaient pas encore fait leur apparition, mais à l’instar de beaucoup d’autres, Gandhi semblait avoir entrevu le risque de l’assassinat de masse des Juifs d’Europe et suggéré qu’ils l’acceptent, qu’ils s’en réjouissent même.
« Les projets violents d’Hitler pourraient même aboutir au massacre général des Juifs », écrivait-il dans l’article. « Mais si l’esprit juif se préparait de lui-même aux souffrances, alors même le massacre que je pressens se transformerait en un jour d’action de grâces et de joie que Jéhovah aurait orchestré pour la délivrance de la race aux mains du tyran. Car pour ceux qui craignent Dieu, la mort n’a rien de terrible. C’est un sommeil joyeux suivi d’un réveil d’autant plus plaisant que le sommeil aura été long. »
Deux ans plus tard, Gandhi écrivait à Hitler qu’il ne pensait pas qu’il était le « monstre décrit par vos adversaires ». Qualifiant certains des actes du tyran de « monstrueux et indignes de ce qu’est l’humanité », il donne comme exemples des atrocités nazies « l’humiliation de la Tchécoslovaquie, le viol de la Pologne et l’engloutissement du Danemark ».
Il ne parle pas une seule fois des Juifs.
Après la Shoah, et peu de temps avant que Gandhi lui-même ne soit assassiné, le célèbre dirigeant indien estimait que si la Shoah était « le plus grand crime de notre époque… les Juifs auraient dû s’offrir au couteau du boucher. Ils auraient dû se jeter à la mer depuis des falaises… Cela aurait soulevé le monde et le peuple allemand… En l’état actuel des choses, ils ont malgré tout été des millions à périr. »
Hors de leur contexte, ces déclarations pourraient facilement faire passer Gandhi pour une sorte de bouffon par trop naïf ou un sympathisant nazi. Mais elles n’ont pas été faites en dehors de tout contexte et, malgré les idées qu’elles semblent véhiculer, Gandhi n’était ni un bouffon ni un sympathisant nazi.
Quatre-vingts ans plus tard, alors que la guerre fait rage et que l’antisémitisme et l’anti-sionisme connaissent un fort regain partout dans le monde, difficile de ne pas faire de parallèle avec le climat géopolitique actuel. Ces mots, prononcés par l’une des figures les plus respectées de l’histoire moderne, sont-ils toujours pertinents aujourd’hui ?
Le Times of Israel a contacté d’éminents spécialistes de Gandhi, dont l’un de ses petits-fils, pour en savoir plus sur ce qu’il pensait de la Shoah, de l’antisémitisme, du sionisme et quels conseils il aurait pu donner suite à la riposte israélienne au massacre du 7 octobre 2023.

Le droit de choisir la manière dont on les met à mort
Faisal Devji est professeur d’histoire indienne à l’Université d’Oxford et auteur de « The Impossible Indian : Gandhi and the Temptation of Violence ». Selon lui, si l’on élargit le champ, le conseil de Gandhi aux Juifs d’Europe n’était pas d’aller comme des agneaux à l’abattoir mais d’essayer de se battre ou de fuir ; ce n’est que faute de pouvoir faire ainsi qu’ils devaient « aller à la mort en toute conscience, et non comme des victimes ».
Devji explique que, selon Gandhi, « s’offrir au couteau du boucher n’est pas synonyme d’acceptation de son destin, mais bien plutôt un signe de défiance, par une résistance non violente aux nazis, quitte à mourir ».
« Il n’était pas pacifiste : il pensait juste qu’il ne fallait se battre que pour défendre autrui », explique Devji au Times of Israel. « Peut-être aurait-il vu en certains événements, comme le soulèvement du ghetto de Varsovie par exemple, la réalisation de ce qu’il prônait. »
Une fois le combat ou la fuite devenus inutiles, Devji est d’avis que Gandhi voyait dans le choix du moment et de la manière de mourir un acte ultime de défi « permettant à la fois aux soldats nazis et aux Allemands du peuple l’occasion de voir ce qu’est le véritable courage et peut-être de changer de manière d’envisager les choses ».
Ainsi, « les Juifs auraient laissé à leurs descendants le souvenir de la bravoure et non celui de l’humiliation. C’était un conseil difficile à donner et peut-être même grotesque, mais c’est ce que Gandhi a répondu à tous ceux qui lui ont posé la question », poursuit-il.

« Gandhi a recommandé aux Juifs ce qu’il recommandait à tout le monde », ajoute Devji. Lorsqu’il a entendu parler du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, Gandhi a dit qu’il aurait aimé que les Japonais qui vivaient dans ces villes fassent preuve de résistance non-violente aux pilotes américains en continuant à vivre le plus normalement du monde malgré les raids aériens – car ce faisant, ils auraient défié moralement leurs assassins et auraient assumé leur rôle d’acteurs de l’histoire, et non de victimes.
« Quitte à mourir, pensait-il, autant le faire vaillamment… Car les victimes n’avaient aucun statut moral et ne servaient qu’à perpétuer les violences par des appels à la vengeance qui permettraient à leurs descendants de revendiquer le pouvoir qu’ils avaient eux-mêmes abandonné », souligne-t-il.
L’historien Rajmohan Gandhi, petit-fils du Mahatma Gandhi et auteur de « Gandhi : l’homme, son peuple et l’empire », partage cette opinion et rappelle que l’image mélodramatique de l’offrande au couteau du boucher « avait également été utilisée par Gandhi pour inciter les Indiens en lutte contre la domination britannique ou les hindous confrontés aux attaques des musulmans de le faire de manière non-violente ».
Pourtant, explique le Dr Gangeya Mukherji, auteur de « Gandhi et Tagore : politique, vérité et conscience », Gandhi employait « des métaphores à dessein ». Au cas présent, l’évocation du couteau et du boucher était une allusion directe au sacrifice manqué d’Isaac par Abraham.
Même si, dans ce cas, il est possible que Gandhi ait en effet utilisé une symbolique juive, sa connaissance du judaïsme et de son histoire, de ses pratiques et de sa culture semble avoir été transitoire, dans le meilleur des cas. Il semble même que sa compréhension du judaïsme lui soit parvenue par le prisme du christianisme.
C’est particulièrement patent dans certains de ses écrits, comme dans « Les Juifs », dont les toutes premières phrases présentent les Juifs comme « les intouchables du christianisme » ou, plus tard, lorsque le dieu des Juifs est qualifié de « plus personnel que le Dieu des Chrétiens ».

Cela peut sembler étrange, étant donné que – comme Gandhi aimait souvent à le souligner lui-même – il comptait parmi ses plus proches amis, collègues et connaissances un grand nombre de Juifs. C’est le cas de sa secrétaire personnelle, Sonja Schlesin, ou d’Hermann Kallenbach, riche architecte qui a financé une grande partie des activités de Gandhi en Afrique du Sud et que Gandhi appelait son « âme sœur ». Mais la plupart de ses amis juifs avaient une connaissance assez limitée des traditions, pratiques et principes de la théologie juives, et ils n’auraient sans doute pas été en mesure de lui donner d’informations pertinentes sur la question.
Sionisme et lutte pour défendre l’État juif
Kallenbach a bien tenté de convertir Gandhi au sionisme. Horrifié par l’accession au pouvoir des nazis, Kallenbach était devenu un fervent sioniste et avait même été missionné par les dirigeants du mouvement sioniste pour convaincre Gandhi de s’y rallier – en pure perte. En fait, l’opposition de Gandhi au sionisme s’est perpétuée longtemps puisque ce n’est que dans les années 1990 que l’Inde a adopté une attitude chaleureuse envers Israël.
Les raisons précises de son opposition au sionisme restent sujettes à débat. Certains estiment que Gandhi – apôtre de l’unité interreligieuse et de l’indépendance de l’Inde – n’aurait pas fait avancer sa propre cause en en défendant une autre, très décriée par nombre de musulmans, partout dans le monde, à commencer bien sûr par ceux de son pays natal.
« Gandhi a reconnu que tant que l’Inde resterait unie et que la Ligue musulmane ferait partie de son paysage politique, il serait impossible pour le pays de prendre une position opposée aux Palestiniens », explique Devji. Pourtant, la Ligue musulmane elle-même avait conseillé aux Palestiniens d’accepter la partition du pays proposée par l’ONU, ce qui était après tout ce qu’ils voulaient aussi pour l’Inde. En ce sens, les musulmans de l’Inde, en leur qualité de minorité, tout comme les Juifs, se sont identifiés à ces derniers à bien des égards, tout en soutenant les Palestiniens.

Toutefois, Mukherji rejette catégoriquement l’existence de tout lien.
« L’unité hindoue-musulmane n’a eu aucune incidence sur la question sioniste », affirme-t-il. Ce lien entre la position de Gandhi sur le sionisme et celle sur l’unité hindoue-musulmane est un phénomène nettement plus récent, contemporain de la notion d’ « apaisement » de Gandhi envers les musulmans. C’est un peu comparable au fait, pour les Arabes, de nier l’immensité de la Shoah en la qualifiant de sentiment anti-allemand. »
Lui-même profondément impliqué dans un processus de réconciliation qui ont pris des dizaines d’années, Rajmohan Gandhi estime que « le désir et le travail de son grand-père en faveur de l’amitié et du partenariat entre hindous et musulmans en Inde ont sans doute influencé sa manière d’envisager la question judéo-arabe », sans toutefois aller jusqu’à penser que « son opposition au sionisme ait été fortement influencée par le désir d’une amitié hindoue-musulmane » mais plutôt « intimement liée à son problème avec le colonialisme ».
« Il a dit que tant que les sionistes s’appuieraient sur la puissance britannique pour revendiquer la Palestine, il ne pourrait pas sympathiser avec eux, car il a vu la même chose se produire en Inde, avec la Ligue musulmane dans le rõle des sionistes », dit Devji. Il pensait que le sionisme deviendrait légitime en convainquant les Palestiniens de partager la terre. L’Inde et la Palestine se reflétaient ainsi l’une l’autre dans ses yeux.
Même si Gandhi n’a donc jamais épousé le sionisme, on peut légitimement penser qu’il aurait abhorré l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, qui a vu des milliers de terroristes dirigés par le Hamas envahir le sud d’Israël et tuer 1 200 hommes, femmes et enfants et faire 251 otages enlevés dans la bande de Gaza.
Qu’aurait-il suggéré à Israël ?
« Il n’aurait certainement pas approuvé une action militaire, mais il aurait également condamné les attaques [du Hamas] », estime Mukherji, précisant qu’ « il n’aurait pas été favorable à la politique israélienne d’extension, renforcement et colonisation de zones entières dans le seul but de conserver sa souveraineté ».
Tout en convenant que Gandhi aurait certainement déploré la violence qui s’exprime de toutes parts, Devji pense que le dirigeant indien aurait effectivement soutenu Israël pour chasser par la force les terroristes, après quoi il « aurait pu voir les attaques du 7 octobre comme une opportunité pour Israël de faire prévaloir l’option morale… en déclarant un processus de paix unilatéral afin de résoudre le conflit.

« Il croyait fortement à l’exemplarité de l’action morale et cette attaque a offert à Israël l’opportunité de changer radicalement la teneur du débat politique à l’échelle mondiale, en sa faveur et pour très longtemps », estime Devji. « Mais bien sûr, les politiciens élus ne peuvent pas toujours se permettre de telles déclarations, car ils doivent penser à leurs électeurs et à leurs partenaires. Au cas présent, il semble bien que ce soit la faiblesse du gouvernement de coalition qui l’ait poussé à réagir d’une manière hautement prévisible.
Évoquant le soutien de son grand-père à l’envoi de soldats armés contre les militants aidés par le Pakistan, au Cachemire, en 1947, Rajhmohan Gandhi convient sans ambages que le père de l’Inde moderne « aurait sûrement mobilisé et résisté aux attaques ».
« Tour à tour apôtre et pratiquant effectif de la non-violence ou partisan de la résistance violente. Tel est le verdict de l’histoire qui s’est effectivement déroulée », assure Rajhmohan Gandhi.
« Quelle qu’ait été la forme de la résistance de Gandhi au 7 octobre, elle aurait certainement impliqué les Arabes israéliens. Une des prémisses de base, pout Gandhi, était que les Juifs et les Arabes partagent la terre comme des frères et sœurs et qu’ils vivent côte à côte, malgré le passé, peu importe qui avait ‘commencé’ telle ou telle guerre, ou qui avait simplement ‘riposté’ ».
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